2. Élastique

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  • Jeunes gens ! En place !

Enfin. Mathilde attrape la balle qu’Andréa vient de faire rouler vers elle. À l’image de la trentaine d’étudiants dans le gymnase, elle range son matériel et vient se positionner derrière la ligne de fond. Des baskets crissent sur le sol, des bruits sourds emplissent ses oreilles. Elle inspire profondément. Ça lui a manqué. Ses pieds juste derrière le trait blanc, elle observe rapidement ses pairs alignés en rang d’onions à ses côtés. Au vu du silence gêné, les nouveaux sont sur sa droite. Quant aux anciens….

  • David ! Mikaël ! Taisez-vous ! ordonne le professeur en direction du brouhaha ambiant. J’essaye de faire cours !

La jeune femme réprime un sourire. Elle n’écoute pas le chuchotement outré d’Andréa et se penche légèrement en avant. Son regard scanne les visages jusqu’à tomber sur celui du volleyeur aux cheveux bleus.

Lorsqu’elle ne passe pas des heures à réviser dans son petit appartement, Mathilde côtoie des gens ennuyants qui n’ont que les mots “code civil”, “jurisprudence” ou “ Cour de Cassation ” à la bouche. Elle lâche un soupir. Trois semaines d’université et elle en a déjà ras le cul de jouer à la petite fille parfaite. Parce qu’elle ne l’est pas. Elle se sait brutale, franche, parfois même blessante. Rien à voir avec le personnage gentillet qu’elle joue à la fac de droit ou devant Andréa.

J’ai besoin d’air.

Alors qu’elle se perd dans ses pensées, le garçon lui adresse un signe de la main. Elle n’a pas le temps de lui rendre la pareille qu’un bras se pose sur son épaule. Mais c’est pas vrai ! Elle n’en loupe pas une !

  • Ah ! Eh bien enchantée Dana ! Moi, c’est Andréa. Je te présente Mathilde. Je lui disais justement que…

Elle se redresse pour saluer la nouvelle victime de la pipelette. Bienvenue en enfer, Dana.

Parce qu’elle est - trop - polie, Mathilde supporte la conversation insipide de ses nouvelles… amies. Eurk. Elle acquiesce, mime différentes émotions et pose des questions dont elle n’a cure de connaître la réponse. Au final, Dana n’est qu’une copie conforme d’Andréa en blond. Mathilde les laisse se battre pour la parole pendant qu’elle regarde pensivement sa montre. Tuez-moi.

Plus la conversation s’étire, plus ses batteries s’épuisent. Elle qui pensait trouver des gens passionnés par le sport, elle se retrouve entre un spaghetti apeuré par la sueur et une barbie passée au micro-onde. Fais chier.

Soudain, le sifflet retentit. Le corps de Mathilde réagit avant même qu’elle en ait conscience. Elle bondit en avant, ses jambes ayant enfin l’autorisation de fuir ce duo effrayant d'égocentrisme. Faisant rouler ses poignets pour les échauffer, elle trottine tranquillement sur le terrain.

Elle peut enfin respirer.

Son cerveau s’éteint. Son instinct prend le contrôle. Les murs du gymnase s’effacent, une forêt grandit autour du chemin de terre qu’elle foule. Le vent danse avec ses boucles, les clapotis de la rivière bercent chacun de ses pas. Loin des immeubles de cette ville, elle retrouve les sentiers de son village natal.

Mathilde pose le pied sur l’autre ligne de fond avant de faire volte-face. Son souffle est régulier, ses muscles se contractent puissamment. Bordel, qu’est-ce que ça me fait du bien.

  • Mathiiiilde ! Ralentis, on peut pas te suivre !

Rien à foutre. La blonde agite aimablement la main dans la direction des deux filles tout en continuant sa course. Elle est déjà sur le retour qu’Andréa et son double n’ont pas fait la moitié de l’aller. Sont-elles particulièrement lentes ou… ? Mathilde regarde autour d’elle. Si elle fait partie du peloton de tête, elle n’est pas la première à à toucher le trait blanc. Quelques mètres sur sa gauche, le jeune homme aux cheveux bleus mène le groupe d’une allure assurée.

Avant même que les neurones de Mathilde n'aient émis l’idée de le rejoindre, ses jambes la poussent vers l’étudiant. Dans d’autres circonstances, elle n’aurait jamais eu le courage d’aborder un inconnu comme ça. Elle n’est pas aussi sociale qu’elle le laisse penser. Pourtant, dans ce gymnase où on transpire autant que son voisin, où on s’entraîne sans se prendre la tête, ses complexes sont réduits à néant. Ici, tout le monde est à égalité. Alors, quand elle s’approche de lui avec autant de confiance, ce n’est pas sa raison qui la guide. Mais l’assurance qu’il ne la jugera pas sur son apparence.

Lorsqu’elle arrive à sa hauteur, Mathilde remarque que le joueur la dépasse d’une bonne tête. Elle qui a toujours été considérée comme grande, elle ne l’est plus vraiment à côté de lui. Ce qui n’est pas pour lui déplaire.

  • Hey.

Lorsque le volleyeur se tourne vers elle, ses traits sont sombres, pensifs. Mathilde plisse les yeux avant d’agiter la main devant son visage. Ce doit être efficace car sa figure se pare d’une expression surprise. Ses yeux vert d’eau se posent sur elle. Mathilde tente un sourire timide, soudainement inquiète de l’avoir dérangé. Mais l’étincelle de malice qui renaît dans les yeux du garçon dissipe son doute.

  • Re !

Il se baisse vers ses jambes, les étudie une seconde avant de se redresser.

  • Pas mal pour deux fractures.
  • Trois, corrige-t-elle gravement en montrant le chiffre correspondant avec ses doigts.
  • Et une maladie incurable, c’est vrai !

