8. Temps mort

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Mathilde claque la porte de son appartement. Elle s’appuie sur le battant avant de se laisser glisser contre le battant, son sac de sport atterrissant négligemment sur le sol. D’un geste mou, elle détache ses cheveux et passe une main fatiguée dans ses boucles. Son regard se pose sur la salle de bain qui n’attend plus qu’elle. Alors qu’elle lève la tête vers le plafond, ses écouteurs tombent de ses oreilles. La musique continue son cours mais Mathilde n’écoute plus. Pensive, elle ramène l’encolure du pull de Théo sur son nez. Quelle soirée.

Le silence relatif de ces quatre murs étreint son cœur. Elle replie les genoux contre son torse, ses bras entourent ses jambes. Elle est revenue dans sa réalité morose d’étudiante en droit. Ses blagues absurdes, son énergie débordante, son sarcasme n’y ont pas leur place. Elle doit se conformer à un moule, entrer dans une case. Elle qui a toujours dansé sur les rebords, joué avec les limites, elle a l’impression d’étouffer.

L’arrière de sa tête se cogne contre la porte. Elle lâche un soupir éreinté. Le réveil va faire mal demain. Surtout que sa nuit n’est pas tout à fait finie. Une expiration frustrée. Elle se relève avec la lenteur d’une grand-mère en fin de vie. Sur son trajet jusqu’à la salle d’eau, elle abandonne ses habits, les larguant cruellement sur le faux parquet. La main sur le robinet de la douche, elle jette un coup d'œil vers le miroir. Quand ses yeux se posent sur le haut de son torse, elle se détourne de la glace, la mâchoire serrée.

Une fois propre - adieu, transpiration séchée ! -, elle enfile son pyjama tout doux. Ses pieds légèrement humides laissent des traces sur le sol lorsqu’elle se dirige vers son bureau. Elle s’asseoit lourdement sur sa chaise avant de se rappeler qu’elle a oublié ses lunettes dans son sac de sport. Elle file les chercher, profitant pour shooter ses vêtements sales dans la corbeille à linge. Elle se félicite allègrement lorsque ceux-ci atterrissent parfaitement à l'intérieur du panier. Encore une belle victoire pour l’attaquante de génie !

Devant son échafaud, elle relit le sujet de l’une de ses dissertations. Rien. Le blanc complet. Ses neurones n’arrivent pas à se connecter. Elle fronce les sourcils, les doigts sur ses tempes. C’est quoi ce sujet encore ? “La hiérarchie des normes”... Elle se rappelle vaguement du nom d’un type et de son histoire de pyramide mais le reste… Mathilde laisse lourdement tomber sa tête sur sa feuille dans un grognement dramatique. Pourquoi a-t-elle choisi cette voie ? La curiosité intellectuelle n’est pas un moteur suffisant pour se lancer dans cinq ans d’ennui ! Elle se cogne plusieurs fois le crâne contre le bureau, sa pauvre fiche collée à son front. Bordel. Elle aurait vraiment dû se reposer sur ses facilités en physique et devenir ingénieure.

Elle arrache le papier de son visage et le considère d’un regard dur. Ce truc est à rendre jeudi. J’ai encore demain soir, je peux…. Elle se redresse brusquement. Non. Je peux le faire. Un stylo en main, elle reprend ses notes et essaye de construire un plan comme elle le peut. Son corps lui crie d’aller se coucher mais elle résiste tant bien que mal. Au bout d’une heure, elle a griffonné son introduction et quelques idées à mettre sous les titres de ses parties. Elle baille en se laissant tomber sur le dossier de sa chaise. C’est le mieux qu’elle puisse faire. Elle finira demain, en espérant que sa journée de cours lui laisse un peu d’énergie.

Elle fait deux pas et se laisse tomber sur son lit. Pourquoi c’est aussi dur ? Pourquoi ne peut-elle pas avoir autant d’aisance qu’au lycée ? Elle soupire en rabattant la couette sur son corps fourbu. Ça ira. Il faut juste qu’elle s’habitue. Elle s’endort sur cet espoir pendant que des noms stupides d'opérations voguent dans son inconscient.

Lorsque son réveil hurle sa douce mélodie stridente, elle se réveille en sursaut. Bordel. Les brumes d’un rêve où une couronne dorée enserrait son crâne se dissipent. Mue par la force de l’habitude, elle avale un maigre petit déjeuner, se brosse les dents avant de se diriger vers son armoire. Elle en sort un tailleur et un chemisier qu’elle jette sur une chaise. Elle serre les dents quand l’étau de son soutien gorge se referme autour de son buste. Un bref coup d'œil dans la glace et sa mâchoire se tend. Ça déborde, c’est dégueulasse. Elle a beau se tortiller, le bout de tissu est toujours aussi inconfortable. Elle lâche un grognement avant d’abandonner le combat. Elle enfile son pantalon, referme les boutons de son haut. Chaque respiration qu’elle prend inscrit un cercle de feu sur sa peau. Quand elle se regarde à nouveau dans le miroir, elle s’en détourne immédiatement. Elle ressemble à sa mère. À l’aide.

