3. Saut

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Bam. La balle rebondit sur les avant-bras de Mathilde et s’élève lentement au-dessus de l’équipe adverse. Un tir simple. Sans effet, sans sournoiseries. Une passe, en fait. La blonde réprime un grognement agacé. Cette fois, s’ils n’arrivent pas à renvoyer le ballon de l’autre côté du filet, elle simulera une crampe. Ou la mort. N’importe quoi pour sortir de là.

Un frisson remonte le long de son dos. Génial. Elle va encore choper la crève avec ces conneries. Elle soupire. Allez, Mathilde. Ça va aller. Pendant qu’elle se met à sautiller sur place pour conserver son envie de vivre, elle jette un coup d'œil envieux sur les terrains d’à côté. Là-bas, les actions fusent, les provocations et les exclamations de victoire vont de bon train. Rien à voir avec le silence gêné qui s’est installé entre ses coéquipiers. Qui faut-il payer pour faire partie des anciens, bordel ?

  • Mince ! J’ai raté !

Mathilde tourne la tête. Ô surprise, Andréa n’a pas fait l’effort de tendre la main pour sauver le point de son équipe. La sportive inspire profondément. Tuez-moi. Vite. Une heure qu’elle patiente gentiment pour avoir un échange potable. Quelle blague. Vu la débrouillardise de ses pairs, ce n’est pas prêt d’arriver.

Alors qu’elle énumère intérieurement toutes les raisons pour lesquelles elle ne reviendra pas dans ce gymnase, ses yeux se posent sur Théo. Dos au filet, le jeune homme échauffe distraitement ses doigts, le regard dans le vide. Lui non plus n’a pas eu beaucoup d’occasions de toucher le ballon. En tant que passeur, son rôle est de permettre aux attaquants comme elle de marquer. Mais pour que le garçon soit utile, il est nécessaire d’avoir une compétence que leur équipe ne possède définitivement pas : celle de faire une passe. Le volleyeur tourne la tête vers elle. La frustration de l’étudiante doit plisser son visage car elle le voit réprimer un éclat de rire.

  • Je veux mourir, murmure-t-elle en s’approchant de lui.
  • Impossible. Je n’ai pas eu le temps d’appeler les obsèques, sourit-il en lui faisant un clin d'œil.
  • Tant pis. Je me sens partir.

Elle croise théâtralement les bras sur sa poitrine en poussant un gros soupir :

  • Adieu.
  • Paix à ton âme, déclare-t-il solennellement. Veux-tu que je prononce une prière en ton honneur ?
  • Une chanson à boire serait plus appropriée.
  • Mince, je n’ai que des chants scandinaves dans mon répertoire. Sinon…
  • Oui ?

Un pétillement espiègle brille dans ses iris verts. Mathilde déglutit. Oh ça sent pas bon cette histoire. Il ouvre la bouche, se mettant à chanter tout bas :

  • Baby shark tudududu, baby shark tudududu, baby…

Elle plaque immédiatement ses mains sur ses oreilles. Hors de question qu’elle ait cet air stupide dans la tête pendant les trois prochains jours. Malheureusement pour elle, son cerveau a déjà enregistré les notes et les répète joyeusement. Elle baisse les bras, un gémissement plaintif s’échappant de sa bouche. Elle qui pensait qu’on pouvait difficilement faire pire comme soirée…

  • Cruel, grommelle-t-elle en retournant à son poste, enveloppée des éclats de rire de Théo.

Pendant la dernière demi-heure du cours, plusieurs tentatives d’engagement échouent sous les yeux abattus de Mathilde. Elle ne réagit pas lorsqu’est donné un énième coup de sifflet. Comme d’habitude, la balle est envoyée du côté adverse.

Soudain, un bruit.

BAM.

La blonde écarquille les yeux.

Miracle.

L’orbe a dépassé le filet.

C’est parti. Ses muscles l’entraînent vigoureusement vers l’avant. Alors que des sensations familières fourmillent sous sa peau, un rictus dangereux étire ses lèvres. Une énergie brûlante secoue ses veines pendant que son corps se remémore les entraînements subis au lycée. Le ballon se trouve juste au-dessus d’elle. Ses doigts se tendent, le réceptionnent avant de l’envoyer vers Théo. Par réflexe, le regard de la sportive plonge dans celui du passeur.

Une étincelle.

Un sourire.

Elle a compris.

Mathilde fonce à toute allure vers le jeune homme. Puis, au dernier moment, son pied gauche la propulse puissamment sur la droite. Les chaînes qui la relient au sol se brisent. Ses ailes s’étendent. Elle prend enfin son envol.

