10. Entraîneuse

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Le cœur battant la chamade, Mathilde monte quatre à quatre les escaliers de son immeuble. De la sueur coule sur son front, ses habits de sport lui collent à la peau - mais bordel, qu’est-ce que je me sens bien. Après cette session de course à pied, ses muscles hurlent leur douleur et elle apprécie chacun de ces cris comme une félicitation pour son bon travail. Je suis complètement maso.

Elle claque la porte de son appartement, se débarrasse de ses baskets qu’elle va poser sur le rebord de sa petite terrasse. En passant devant son bureau, elle jette un coup d'œil à ses dissertations. Si elles pouvaient lui rendre son regard, elles auraient sûrement les larmes aux yeux. Elle leur tire la langue avant de se détourner. Plus que quelques lignes à gratter et elle serait enfin libre. Jusqu’à ce que cet horrible professeur décide de retenter l’expérience. Au secours.

Ses écouteurs encore dans les oreilles, elle sautille jusqu’à la salle de bain en entonnant les paroles de la chanson qu’elle écoute en boucle depuis quarante-cinq minutes. Alors qu’elle s’apprête à vociférer le refrain, son téléphone vibre. Coupée dans son élan, la chanteuse ratée jure et sort le perturbateur de sa poche.

Mini Frisette : Heyyy ! On s’appelle ce soir ?

Un grand sourire étire ses lèvres. Quel timing, Aïsha ! Elle tape rapidement sur le clavier avant de poser l’appareil sur le rebord du lavabo.

Usain Bolthilde : Tu lis dans mes pensées ! J’ai tellement de choses à te raconter !

Mini Frisette : Moi aussi !

Elle saute dans la douche, impatiente de passer la soirée avec son amie de toujours. Après être allées dans le même collège, le même lycée, elles auraient pu s’inscrire dans la même université. Malheureusement, Aïsha a préféré suivre son cœur de musicienne et rejoindre son amoureux à la capitale. Si Mathilde a survécu à sa rentrée catastrophique, à sa triste solitude et à l’envie de distribuer des mandales à tous ses camarades, c’est uniquement grâce à l’aura de calme de l’artiste. Tu n’imagines pas toutes les catastrophes que tu as évité à ce monde, Aïsha.

Lorsqu'elle sort de la cabine, la volleyeuse enfile un jogging et un tee-shirt usé par les années. Il ne lui vient même pas à l’idée d’entourer le haut de sa poitrine de son instrument de torture ; sa peau a été assez maltraitée pour aujourd’hui. Elle s’installe à son bureau, déterminée à se débarrasser de ses infernales dissertations. De son côté, son ventre commence à gronder. Puis, à mesure que les heures passent, il se manifeste de plus en plus bruyamment. Quand les hurlements de son estomac l’empêchent de mettre un point final à l’exercice le plus assommant de la Terre, elle expire un grognement frustré. Mais c’est pas vrai ! Je suis maudite ou quoi ? Quand me laissera-t-on finir ces trucs ? Bougonnant vulgairement, elle se lève de sa chaise avant de glisser adroitement sur le parquet jusqu’à la cuisine.

Elle a à peine terminé de saupoudrer ses pâtes de fromage que son portable se met à vibrer. Elle se précipite vers son bureau, pose son dîner sur la table avant d'appuyer son téléphone contre un bocal rempli de stabilos. Quand elle décroche, une jeune femme à la peau sombre et aux cheveux frisés apparaît sur l’écran, son grand sourire illuminant son visage.

  • Coucouuuu Aïshaaaaaa ! s’exclame Mathilde en bondissant légèrement sur sa chaise.
  • Heyyy Math !

Entendre ce surnom propage une vague de chaleur dans le torse de l’attaquante. Aïsha l’a toujours appelée comme ça au lycée. Peut-être que la petite taille de l'intéressée l’a empêchée d’entendre les dernières lettres de son prénom. Mathilde réprime un rire. Se moquer de leur différence d’altitude lui manque.

  • Tu vas bien ? Comment ça se passe à la fac ? demande Aïsha, le regard brillant.
  • Ne m’en parle pas, c’est un enfer.
  • Les cours ou tes deux merveilleuses amies ?
  • Tch, gronde la sportive en levant les yeux au ciel. Ne les appelle pas comme ça.

Elle observe la brune se gausser discrètement. Bien entendu, la musicienne a connaissance de sa réserve quant à ses deux camarades. Elle l’a entendue se plaindre de nombreuses fois de la rigueur maladive de Nina et des questions embarrassantes de Vanessa.

  • Alors ? la presse l’artiste en arquant un sourcil.