Elle fourre son ordinateur dans le sac à main qui lui sciera le bras sur tout le trajet, attrape ses clés et se précipite à l’extérieur.

Après quelques minutes de marche, la fac de droit se dresse devant elle, imposante et terrifiante. Mathilde inspire un grand coup. Son - putain - de soutif l’en empêche. Fais chier. Alors qu’elle se dirige vers l’escalier principal, ses traits se durcissent. Elle lève le menton, ses lèvres se plissent en une ligne fine. Si elle sent des regards sur elle, elle ne quitte pas les portes du bâtiment des yeux. Ses écouteurs enfoncés dans ses oreilles, elle s’imagine entourée d’une bulle d’acier transparent. Là-dedans, personne ne pourra l’atteindre, ni voir qui elle est vraiment à l’intérieur.

Habillée comme ça, dans ce costume de femme adulte, elle plonge dans cette case qu’elle ne supporte pas. Elle nage parmi ces requins qui la toisent, les forçant à croire qu’ils règnent au même niveau de la chaîne alimentaire. Elle n’est pas une proie. Elle n’est PAS une proie. S’ils s'apercevaient qu’elle souhaite uniquement s’échapper de ce stupide bocal, ils la dévoreraient sans pitié.

Une fois dans l’amphithéâtre, elle s’assoit au troisième rang, sort ses affaires et attend patiemment que cette journée aspire toute sa volonté de vivre.

  • Mathilde !

Bah, tiens. La volleyeuse salue poliment aux nouvelles venues bien qu’elle ait cette envie très pressante de se barrer de de cette salle. Bien entendu, Nina et Vanessa n’y voient que du feu. Apprêtées comme des futures avocates d’affaires, les deux étudiantes s’assoient à ses côtés, lissant d’une main connaisseuse leurs vêtements de marque. Mathilde doit se retenir pour ne pas lever les yeux au ciel à chaque fois que l’une ou l’autre prend la parole. Elle se fiche des magnifiques fiches de révisions de Nina ou du type que Vanessa a rencontré sur son appli de rencontres. Mais, fidèle à son rôle, elle distribue volontiers des faux-sourires à ses fausses-copines.

Aucune d’elles ne traverserait la limite que Mathilde a tracée entre leurs deux camps. Nina et Vanessa ne sont pas ses amies. Elles sont un moyen pour la blonde de rattraper ses cours si jamais elle devait être malade ou trop fatiguée pour les suivre. Loin d’être une froide manipulatrice, la sportive est simplement stratégique. Dans cette arène, il n’existe pas de place pour les sentiments. Les deux prédateurs à côté d’elle jouent au même jeu qu’elle : bouffer ou être bouffé.

  • Tu as fait tes dissertations, Mathilde ? demande Nina, en allumant son ordinateur à deux milles balles.
  • Presque, j’ai…
  • Fais attention, c’est pour bientôt ! Je suis sûre que le prof ramassera au hasard alors…

La mâchoire de Mathilde se tend. Elle déteste qu’on lui fasse la leçon. Pourtant, elle acquiesce le discours moralisateur de Nina tout en lui assurant que ses devoirs seront faits en temps et en heure. Cela ne suffit pas à la brune qui embraye sur la montagne de travail qui les attend dans quelques semaines. Les poings de l’attaquante se serrent. Je vais lui mettre des baffes, ça va la détendre.

Heureusement pour les joues couvertes de fond de teint de Nina, le professeur arrive dans l’amphithéâtre, faisant taire, par sa seule entrée, les bavardages des étudiants. Mathilde expire un souffle soulagé. Ses oreilles peuvent enfin arrêter de saigner.

Pendant les quatre heures qui suivent, Mathilde met son cerveau en pilote automatique. Elle ne cherche pas à comprendre ce que le chauve au tableau débite dans son micro. Elle note chaque mot consciencieusement alors que son âme meurt à petit feu. Elle ne jette pas un seul regard autour d’elle. Elle sait très bien que tout le monde à le regard fixé sur son écran et agitent ses doigts sur son clavier comme des secrétaires du siècle dernier. Quelle activité cérébrale… passionnante.

Lorsque le professeur les libère, Mathilde ne peut réprimer un soupir de soulagement. À moi la liberté ! Elle range rapidement ses affaires, prête à foncer chez elle quand soudain, Vanessa l’arrête d’une phrase :

  • Tu viens manger avec nous au restaurant universitaire ?

Merde.

  • C’est que j’avais…
  • Tu ne viens jamais avec nous ! s’exclame Vanessa d’un air vexé. Allez Mathilde ! Pour une fois !

