4. Récup’

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— Vous avez choisi ce que vous voulez boire ?

— Euhm, attendez une seconde…, hésite Andréa en tournant tranquillement les pages du menu.

Mathilde inspire profondément. Restons calme. Vingt minutes qu’ils sont arrivés au bar, vingt minutes que son pot de colle personnel – qui s'est incrusté sans gêne à la soirée – étudie la carte comme si son choix allait déterminer l’avenir du pays. La blonde lâche un grognement. Si elle s’écoutait, il y a longtemps que ce mollusque desérébré aurait traversé la couche d’ozone à destination de Mars.

— Sinon, je vous laisse encore du temps pour…

— Non, non ! coupe la brune en agitant vaguement la main. Juste trois petites minutes…

À deux doigts d’expirer l’entièreté de l’air qu’elle a dans les poumons, Mathilde compte lentement dans sa tête. Paix intérieure. Elle laisse son regard voguer sur la quinzaine de personnes attablées autour d’elle. Lorsque David a rapidement fait les présentations, elle a souri, hoché la tête et déclaré qu’elle était enchantée de les rencontrer. Mais elle doit se rendre à l’évidence : elle n’a pas retenu un seul visage ou prénom. C’est qui lui déjà ? Mikaël ? Samuel ? Emmanuel ? Elle soupire, agacée par son manque d’attention. Pourquoi a-t- elle la capacité de concentration d’un poisson rouge ? Elle va se taper la honte à redemander les noms de chacun lors du prochain entraînement. Su-per.

Elle lève la tête vers le ciel. Les lampions baignent la terrasse de leur lueur chaleureuse, éclipsant les nuages de pluie qui se massent au-dessus d’eux. Aucun parasol ne pourrait les protéger si le temps décidait de tourner à l’orage. Mathilde frissonne en se frottant distraitement les bras. Son sweat-shirt est trop léger pour la protéger de la fraîcheur de la brise du soir. Elle aurait dû demander une tisane bien chaude au lieu d’une boisson glacée. Son regard se dirige vers le serveur dont les traits se sont plissés en une moue agacée. Hmm. Un Coca c’est très bien finalement.

Elle se tourne vers Théo, assis sur sa gauche. Son anxiété ne l’a pas quitté, Mathilde peut encore la lire sur son visage crispé.

— Tu vas bien ? demande-t-elle tout bas.

— Un peu serré, grimace-t-il, mais ça va.

Mathilde hoche la tête avant de se décaler de quelques centimètres sur la droite. Le banc sur lequel ils sont entassés ne lui laisse pas la possibilité de donner plus d’espace au garçon. Quand bien même elle pourrait se coller à son autre voisin, celui-ci a la bougeotte et elle a déjà évité in extremis de se prendre une épaule ou un coude dans la tronche.

— Je ne disais pas ça pour toi, déclare-t-il précipitamment. Je…

— Ne t’inquiète pas.

Elle lui sourit, espérant le rassurer. Mais elle ne peut pas s’empêcher d’ajouter :

— Et puis, tu es fragile, il faut prendre soin de toi.

— Fragile ? demande-t-il, les yeux ronds. Me prendrais-tu pour un colis ?

— Je n’oserai pas, voyons.

— J’espère bien. Parce que je suis une fougère.

Mathilde lève les yeux vers les cheveux azur du volleyeur :

— Hm. C’est pas vert d’habitude ces plantes-là ?

— Ne te laisse pas tromper par les apparences. Parfois, on ne correspond pas physiquement à ce que l’on est au plus profond de nous-même.

La réplique de la jeune femme meurt dans sa gorge. Un souffle tremblant dépasse ses lèvres et elle baisse la tête. Son regard rencontre le renflement de graisse sur le haut de son propre torse. Elle inspire profondément :

  • Tu es une belle fougère.
  • Une magnifique fougère, corrige-t-il, en levant un doigt en l’air.
  • Une sublime fougère dont les vertèbres livrent des pizzas sans fun.

Elle l’entend grommeler dans sa barbe et elle ricane, fière d’elle.

Le vent se lève, faisant tanguer les lumières au-dessus de leur table. Un violent frisson secoue le corps de Mathilde. Elle cache ses mains dans ses manches, espérant conserver le peu de chaleur qui lui reste. Peut-être est-il encore temps de changer de commande ? Elle jette un coup d'œil au serveur. L’agacement qui déforme son visage se propage autour de lui comme une aura dangereuse. Nope, je veux pas mourir.

