21.1. Attaque ou défense ?

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Mathilde est à deux doigts de péter un câble. Alors qu’elle passe délicatement - tu rêves - en revue les diverses tenues suspendues dans sa penderie, les crissements cintres sur la barre métallique se font de plus en plus brutaux. Nan. Cric. C’est moche. Criic. Pourquoi ma grand-mère a oublié ses fringues chez moi ? Criiiiiic. J’vais brûler ces trucs-là. CRIIIIIIC.

Quand elle se rend compte qu’elle est en train de détruire ses propres tympans, elle referme violemment son armoire. Pourquoi ce truc là ne donne pas sur un autre monde au lieu de contenir des vêtements qui auraient été à la mode au siècle dernier ? Elle se laisse tomber sur son lit en grognant. Une heure qu’elle cherche dans ce caisson miteux et rien. Elle n’a absolument RIEN à mettre pour la soirée de ce soir. Elle jette un regard assassin aux robes qui dépassent des portes boisées. Bordel. J’ai jamais eu envie de mettre ces trucs là, pourquoi ça changerait ? Sa main tombe dramatiquement sur ses draps et ses doigts rencontrent son portable abandonné entre les plis. Elle expire profondément avant de faire défiler ses notifications qui proviennent uniquement de la conversation “ Le Triangle des Bermudes - c’est là-bas que disparaissent ses rares neurones - où les deux autres génies n’arrêtent pas de jacasser pendant qu’elle désespère devant son propre manque de goût.


Passeur talentueux : Et… tu irais où si tu avais les moyens et le temps ?

Libéro starlette : Oh, c’est une bonne question…

Libéro starlette : Je crois que j’aimerais bien faire la traversée de l’Atlantique en voilier.

Passeur talentueux : En solitaire ?

Libéro starlette : Pourquoi pas. Mais ce serait une belle aventure de pouvoir partager ça avec quelqu’un.

Passeur talentueux : Mmmh…

Passeur talentueux : Après, randonner dans la montagne d’à côté, c’est aussi de l’aventure.

Passeur talentueux : On pourrait rencontrer des chèvres à cinq pattes ou des licornes !

Libéro starlette : Elles ont l’air sacrément géniales tes randos !

Libéro starlette : Après… j’imagine qu’avec vous deux, même se rendre au supermarché à huit cents mètres, c’est une péripétie.

Passeur talentueux : Je t’assure qu’on sait se tenir !

Libéro starlette : Oui, bien sûr. Vous ne vous êtes pas du tout mis à chanter et à danser sous la pluie lorsqu’on rentrait de l’entraînement !

Passeur talentueux : C’est parce que tu ne connais pas la chanson de la pluie ! Tiens, écoute ça !


Un sourire étire les lèvres de la jeune femme. Elle les observe échanger des recommandations musicales, prenant le temps de savourer la guitare acoustique des propositions de Théo et les basses puissantes de celles de Liam. Alors qu’elle hume distraitement un de ces mélodies, elle enregistre tous les nouveaux titres dans une playlist qu’elle écoutera sûrement en boucle jusqu’à la connaître par cœur.

Revenant aux bulles colorées de la conversation, elle laisse échapper un soupir. Elle est peut-être de trop dans cette discussion. Après tout, ne devrait-elle pas leur laisser un peu d’espace maintenant que la connexion entre eux a été établie ? Ne sont-ils pas gênés par sa présence ? Un goût amer envahit sa bouche.

Elle tape quelques mots sur son écran, espérant que cette sensation désagréable dans son ventre finisse par disparaître.


Attaquante essoufflée : Heyyy ! Je vais aller faire un tour en ville pour m’acheter quelques trucs et prendre le cadeau d’Andréa. À plus tard !


Elle verrouille immédiatement son portable, embarque ses clés et son porte monnaie avant de claquer la porte de son appartement. Sur le trajet jusqu’au centre-ville, son téléphone vibre plusieurs fois. Elle se retient de ne pas s’en saisir. Elle ne veut pas empêcher les deux garçons de se rapprocher parce qu’elle a toujours sa grande tronche ouverte pour dire des conneries. Ils devront se passer de mon génie pendant un temps. Sa mâchoire se contracte.


Lorsqu’elle arrive à destination, elle fonce directement dans un magasin de produits beauté. Elle trouve exactement ce qu’elle veut : un gommage. Ça lui fera les pieds au spaghetti gluant. Slalomant entre les étalages à l’atmosphère irrespirable, elle remarque un coffret cadeau contenant savon, parfum et autres joyeusetés. Elle hausse un sourcil. Parfait pour une phobique de la sueur. Une fois passée à la caisse, Mathilde contemple le papier cadeau entre ses mains. Si elle continue à me coller après ça, je change de continent.


Elle entre ensuite dans les magasins où les portants étoffés l’angoissent plus qu’ils ne l’attirent. Ses doigts courent sur les motifs floraux des chemisiers, caressent les dorures des robes et hésitent devant les matières sophistiquées qu’elle ne comprendra jamais. Elle observe les filles de son âge sortir de leur cabine tout sourires pendant qu’elle se range honteusement le fruit des ses essayages ratés.