Mathilde s’avachit sur sa chaise et expire profondément :

  • Mes cours m’ennuient, j’ai l’impression d’apprendre une autre langue et je dois me contenir tous les jours pour ne pas étrangler ces deux folles.
  • Que de dramatisme ! ricane l’autre au bout du fil.
  • J’exagère même pas.
  • Mais bien sûr. L’exagération, ce n’est teeellement pas toi.
  • Exactement, Madame !

Le ton outré de la sportive n’ébranle pas du tout Aïsha qui continue de se moquer d’elle :

  • Ah, ta mauvaise foi m’a manqué !
  • Gnia, gnia gnia, marmonne la blonde en croisant les bras sur son torse.
  • Arrête de bouder, Math, rigole la guitariste. Blague à part, il faut que tu te laisses du temps ! Peut-être qu’une fois que tu auras appris tout le vocabulaire de ce nouveau langage, ce sera plus facile. Et tu n’es sûrement pas la seule à détester cette ambiance de compétitivité inutile ! Je suis certaine qu’il existe des gens qui ressentent exactement la même chose que toi. Il faut juste que tu fasses l’effort de les trouver.

Mathilde lâche un grognement et plante sa fourchette dans ses pâtes. Évidemment que son amie a raison. Après trois semaines de cours, elle n’a pas du tout fait le tour de la matière ni laissé une chance à d’autres étudiants en droit de s’approcher d’elle. Mastiquant pensivement son repas, elle s’imagine se retrouver entourée de doubles de Nina. Un frisson d’angoisse remonte le long de son dos. Brr. La volleyeuse se frictionne les bras, terrifiée. À l’aide.

  • Y-a-t-il quelque chose d’autre qui te tracasse ?

Elle lève la tête vers l’écran dans lequel son amie est enfermée. Comment fait Aïsha pour repérer ses tracas d’aussi loin ? Elle plisse les yeux. Serait-elle télépathe ? Appartiendrait-elle à une espèce extra-terrestre possédant des superpouvoirs? Réprimant un rire devant sa propre bêtise, Mathilde se reconcentre sur la conversation.

  • Rien de grave, soupire-t-elle en se redressant légèrement. Y a juste un type qui m’a saoulé ce midi.
  • Qu’est-ce qu’il a fait ?
  • Il…

Sa mâchoire se tend.

— Tu connais la réputation des étudiants en droit… Ils sont méprisants, vaniteux, égocentriques…

  • Ça te ressemble bien, tout ça.
  • J’adore ma vie.

Mathilde expire profondément avant de reprendre la parole :

— Lors d’un merveilleux déjeuner avec les deux autres chieuses là, j’ai rencontré ce gars. Liam. Dès qu’il a su ce que j’étudiais, il a refusé de me parler. Et… au lieu d’ignorer les stupidités comme je le fais d’habitude, je l’ai pris trop à cœur.

  • Qu’est-ce qu’il a dit ?
  • Considérant la réputation de mes pairs, il a considéré qu’avoir une conversation avec moi serait gâcher du temps et de l’énergie, siffle-t-elle entre ses dents. Parce qu’on ne serait pas sur la même longueur d’onde.
  • Ah oui… c’est très… pragmatique…
  • C’est surtout une belle connerie oui !

Elle engloutit rageusement une bouchée de son dîner pendant que l’air blasé de Liam lui revient à l’esprit. Quelle enflure !

  • Tu ne l’as pas insulté, si ? grimace la brune.
  • Je me suis barrée avant.
  • Pfiou.
  • Puis, il m’a rattrapée.
  • Ah ! Pour s’excuser ?
  • Je… Je ne sais pas exactement, réfléchit Mathilde en fronçant les sourcils. C’était étrange. En tous cas, il m’a ramené mon formulaire d’inscription au volley.

Aïsha penche la tête sur le côté :

  • Pourquoi te le rendre en main propre ? S’il n’en avait vraiment rien à faire, il aurait pu donner ton papier à Vanessa ou à Nina.

La sportive marque un temps d’arrêt dans sa dégustation. Son amie n’a pas tort : pour quelqu’un qui déteste perdre son énergie ainsi que son temps, Liam lui a couru après, s’est laissé invectiver sans broncher, tout ça pour lui tendre une malheureuse feuille. Elle lâche un grognement.

  • C’est vrai qu'il m’a dit… qu’il avait été maladroit.
  • C’est déjà une tentative d’apaisement.
  • Oui mais…
  • Est-ce que c’est le fait qu’il te colle toutes les tares de tes collègues qui t’a énervée ? coupe Aïsha en levant sa main. Plus que le fait qu’il refuse de te parler ?
  • Ca m’a blessée… de n’être, en apparence, rien de plus qu’une étudiante de droit, soupire l’attaquante en s’accoudant sur le bureau. D’être dans la même case que tous les autres.
  • Math, tu fais du droit, signale Aïsha d’un ton ferme. C’est un fait. Il n’y a pas d’interprétation à avoir. Au-delà de ça, tu peux choisir de montrer à ce type qu’il n’y a pas que des gens pourris dans ta formation.