— Je vais vous prendre… un kir… mangue, lance Andréa en refermant la carte d’un geste sec.

— Nous n’avons pas de…

— Goyave sinon ? coupe-t-elle sans cacher sa déception. Papaye ? Kaki ? Ou même physalis, je ne suis vraiment pas difficile.

Mathilde ferme brièvement les yeux. Restons… calme. Alors que la phobique de la sueur continue de déblatérer des noms de fruits indisponibles, le mécontentement de l’employé semble augmenter d’un cran. La blonde se pince l’arrête du nez. On en a encore pour quinze ans avec ces conneries. Un soupir. Je doute que ce type conserve son poste si on la laisse faire.

Andréa, tu ne veux pas un kir à la framboise ? intervient la sportive avec un sourire crispé. Framboise c’est très bien !

— Tu es sûre ? demande l’autre d’un ton triste.

Mathilde n’y connaît rien en alcool. Elle n’en a jamais goûté. Mais ça, la pipelette n’a pas besoin de le savoir.

  • Mais oui ! Tu verras, ça passe ni-ckel.

Andréa rouvre le menu, zyeute rapidement les pages avant de confirmer sa commande. L’acidité de la voix du serveur ne crée aucune gêne sur le visage de la sportive en carton. Mathilde lève les yeux au ciel. Son égocentrisme n’a donc aucune limite. Génial.

Soudain, son voisin de droite explose de rire. L'attaquante doit se pencher pour ne pas se prendre l’épaule du gorille dans le menton. Dans la précipitation, son dos rencontre brièvement le corps de Théo. Les joues de Mathilde s’enflamment et elle se redresse immédiatement. Elle ouvre la bouche pour s’excuser mais une voix mielleuse la coupe :

  • Et donc c’est quoi ton petit nom ? Les amis de Mathilde sont mes amis !

Oh. Mon. Dieu. Andréa s’est accoudée sur la table, les mains sur ses joues, et papillonne des yeux en attendant la réponse du jeune homme aux cheveux bleus. Mathilde la voit se courber en avant, mettant en valeur son décolleté plongeant. Elle lève les yeux au ciel. Tuez-moi.

— Théo. Enchanté…

— Vous vous connaissez depuis longtemps ?

— On vient de se rencontrer, Andréa, soupire la blonde, déjà fatiguée par cette drague moisie.

— Je demande simplement ! Vous avez l’air très proches !

— C’est le fait qu’on soit assis côte à côte qui t’a mise sur cette piste ? répond -t-elle en haussant un sourcil.

Mathilde entend le pouffement discret de Théo. Un sourire satisfait se dessine sur les lèvres de la blonde. L’ironie de sa réplique passe au-dessus du large front d’Andréa qui la regarde d’un air perdu. Puis la commère secoue la tête et continue sur sa lancée :

— Tu es très beau, Théo. Cette couleur de cheveux sublime à merveille celle de tes yeux.

Mathilde n’entend pas la réponse du volleyeur. Jean-Michel “Je-fais-pas-attention-aux-autres” à sa droite vient de se décaler, obligeant la jeune femme à faire de même. Son espace vital vient drastiquement de se réduire. Son genou rencontre celui de Théo et elle s’écarte immédiatement.

— Désolée, murmure-t-elle discrètement.

Il ne dit rien, trop occupé à acquiescer poliment au monologue du scotch double face. La sportive se penche un peu en arrière, histoire de laisser ses voisins respirer. Ses abdos tremblent. Elle serre les dents. Bordel.

Après un temps pendant lequel Mathilde apprend plus qu’elle ne devrait sur la vie d’Andréa, les boissons arrivent. La pipelette fait la moue devant son kir framboise, la volleyeuse abandonne son exercice de musculation et se fait à l’idée d’être légèrement collée à Théo. Quelque part, elle préfère ça que de risquer un coup de coude à chaque fois que le singe à sa droite se marre.

— Et donc tu fais quoi comme études, Théo ?

— Je suis en deuxième année d’école d’art.

Plus les minutes s'égrènent, plus Mathilde a l’impression de faire tache dans cet échange. Andréa est tellement penchée l’avant qu’elle pourrait s’allonger sur la table sans que cela ne fasse de différence. La bouche en cœur, elle déclame tout son amour pour ses professeurs de langues qui sont – selon elle – subjugués par ses facilités en la matière. Mathilde hausse un sourcil. Va falloir bosser sur la subtilité parce que là, ça fait mal aux yeux.