À chaque vêtement qu’elle prend en main, elle voit sa mère lui tendre le même type d’habit. La main de la sportive se crispe sur le cintre. Mathilde n’a jamais su s’habiller. Sans aucune notion de mode, elle a passé de longues - et horribles - heures dans les boutiques avec sa génitrice, à acquiescer bêtement à chaque proposition vestimentaire de cette dernière. Quand on lui laisse le champ libre dans ces magasins, elle revient toujours bredouille. Ce qui fout généralement son père en rogne. Lui non plus n’apprécie pas d’être traîné dans les centres commerciaux et ne tolère pas que l’indécision de sa fille prolonge sa propre torture.

Mathilde repose le tailleur à sa place. Aucun vêtement ne lui a jamais tapé dans l’œil. Est-ce que cela va changer maintenant qu’elle entre pleinement dans sa vie d’étudiante ? Y a intérêt. Elle inspire profondément. J’vais pas me balader à poil pendant cinq ans !


Cric.

Criiic.

Criiiiiic.


CRIIIC !


Bordel de merde.


Une heure plus tard, elle foule rageusement les pavés de la rue, le désespoir lui griffant les artères. Elle n’a rien trouvé. Comme c’est surprenant ! Elle lâche un soupir pendant qu’elle replace son sac à dos sur ses épaules. Pourquoi est-ce que c’est si compliqué ? Pourquoi n’est-elle pas comme l’une de ces jeunes femmes qui déboulent hors des boutiques, des dizaines de sacs bariolés à la main ? Elle lève la tête vers le ciel. Alors qu’elle observe les nuances orange et rose se mélanger à ce bleu clair, elle se surprend à espérer qu’une tenue de soirée dégringole des rares nuages qui parcourent les cieux. Bien évidemment, rien n’apparaît magiquement à ses pieds. Fais chier.

Elle se laisse tomber sur un banc, son sac sur les genoux. Son regard passe sur les parents tirés par leurs gosses impatients, les couples se partageant une glace et les inconnus solitaires, les écouteurs enfoncés dans les oreilles. Comment font-ils pour se sentir à l’aise dans leur peau ? Ont-ils laissé cette question pourrir dans les ténèbres de leur esprit ou l’ont-ils affrontée tête baissée ? Ses pensées se tournent vers l’anonyme de la bibliothèque. Peut-elle espérer avoir un jour la même aura de confiance ? Le même confort dans son propre corps ? Ses mains se referment sur ses bras. Ses doigts se crispent sur son épiderme. Tu fais la maligne mais t’es complètement paumée, ma pauvre. Dans son abdomen, un serpent de souffrance s’enroule autour de son estomac pendant que son mal-être s’installe plus confortablement à l’intérieur d'elle-même.

Elle se racle la gorge et sort son portable. Elle clique sur le groupe “Le Triangle des Bermudes”. La conversation défile sous ses yeux. Ses lèvres s’étirent doucement. Que ce soit les tentatives de blagues de Liam ou l’absurdité de l’esprit de Théo, chaque message réchauffe son cœur malmené par cet après-midi décevant. Elle pourrait leur raconter ses déboires avec toute la théâtralité dont elle est capable mais, au-dessus du clavier, elle hésite. Les mots ne viennent pas. Sa bêtise habituelle ne transparaît pas dans les phrases qu’elle projette d’écrire. D’un coup, son projet de diatribe a plus l’air d’un appel à l’aide que d’un sketch d’un humoriste de haut vol. Sa mâchoire se tend. Elle ne va pas casser l’ambiance pour une sortie shopping ratée. Y a plus grave que ça, bordel de merde.

Soudain, son téléphone vibre.


Végétal bleuté : Mathilde ?

Végétal bleuté : T’es encore en ville ? J’y suis, là. Je dois faire deux-trois courses !

Végétal bleuté : Tu veux qu’on se rejoigne pour un café ou un chocolat chaud ?


Végétal bleuté a partagé sa localisation


Elle passe une main fatiguée dans ses boucles attachées. Elle n’est pas au meilleur de sa forme. Elle le sait, elle le sent. Elle inspire profondément. Puis s’élance vers le café indiqué sur son téléphone. Allez.

Il ne lui faut pas longtemps pour remarquer Théo. Ondulant comme des vagues, les cheveux du jeune homme dansent avec le vent, tout comme sa chemise colorée qui s’ouvre sur un tee-shirt blanc. Le cœur de Mathilde accélère pendant qu’elle s’approche de lui.

— Hey ! s’exclame-t-elle en agitant la main dans sa direction.


Elle réprime une grimace. Son intonation manque d’énergie, un goût âcre s’est répandu sur sa langue. Pourtant, quand les yeux verts du volleyeur rencontrent les siens, une chaleur confortable se diffuse dans le torse de la sportive. Quelque part, elle respire un peu plus librement.

— Salut Mathilde, sourit-il. Alors, tu as déjà trouvé quelque chose pour notre hôte de ce soir ?