La volleyeuse jauge les visages des deux brunes et calcule rapidement ses options. Il est vrai qu’elle a toujours une bonne excuse pour ne pas passer plus de temps qu’il ne faudrait avec ces deux-là. En même temps, elle a toujours évité de donner de son énergie aux gens avec des personnalités sans saveur. Sorry not sorry. Il semblerait toutefois qu’elle ait épuisé son stock de chances, en témoigne le regard torve de Nina. Mathilde réprime l’envie de lui faire une balayette et se tourne vers Vanessa. Ses yeux globuleux pourraient être suppliants si on arrivait à distinguer ses iris derrière des cils englués de mascara. C’est donc ça une marée noire ?

  • Je pensais profiter de la pause pour continuer à faire mes dissertations et…
  • Ah mais ne t’inquiète pas ! la coupe Vanessa en posant une main sur l’épaule de la sportive. On pourra aller à la bibliothèque juste après !

Pendant un instant, l’attaquante se voit se dégager brutalement du bras de la brune et lui dire d’aller se faire cuire un œuf très loin d’ici. Mais elle ne peut pas. Elle est toujours sous couverture. Fais chier. Alors, elle lui sourit gracieusement et accepte sa défaite :

  • Très bien. Allons-y !

Dans la file du restaurant, la jeune femme apprend, pour son plus grand plaisir, que Grégory, la nouvelle conquête de Vanessa, se joindra à elles. Nina ne cache pas sa désapprobation car “sortir avec quelqu’un pendant ses études est une distraction” mais son amie n’a pas l’intention de laisser tomber l’homme de sa vie. Laissez-moi vomir. Ils se sont apparemment connus sur une application de rencontre au début de l’année scolaire et ce repas serait l’occasion pour la brune de mettre un visage sur un prénom. Quel romantisme, ça me donne des frissons.

  • Et toi, Mathilde ? Tu as un garçon en vue ? Dis-moi tout !

Elle se retient de lever les yeux au ciel. Parce que je suis de sexe féminin, je suis forcément attirée par les hommes, n’est-ce pas ? Elle voudrait lui révéler que la bisexualité n’est pas un mythe ou lui annoncer qu’elle sort fictivement avec deux femmes depuis maintenant un an. Juste pour la satisfaction de voir ses yeux énormes sortir un peu plus de leur orbite. Tout doux, Mathilde. On se calme.

À bien y réfléchir, elle n’aurait pas dû les suivre ici. Sa patience - déjà très réduite - arrive bientôt à sa limite et ce ne sont certainement pas les remontrances de Nina ou les questions débiles de Vanessa qui vont arranger ça. Tuez-moi. Elle inspire profondément pendant que les coutures de son soutien-gorge s’enfoncent dans sa peau. Il faut qu’elle fasse attention. Plus ses batteries sociales se vident, moins elle a la force de cacher ses crocs de bête sauvage. Et malheureusement pour elle, le meurtre est toujours illégal. Dommage.

Après une attente interminable, elle a enfin son plateau garni d’un délicieux repas entre les doigts. Elle se tourne vers l’immense réfectoire où nombre de tables sont déjà occupées. Pendant qu’elle se maîtrise son envie de tourner les talons pour s’enfuir, elle s’avance dans la salle, suivant le pas traînant de Nina. Putain, elle est aussi rapide qu'un escargot sous LSD. L'attaquante arrive devant une table à laquelle deux garçons sont déjà assis. Vanessa prend place face au roux du milieu, Nina se précipite à gauche, laissant à Mathilde la chaise libre juste devant l’autre étudiant. Un soupir agacé lui échappe, bientôt couvert par une voix masculine :

  • Vanessa ! s’exclame le roux. Je suis content que tu aies pu venir !
  • On se rencontre enfin, sourit-elle en remettant une mèche brune derrière son oreille. On ne vous a pas trop fait attendre ?
  • Pas du tout ! J’en ai profité pour raconter notre rencontre à Liam ! Je…

Le plateau de Mathilde claque brutalement sur la table. Si le bruit n’interpelle pas Grégory ou les deux filles, le jeune homme aux cheveux noirs et gris lève la tête vers elle. Son regard chocolat rencontre celui de la volleyeuse. Elle baisse immédiatement la tête, murmurant rapidement quelques excuses, avant de s’asseoir face à lui. Bordel. C’est lui. C’est le crush de Théo.

  • Et donc voici Nina et Mathilde ! On est toutes les trois en première année de droit !
  • Ah ! Et ça vous plaît ?

La sportive n’a pas le temps d’ouvrir la bouche que Nina est déjà en train de construire un argumentaire des plus soignés afin de convaincre Grégory de la nécessité de connaître la loi. Mathilde décroche au bout de la troisième phrase. Quel enfer. Elle jette un coup d'œil rapide à Liam qui n’a pas l’air d’être particulièrement intéressé par le discours de la passionnée. Il se concentre sur son assiette, jouant distraitement avec les feuilles de salade. Tu as aussi envie de mourir, n’est-ce pas ?

Elle inspire profondément. Allez, ça passera plus vite si je lui parle. Cette perspective est moins effrayante que celle d’être témoin de la drague moisie entre Vanessa et Grégory. La volleyeuse réprime un grognement. Pourquoi faut-il toujours que je me retrouve dans des situations pourries, moi ?

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