Inspiration.

Alors qu’elle s’élève dans les airs, le temps semble ralentir. D’ici, elle peut voir l’air terrifié d’Andréa, la limite du terrain, l'ombre du soir caresser les gradins. Les sons se confondent. Seuls les battements de son cœur résonnent dans ses oreilles.

Expiration.

La balle fond sur elle. La passe de Théo est si parfaite qu’elle en pleurerait. Son corps s’arque, son bras se tend. Un dernier regard de l’autre côté de la barrière. Et Mathilde frappe.

L’orbe s'écrase sur le sol.

Exactement là où elle a visé.

Pile sur la ligne.

Point pour eux.

Mathilde atterrit souplement sur le terrain. Les yeux flamboyants de reconnaissance, elle se tourne immédiatement vers son coéquipier, son cœur battant la chamade. Théo lui rend son regard avec la même intensité. Leurs lèvres s’étirent dans un sourire éclatant.

Si des applaudissements éclatent autour d’eux, elle ne les entend pas. Elle tend simplement la main vers son passeur. Celui-ci lui adresse un clin d'œil avant de faire claquer sa paume dans la sienne.

On remet ça quand tu veux.

  • Fin des matchs ! tonne la voix de l’entraîneur. Rangez-moi tout le matériel ! Je ne veux plus rien voir traîner !

Mathilde enlève son dossard mais ne quitte pas le petit nuage sur lequel elle flotte. Même au lycée, au top de sa forme, elle n’a jamais volé aussi haut. Par automatisme, elle regarde sa montre. Vingt-heures. Toute sa béatitude s’évanouit. Il va falloir rentrer. Elle a des notes à remettre en forme et des dissertations à commencer. Bordel.

  • Vous deux, là ! crie le professeur en gesticulant dans sa direction. Venez par ici !

Elle se tourne vers Théo en levant un sourcil interrogateur. Il lui répond par une oeillade avant de l'inviter à s’avancer vers l’adulte.

  • Vous avez déjà joué, n’est-ce pas ? lance le quarantenaire en les observant par-dessus ses lunettes.
  • Oui, monsieur, acquiesce poliment le volleyeur aux cheveux azur.
  • Ensemble ?
  • Non, pas du tout.

Le professeur les étudie d’un œil intéressé, un léger rictus plissant ses traits.

  • La prochaine fois, vous irez jouer avec les anciens, décide-t-il, tapant son stylo sur son bloc notes. La majorité d’entre eux jouent dans des clubs, vous progresserez plus vite à leurs côtés. Si je vous garde avec les nouveaux, vous vous ennuierez.
  • Merci, souffle Mathilde.

Soudain, l’entraîneur se tourne vers les terrains des anciens :

  • DAVID ! VIENS-LA !
  • J’suis occupé là, Boss, répond une voix se détachant du brouhaha ambiant.
  • RAMÈNE TES FESSES ICI TOUT DE SUITE !
  • Deux minutes et, j’arrive !

Mathilde entend le coach grommeler qu’il a hâte de prendre sa retraite. À voir sa mine dépitée, elle aurait presque envie de lui tapoter l’épaule pour l’encourager. Il note leurs noms sur sa fiche et elle ne peut pas s’empêcher de sautiller de joie. Les choses sérieuses vont pouvoir commencer.

  • Oui, Boss ?

Un étudiant massif s’approche d’eux, un grand sourire aux lèvres. Avec sa carrure, il aurait plus sa place sur un terrain de rugby que dans un entraînement de volley. Mathilde se mord la langue. Qui est-elle pour juger quelqu’un sur son apparence ? S’il est chez les anciens, ce n’est pas pour rien.

— David. Appelle-moi “Boss” encore une fois et je t’envoie sur la lune.

— Parrrrdon, Monsieur Venner !

Devant le regard noir du coach, le visage du nouveau venu pâlit.

— Alex, corrige David, penaud. Vous aviez besoin de moi ?

— Ces deux-là sont pas mal, répond l’adulte en pointant Mathilde et Théo du doigt. Intègre-les à tes équipes. Ne les sépare pas, ils ont une bonne synergie ensemble.

L’ego de Mathilde se gonfle d’un coup. À la fac, ses professeurs ne cachent pas l’opinion qu’ils sont de leurs élèves. Immatures. Incapables. Médiocres. Voilà les mots qui transparaissent dans ces discours à peine voilés de fausses politesses. Forcée de subir ces douces plaidoiries tous les jours, le moral de la jeune femme avait fini par prendre des vacances. Mais plus maintenant. Perdue dans ses pensées, elle ne remarque pas le regard de Théo se poser sur elle. Sa gorge se serre. Elle vaut quelque chose. Elle inspire. Elle ne doit pas l’oublier.