— Yep, acquiesce-t-elle en montrant le paquet rosâtre. C’est un kit propreté, ça devrait lui plaire.


Elle baisse le bras pendant que ses neurones atrophiés s’agitent dans tous les sens à la recherche d’une ou deux blagues pourries. Ses lèvres s’étirent légèrement mais la joie n’atteint pas ses yeux. Elle aimerait se détacher de cette déception débile - qui se prend autant la tête avec des vêtements, merde ? - mais ses pensées continuent de tournoyer autour de ces boutiques stupides. Peut-être qu’il faudrait qu’elle y retourne et qu’elle choisisse des trucs au hasard. Sa mâchoire se contracte. Bordel. Pourquoi j’me fais autant chier avec ça ?

La voix de Théo la coupe dans son questionnement :

— Mathilde ? Est-ce que tout va bien ? demande-t-il en se penchant vers elle.

— Oui, oui ! Ce n’est… rien, souffle-t-elle. Ne t’inquiète pas.


Soudain, la conversation avec le handballeur revient à l’esprit de la gardienne.

— Oh b… bigre. Il faut que je te dise, confie-t-elle, les yeux écarquillés. Hier soir, quand tu es parti, j’ai fait une bêtise.

— Une bêtise ? Ne me dis pas que tu as réussi à convaincre notre libéro de manger un de tes plats favoris !

— Pas exactement, grimace-t-elle.


Elle inspire profondément. Alors qu’ils se commandent un chocolat chaud, elle lui raconte la méprise de Liam concernant leur relation. Si l’idée qu’ils puissent sortir ensemble aux yeux de ce dernier ne semble pas ébranler le passeur, la fièvre de Mathilde trouve ce moment opportun pour se manifester. Mal à l’aise sur sa chaise, elle lui explique ensuite comment les préférences sexuelles du garçon ont été révélées à cause de sa grande bouche et en profite pour maudire encore une fois ses neurones inexistants. Qu’est-ce qu’il lui a pris de divulguer des informations aussi personnelles sans l’accord de Théo ? Quand leurs boissons arrivent, elle pose ses doigts sur sa tasse brûlante avant d’exposer au jeune homme les manipulations retors de la cible de l’opération.

— Qu’est-ce qu’il est malin ! Pourquoi ça ne m’étonne pas qu’il t’aie proposé ça ? rit le volleyeur en s’essuyant la bouche. Cela dit, tu aurais dû accepter ! On aurait pu savoir si ses mains sont aussi douces qu’elles en ont l’air !


Elle lève les yeux au ciel.

— Hé, siffle-t-elle. T’es pas censé m’en vouloir un peu ?

— T’en vouloir ? Mais de quoi ?

— À cause moi, Liam sait que tu es gay. Tu aurais sûrement voulu qu’il apprenne quelque chose d’aussi personnel de ta bouche, non ? insiste-t-elle en fronçant les sourcils. Et… et… il m’a proposé de lui tenir la main alors que c’est ce que tu…

— Mathilde. Il n’y a aucun problème. Je sais que tu ne l’as pas fait exprès. On sait tous les deux à quel point Liam, malgré le fait qu’il ait du mal avec le second degré, a toujours une longueur d’avance sur nous.

— Oui, mais…

— Shh, l’arrête-t-il en souriant. Je te l’ai dit, il n’y a aucun souci. Quant à la proposition de Liam… Il n’est pas ma propriété, tu sais. Il fait bien ce qu’il veut. D’ailleurs, ce n’est pas parce que j’apprécie quelqu’un que je vais m’arroger le droit de lui dire ce qu’il ne peut ou pas faire. S’il a envie d’être avec toi, qui suis-je pour l’en empêcher ? demande-t-il d’un ton malicieux.


Elle baisse la tête sur sa tasse vide. Ce n’est pas ça le problème, Théo. Ses sourcils se froncent tandis qu’elle se revoit marcher entre les deux garçons à la sortie de l'entraînement. Je n’ai pas envie d’être un obstacle. Ses doigts se crispent sur la céramique. Je n’ai pas envie de devoir sacrifier mon amitié pour calmer une future jalousie.

Ses yeux noisettes plongent dans le vert d’eau de ceux du passeur.

Quand vous réaliserez à quel point vous êtes faits l’un pour l’autre, je…


— Vous avez votre propre relation, continue le volleyeur, une étincelle espiègle brillant dans ses iris. Tout comme lui et moi. Exactement comme nous deux.


Sans quitter l’attaquante du regard, il pose sa main sur la sienne. La caresse de son pouce diffuse une douce chaleur sur la peau de la sportive.

— Qu’importe ce qu’il se passe entre lui et moi… Reste toi-même avec nous deux. Je suis sûr que l’on ne te demandera jamais plus.


Le cœur de la gardienne manque un battement. Ses doigts se lient naturellement à ceux du jeune homme. Le poids posé sur ses bronches se dissipe tandis qu’elle acquiesce, presque timidement. Il lui fait un clin d'œil, un sourire rassurant sur les lèvres.

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