Mathilde ouvre la bouche mais la musicienne ne lui laisse pas le temps de répandre son sarcasme :

  • Les autres ne définissent pas qui tu es, Math. Ce type t’a certainement jugée trop vite, on est d’accord. Mais je ne pense pas qu’il soit complètement mauvais, sinon il n’aurait pas fait l’effort de te rapporter tes affaires.

Tch. Bornée, la sportive lève les yeux au ciel :

  • Tu vois toujours le bon côté des gens. Si ça se trouve, c’est juste une énorme bouse.
  • Maaaath ! Ne fais pas comme lui.
  • Gné.

Mathilde laisse dramatiquement tomber sa tête sur son bureau. Le rire d’Aïsha se répercute sur les murs de sa chambre et la blonde ferme les yeux un instant. Devrait-elle accorder une seconde chance à Liam ? Si son ego ne s’est pas complètement remis de cet affront, elle ne peut décemment pas abandonner son passeur. Même si la cible de l’opération est un idiot.

  • Il y a autre chose dont tu voudrais me parler ?

Mathilde relève la tête vers son téléphone. Le menton sur le dos de ses mains, elle observe Aïsha d’un air pensif. Liée par sa promesse, elle ne peut pas lui parler du plan qu’elle a concocté avec Théo. Mais tu peux au moins la mettre au courant de son existence.

  • J’ai rencontré un garçon au volley, hier soir, révèle-t-elle devant l’air intrigué de l’artiste. Théo. Il est tellement drôle, si tu savais. J’ai jamais autant ri que hier soir.
  • C’est génial que tu te sois fait un pote !

Un pote ? Elle fronce les sourcils. Elle n’aurait pas pensé à ce mot pour qualifier le volleyeur aux cheveux bleus. Malheureusement, elle n’a pas de terme plus approprié à proposer. D’un smash mental, elle envoie cette réflexion inutile au fond de son cerveau.

  • Quand est-ce que tu le revois ?
  • Vendredi, sourit-elle, un peu pressée d’y être.
  • Nickel ! Il faut bien que quelqu’un prenne soin de toi quand je ne suis pas là.

Le regard de son amie se voile. Mathilde se crispe. Elle aimerait traverser l’écran qui les sépare pour la serrer dans ses bras. Elle soupire, un maigre sourire sur le visage :

  • Tu me manques.
  • Toi aussi, Math, lui répond Aïsha, les yeux légèrement humides.

Le coeur de la jeune femme se serre. Le silence dans son petit appartement referme ses griffes autour de sa gorge pendant que la solitude lui murmure à nouveau sa mélodie. Repoussant sa tristesse au fond de son ventre, Mathilde se force à prendre un air surexcité :

  • Je n’ai fait que parler de ma pomme ! À ton tour, raconte-moi ! Comment ça se passe avec ton n’amoureux ?

Depuis leur rencontre dans un bus bondé, Mathieu et Aïsha filent le parfait amour. À tel point qu’ils avaient déjà filé la gerbe à la volleyeuse pendant leur dernière année de terminale. Même si elle adore se moquer du romantisme affiché de son amie, Mathilde ne pourrait pas être plus heureuse pour la musicienne. Elle l’écoute raconter son emménagement, ses rencontres au conservatoire, ponctuant son discours de quelques blagues stupides.

Au bout d’une heure et demie, l’appel finit par s’achever. La tranquillité ambiante de sa chambre revient agresser les oreilles de la sportive. Son bol vide sur un coin de son bureau, elle termine rapidement ses dissertations et les fourre dans son sac d’un air satisfait. Elle se laisse ensuite tomber sur son lit. Les bras croisés derrière son crâne, elle remercie mentalement Aïsha d’avoir égayé sa soirée. Parce qu’elle n’a pas d'entraînement sportif, les mercredis soirs ne sont jamais les moments les plus joyeux de son existence. Heureusement que j’ai handball demain. J’aurais une autre excuse pour ne pas aller à la bibliothèque universitaire avec l’autre folle.

En enfilant son pyjama, ses pensées se tournent vers son passeur. Elle aurait bien aimé lui envoyer un message. S’allonger par terre pour regarder les étoiles lui aurait fait du bien. Ses yeux s'écarquillent. Serais-je en train de devenir une fougère ? Bordel, faut que je consulte un docteur.

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