Elle jette un coup d'œil à Théo. Elle ne le connait pas assez pour savoir s’il est simplement poli ou véritablement intéressé. En tout cas, il ne quitte pas la pipelette du regard. Si elle avait su qu’elle tiendrait simplement la chandelle, Mathilde aurait préféré retrouver ses ennuyantes dissertations.

Une bourrasque ébranle à nouveau la tablée. L’étudiante frissonne et se recroqueville légèrement sur elle-même. Bordel, j’ai froid. Elle croise à nouveau les bras sur son torse, espérant trouver ainsi un peu de chaleur. Son regard se perd dans le vide pendant qu’elle essaye de s’accrocher à une conversation plus intéressante sur sa droite. Malheureusement, le brouhaha ambiant est trop confus pour qu’elle arrive à comprendre quoi que ce soit. La fatigue s’insinue dans ses veines et elle cache un bâillement d’une main.

Soudain, quelque chose atterrit sur ses genoux. Mathilde baisse la tête. Ses doigts curieux glissent sous la table et se perdent dans une matière duveteuse. Il faut quelques secondes à son cerveau engourdi par le froid pour comprendre qu’on vient de poser un pull sur ses jambes. Un bruit de fermeture éclair. Elle se tourne instinctivement vers le son et découvre Théo en train de clore son sac de sport. Il se détache une seconde des griffes de l’autre harpie puis se penche vers Mathilde, un petit sourire gêné sur les lèvres :

— Je te sentais grelotter. N’attrape pas froid, s’il te plaît. À qui ferai-je des passes si tu n’es plus là ? chuchote-t-il avant de lui faire un clin d'œil.

Elle hausse un sourcil complice :

— Oh, je suis certaine que ma remplaçante est toute trouvée.

Une grimace écoeurée plisse les traits du joueur et Mathilde doit s’empêcher de glousser.

— Aide-moi, l’implore-t-il, ses grands yeux lui rappelant ceux d’un chat célèbre.

— Nope.

— S’il te plaît.

— T’avais qu’à pas être une fougère aussi attirante.

Le soupir plaintif qu’il lâche déclenche un fou rire chez Mathilde. Elle cache immédiatement sa bouche dans sa main pendant que le volleyeur se fait happer par la conversation à sens unique d’Andréa. La blonde prend quelques minutes pour se calmer, les exclamations polies de son passeur n’aidant pas. Chaque “Ah bon ?”, “Mais non !” ou “’C’est vrai ?” la renvoie directement dans un gouffre d’esclaffements incontrôlables. Le léger sourire sur le visage de Théo s’agrandit à chaque fois qu’elle replonge. Les yeux larmoyants, Mathilde ne peut que subir le malin plaisir du jeune homme qui ne se lasse pas de répondre à Andréa.

Sa crise passée, elle essuie ses joues en expirant profondément. Son pot de colle n’a rien remarqué, trop obnubilé par sa propre personne et les beaux yeux de Théo. Des secousses résiduelles font trembler le corps de la sportive quand elle se saisit du pull sur ses genoux. Lorsqu’elle l’enfile, ses narines s'emplissent d’une odeur de menthe et d’herbe coupée. Elle ferme inconsciemment les yeux, ses doigts se refermant sur le bout de manches trop grandes pour elle.

Soudain, la voix de David s’élève au dessus des conversations enjouées :

— Eh les gaaars ! Vous devinerez jamais ! Liam va passer !

Des applaudissements éclatent tout autour de la table, ponctués par des beuglements excités. Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Trop occupée à se boucher les oreilles pour garder ses tympans intacts, elle ne sent pas les muscles de Théo se tendre d’un coup. Puis, une fois que le bruit s’est légèrement atténué, la sportive baisse les mains, tout juste à temps pour entendre Andréa taper frénétiquement dans ses paumes :

— C’est qui ce Liam ? Est-ce qu’il est beau gosse ? Tu l’as déjà vu ? demande-t-elle à Théo, une drôle d’étincelle dans le regard.

L'étudiant à la chevelure azur lui offre un petit sourire avant de baisser la tête sur sa bière. Ses yeux verts se perdent dans la mousse blanchâtre de sa boisson pendant qu’il déplace pensivement son verre sur la table. Mathilde fronce les sourcils.