Mathilde hoche la tête d’un air malicieux. Une brise d’air frais.

Elle commence à faire des moulinets avec ses bras sous l’impulsion du professeur qui leur crie de prendre leur échauffement au sérieux. Ce conseil n’est bien évidemment pas suivi par Andréa et Dana qui, trop occupées par leur discussion, se sont mises à marcher. La jeune femme lève les yeux au ciel. Heureusement que je me suis barrée.

  • D’ailleurs, en prévision de tes futures obsèques, quel nom dois-je donner au personnel ? lance l’inconnu sans décélérer.
  • Mathilde.
  • Enchanté !
  • Drôle de prénom, souffle-t-elle en arquant un sourcil.

Elle l’entend rire tout bas et un sentiment de satisfaction s’empare de son ventre.

Un coup de sifflet.

Elle ralentit l’allure, bientôt imitée par le sportif. Si le professeur s'égosille de toutes ses forces, autour d’eux, les conversations reprennent de plus belles. On va sûrement passer aux sprints. Elle lève la tête vers le garçon, ouvre la bouche pour lui demander s’il souhaite se mesurer à elle mais sa provocation ne dépasse pas la barrière de ses lèvres. Ses cheveux azur, légèrement ondulés, coulent sur le haut de ses épaules. Les racines brunes sur ses tempes restent cachées jusqu’à ce qu’il rabatte une mèche derrière son oreille, soulignant le tracé de sa mâchoire. Mathilde le regarde coincer son élastique entre ses dents pendant que ses iris céladon se fixent sur l’horizon. La blonde tourne la tête. Ce n’est pas le moment de lui demander son prénom. Son attention se porte sur Andréa et sa copine. Les deux filles captent son regard et se mettent à gesticuler dans sa direction. Elle plisse les yeux jusqu’à comprendre qu’elles miment des cœurs avec leurs doigts. Oh putain. J’vais les buter.

  • Mathilde ?
  • Hmm ?
  • Qu’est-ce que tu fais ?
  • Rien du tout, ment-elle d’un ton rassurant.

Elle a beau leur signer d’arrêter leurs conneries, les deux débiles ricanent comme des hyènes. Elle lâche un grognement avant de lever la tête vers l’air perdu du jeune homme.

  • Une idée pour booster l’intelligence d’une personne ? soupire-t-elle en échauffant ses chevilles.
  • Je crois qu’il faut de la menthe. Et beaucoup de lait.
  • Ça peut se trouver, acquiesce-t-elle en se grattant une barbe imaginaire. Tu es certain de ton truc ?

Il acquiesce vigoureusement pendant que Mathilde doit se retenir de ne pas exploser de rire. Ils s’échangent des vannes avec une facilité qui la dépasse. La trouve-t-il étrange ? Ou a-t-il, lui aussi, besoin de se défaire d’un rôle inadapté à sa personnalité ? Si elle doit se faire un seul vrai ami pendant ses années d’université, Mathilde aimerait beaucoup que ce soit lui.

  • J’ai lu ça dans un vieux grimoire, l’informe-t-il en faisant craquer son dos. Juste à côté de la recette pour la vie éternelle.

Craaaaaac.

Les yeux de Mathilde s’arrondissent :

  • C’était ta colonne vertébrale, ça ?
  • Ah… oui, grimace-t-il, gêné.
  • Mais c’est légal d’avoir des vertèbres en carton ?
  • Je suis plus tout jeune, tu sais.

Elle plisse les yeux pendant qu’il continue tranquillement de s’étirer. Le professeur est occupé à engueuler les anciens qui se confondent rapidement en excuses, sûrement pressés de commencer les matchs. Elle plie les genoux, les détend puis répète l’opération jusqu’à ce qu’elle sente ses muscles se délier.

  • Tu as quel âge ?
  • Tu ne voudrais pas me demander mon prénom d’abord ?

Mathilde hausse un sourcil devant l’air moqueur du jeune homme. Touché. Elle pousse un soupir de défaite avant de s'incliner légèrement vers lui.

  • Très bien, concède-t-elle. Tu as quel âge ?
  • Je m’appelle…

Il s’interrompt avant de la scruter longuement derrière ses longs cils noirs. Un sourire narquois se peint sur le visage de la blonde.

  • T’as failli m’avoir.
  • Ouaip, ricane-t-elle en mimant une danse de la victoire.

Le soupir du joueur n’a pas le temps de résonner qu’un coup de sifflet est donné. Top départ pour les sprints. Mathilde se propulse vers l’avant. Mais elle n’est pas aussi rapide qu’elle le pense.

  • Je ne t’aurais jamais crue aussi vile, déclare-t-il en la dépassant.
  • Moi, vile ? Comment oses-tu, vieillard !

Il éclate de rire et elle donne tout ce qu’elle a pour le rattraper. Dans l’intervalle des dix allers-retours imposés par leur professeur, Mathilde ne peut que regarder sa cible s’éloigner à mesure que son cœur s’emballe.

Lorsqu’elle passe une dernière fois la ligne blanche, elle n’a plus de souffle. Elle s’écroule théâtralement sur le sol, jurant qu’elle aurait dû courir plus régulièrement cet été.

Pendant que ses pairs finissent lentement leur série, elle s’oblige à respirer calmement. Ses paupières se ferment. La sueur roule sur ses tempes, ses joues sont en feu mais elle ne s’est jamais sentie aussi bien.

Une voix se fait entendre au-dessus d’elle :

  • J’ai dix-neuf ans.

Le regard noisette de la jeune femme plonge dans le vert des iris de l’inconnu.

  • Et ton prénom ? murmure-t-elle, presque pour elle-même.
  • Théo. Je m’appelle Théo.

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