Quand David se tourne vers ses coéquipiers, elle n’est pas prête à l’entendre hurler :

— OH ! BANDE DE SAGOUINS ! UN VERRE, CA VOUS TENTE ?

— OUAAAAAAAIS !

Elle hausse un sourcil curieux. Trente personnes dans un bar ? Normal. Elle lève la tête vers son passeur qui, avec ce sourire, semble rayonner tel un petit soleil bleu. Mathilde laisse échapper un petit rire et resserre distraitement sa queue de cheval. Il est chou.

— Allez, la bleusaille, les encourage David en s’éloignant vers ses amis. Venez avec nous ! Je vous présenterai ces pochtrons !

Elle salue le chef d’équipe de la main puis s’avance tranquillement vers le banc où elle a posé son sac. Elle fait rouler les articulations de ses épaules. L’une d’elle craque sinistrement et la jeune femme grimace.

— Tu vas y aller ? demande-t-elle à Théo qui marche à ses côtés.

Lorsqu’il se tourne vers elle, ses yeux vert parcourent pensivement son visage. Elle incline la tête, intriguée.

— Qu’est-ce que tu as ? l’interroge-t-elle pendant qu’il évite son regard.

— Tu vas y aller, toi ?

— Je ne sais pas, soupire-t-elle en détachant ses boucles. J’ai des trucs à finir.

Mathilde passe sous silence que ce serait son premier bar. Avant d’arriver dans en ville, elle n’a jamais eu l’envie de sortir le soir. Si l’occasion s'était déjà présentée au début du semestre, elle avait poliment décliné la proposition de ses camarades de promos. L’idée de passer plus d’une heure en tête à tête avec eux avait fait naître un gargouillement d’horreur dans son ventre. Qui accepterait de discuter - sérieusement - du sujet de composition du concours de magistrat administratif ? Un frisson remonte le long de son échine. Elle se félicite encore aujourd’hui d’avoir échappé à un tel cauchemar.

Elle jette un coup d'œil à l’air pensif de Théo. D’un autre côté, elle pourrait rattraper son retard demain. Si elle s'organisait bien, elle pourrait rendre ses dissertations dans les temps. Elles seront peut-être un peu bâclées mais elles seront faites. Ça peut passer. Mathilde inspire un grand coup avant de lever le regard vers le jeune homme aux cheveux azur.

  • Mes trucs peuvent attendre une soirée, tente-t-elle avec un sourire.

Une vague de soulagement traverse le visage du garçon. Elle hausse un sourcil. Hin hin. Elle n’est pas la seule à être anxieuse à l’idée de passer une soirée entourée d’inconnus, aussi sportifs soient-ils.

  • On se rejoint devant le gymnase ? fait Théo d’une petite voix. Tu te douches ?
  • Vu que je pensais rentrer directement après l’entraînement…
  • Mmh. Couvre-toi bien, ça serait dommage d’attraper froid, murmure-t-il pensivement.

Mathilde plisse les yeux pendant que le passeur s’éloigne d’elle pour se diriger vers ses propres affaires. Elle délasse rapidement ses chaussures, les fourre dans son sac avant de se lancer à la poursuite du volleyeur.

  • Tu es certain de vouloir te doucher ? lance-t-elle une fois arrivée à sa hauteur. L’eau risque de faire fondre tes vertèbres en carton.

Elle voit presque les rouages de son cerveau s’agiter pour trouver ce à quoi elle fait référence. Soudain, une étincelle. Son regard vert d’eau retrouve son pétillement et Mathilde expire discrètement.

  • Ah ! sourit-il en enlevant ses baskets. Les miennes sont waterproof, c’est pratique. Par contre, il faut absolument que je les enduise d’huile d’olive pour conserver le vernis.
  • Hmm. J’imagine qu’avec un tel entretien, l’option “cuisson sur vertèbres” est possible ? enchaîne-t-elle en s’asseyant face à lui.
  • Yep. Si tu leur demandes gentiment, elles peuvent même livrer des pizzas.
  • Des pizzas à l’ananas ?

Les yeux de Théo s’arrondissent :

  • Ne blasphème pas devant elles. Elles sont sensibles.
  • Mille excuses, Mesdames. Vous n’avez définitivement aucun goût.

Alors que l'étudiant ouvre la bouche, outré, Mathilde explose de rire. C’est définitivement le meilleur entraînement.

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