— Je vous ai déjà raconté ma relation amoureuse la plus étrange ? les interroge la pipelette en enroulant une mèche de cheveux autour de son doigt. Franchement, vous m’en direz des nouvelles ! Alors…

Le cerveau de Mathilde se déconnecte immédiatement de la conversation. Déjà que la fatigue réduit drastiquement son temps d’attention pas bien long, elle ne va pas se laisser endormir par des informations dont elle n’a pas besoin. Elle jette un regard du côté de Théo. Son visage a pris cet air sombre qu’elle ne saurait interpréter. Son éreintement agissant comme désinhibant, la joueuse pose une main timide sur l’épaule du jeune homme.

— Est-ce que ça va ?

Il se tourne vers elle, son regard caresse son visage avant de plonger dans les iris noisette de Mathilde. Elle attend patiemment qu’il ouvre la bouche mais il acquiesce, un maigre sourire sur les lèvres. Elle l’observe baisser les yeux vers sa boisson et faire mine de s'intéresser à l’insipide conversation d’Andréa. Elle retire ses doigts de l’épaule de son passeur. Si elle est loin d’être convaincue par ce hochement de tête, elle se garde de le faire remarquer.

Pendant qu’Andréa leur déballe sa vie absolument passionnante – à l’aide – , Mathilde surveille Théo du coin de l'œil. Son expression s’est crispée, sa jambe bat un rythme de plus en plus rapide. Pratiquement collée au joueur, elle sent chaque vibration contre sa cuisse. Le stress du garçon l’envahit et l’attaquante doit se maîtriser pour ne pas poser sa paume sur le genou tremblant.

— Et puis un jour, déclare Andréa d’un ton mystérieux. Il prend sa…

— ÇA Y EST, ELLE EST LÀ ! LA STARLETTE !

David se lève d’un bond pour applaudir un jeune homme qui s’avance sous les lampions. Les cheveux noirs de l’inconnu sont teintés de mèches blanches, plusieurs cercles argentés pendent à ses oreilles tandis que son regard brun parcourt les visages de ses amis attablés. Lorsque Mathilde entend son pot de colle personnel soupirer d’excitation, elle lève les yeux au ciel. Mais contiens tes oestrogènes, bordel !

— Les nouveaux ! les interpelle le capitaine des anciens. Je vous présente Liam ! Sans lui, on n’aurait jamais été champions de volley universitaire l’année dernière ! Acclamez-moi donc ce héros !

Mathilde se joint aimablement aux applaudissements mais son esprit est ailleurs. Les secousses de la jambe de Théo viennent de s’arrêter. Elle se tourne vers l’interessé qui pose quelques pièces de monnaie sur la table. Elle ouvre la bouche pendant qu’il se lève rapidement, son sac de sport sur les épaules.

— Théo ? Qu’est-ce que…

— Je dois y aller, la coupe-t-il brusquement. Je… Je dois… J’ai oublié un truc.

Elle n’a pas le temps de le retenir qu’il s’est déjà enfui. Elle fronce les sourcils, son regard se posant sur le verre de bière à moitié vide.

Soudain, les anciens quittent la table et se rassemblent autour du nouveau venu. Elle les observe échanger des tapes amicales, se raconter des anecdotes sur leurs matchs pendant qu’Andréa se faufile habilement au milieu de cette troupe soudée. Mathilde se lève du banc, réprimant une grimace gênée. Qu’est-elle censée faire au juste ? Ses doigts se referment sur le bas de son sweat-shirt pour le remettre en place. Soudain, un électrochoc traverse son corps.

Elle a toujours le pull de Théo.

Merde.

Elle s’approche du groupe en affichant un sourire crispé. Elle ne parvient pas vraiment à voir ce fameux Liam ni à saisir le sujet des conversations qui fusent autour de lui. Elle essaye de se mêler aux joueurs mais elle comprend vite que ses tentatives sont vouées à l’échec. Ils sont beaucoup trop nombreux, trop pompette et ne cherchent pas particulièrement à ouvrir leur cercle aux nouveaux.

Mathilde recule. Allez, fini les conneries. J’ai fait ma part, je ne peux pas les forcer à m’intégrer.

Alors que l’attention des volleyeurs se concentre sur leur prodige, elle prend discrètement ses affaires et va payer sa consommation à l’intérieur. Lorsqu’elle ressort, personne n’a remarqué son absence. Elle inspire profondément, ses doigts se resserrant sur la bandoulière de son sac. Elle marche jusqu’au coin de la rue puis sort ses écouteurs. Mes chères dissertations, j’arrive.

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