22. 3. Clair ou trouble ?

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Allez. Mathilde tape dans ses mains. On va expédier ces minis-pizzas avec toute la délicatesse dont on est capable. Après quelques minutes d’attente, elle sort les pâtes du four, les démoule et les installe sur du papier sulfurisé. Elle attrape une conserve de concentré de tomate, y mélange quelques épices avant de l’étaler sur les petits ronds. Elle parsème le tout d’un peu de mozzarella quand soudain, un éclair passe dans ses yeux.

Elle se lave les mains puis se précipite vers son sac à dos. Elle en sort toutes les choses qu’elle a oublié de donner à son hôte en arrivant. Le cadeau d’Andréa restant précieusement à l’abri dans son sac, elle dépose un jus, une boîte de conserve et un sachet de fruits confits sur le plan de travail. Bien évidemment, l'ananas est présent sur toutes les étiquettes de son trésor. J’suis un génie. Elle exécute une petite gigue machiavélique avant de se remettre au travail. Plaçant délicatement cet or jaune sur certaines pizzas, elle confie ensuite la plaque au four. Fière de son ouvrage, elle prend un instant pour l’observer amoureusement derrière la vitre.

En attendant de présenter son art au monde, elle rassemble ses autres victuailles sur un grand plateau. À la recherche d’un bol dans lequel installer les ananas confits, elle n’entend pas la paire de pas lourds entrer dans la cuisine. Soudain, on la bouscule. Un liquide se déverse sur son épaule. Elle s’écarte d’un bond et réprime un juron qui aurait fait pâlir sa mère. Lorsqu’elle reconnaît la carrure imposante d’Adrien et le regard torve de Paul, son capitaine handballeur, elle regrette de ne pas l’avoir lâché.

— Oh merde, ma bière. Qu’est-ce que tu fais là, toi ! s’exclame l’armoire à glace stupide. Elle est où l’autre… C’est quoi son nom déjà ?

— An… Angéla ? Andréa ? J’sais plus, hoquète Paul en ricanant derrière sa boisson. De toute façon, sa soirée est tellement pourrie que j’vais pas m’emmerder à retenir son prénom !

Alors que le gorille et son maître rigolent bêtement, l’attaquante attrape un récipient dans une armoire puis lève les yeux au ciel :

— Personne ne vous retient.

Ces mots sont sortis sans qu’elle n’y réfléchisse.

— Pour qui tu te prends ? siffle Adrien, le poing serré sur sa bouteille de bière. Tu te crois forte parce que t’as réussi à stopper deux-trois tirs la semaine dernière ? Laisse moi rire ! Un gardien mec ferait dix fois mieux le travail que toi. Je vais…

— Calme-toi Adrien, intervient le capitaine en posant une main sur l’épaule du singe. Laisse-moi m’en occuper. On va voir ce qu’elle a dans le ventre.

Il s’approche d’elle, un sourire vicieux sur le visage.

Mathilde ne lui fait pas le plaisir de reculer.

— Alors, comme ça on fait autant la maligne sur le terrain qu’en dehors ?

L’haleine alcoolisée du garçon emplit les narines de la jeune femme. Elle ne cache pas son écoeurement. Il doit le deviner car ses lèvres s’étirent un peu plus. La mâchoire de la gardienne se contracte. Dégueulasse.

Le handballeur lève la main vers son visage puis enroule une mèche blonde autour de son doigt. Un frisson de dégoût remonte le long du dos de Mathilde.

— Tu sais, tu pourrais presque être jolie si tu nous avais fait péter la robe ou la mini-jupe. Qui sait, je t’aurais peut-être baisée ! ricane-t-il, ses yeux scannant le corps de la sportive. Mais là… Enfin, regarde comment tu t’fringues ! Quel gâchis.

Il rabat la boucle derrière l’oreille de la gardienne. Les poings de la jeune femme se serrent.

— Tu devrais faire un effort vestimentaire. Déjà que t’as pas un caractère facile, il faut au moins que le physique suive. Sinon, y a plus rien à sauver là dedans… Ce n’est pas méchant, je dis ça pour t’aider, tu sais ! s’exclame-t-il en posant sa main sur son épaule. Tu devrais te faire un vrai mec, ça te détendrait un peu. À moins que tu fasses partie de celles qui se bouffent la chatte ?

Les jointures des doigts de Mathilde craquent dangereusement.

Les mecs dans ton genre me font vraiment regretter ma bisexualité.

— Ah ! Peut-être que je te juge trop vite. Qu’est-ce que tu dirais qu’on aille dans la chambre ? Histoire de que tu me prouves que sous ce tee-shirt, ronronne -t-il en jouant avant la manche du tissu, se cache un corps que l’on aurait bien envie d’explorer…

—Enlève ta sale patte de là, crache-t-elle, bouillante de haine. Te refaire le portrait me démange.

Il éclate de rire.

— Ta confiance en toi est très solide. Mais bon, on a vu ce que ça donne dans les cages quand on te met à l’épreuve. T’as une grande gueule pourtant t’es jamais aussi efficace que tu l’avances. Mais tu sais quoi ? Faisons la paix, propose-t-il en réprimant un hoquet. Je me dévoue pour t’aider à décompresser. Même si les garçons manqués comme toi ne me font pas bander, je te promets une nuit inoubliable.

— T’as trois secondes pour t’écarter, siffle-t-elle, ses ongles s’enfonçant dans ses paumes. Trois….

— Paul ! Viens, on se taille, râle Adrien en jetant sa bière vide dans l’évier. On s’emmerde ici. Y a pas d’alcool fort et les meufs sont des putains de coincées du cul.

— Deux…

— Attends, un peu ! J’suis sûr que je peux me la faire. Je…

BAM.

Un genou dans les parties.

Un cri de crécelle.

Putain de connard de merde.

BOUM.

Coup de rotule dans la face.

Mon caractère de merde te crache à la gueule.

CRAC.

Le nez de Paul explose sous la violence l’impact. Un couinement ridicule s’échappe de sa bouche et il s’effondre sur le sol. Le tissu du pantalon de la jeune femme s’imbibe de sang. Elle n’en a rien à foutre. La mâchoire serrée, elle observe son agresseur se recroqueviller sur le carrelage de la cuisine.

— T’as vraiment un problème ! s’écrie-t-il, le visage ruisselant d’hémoglobine.

— Qu’est-ce qu’il te prend ! commence l’autre brute.

— Ramasse ton pote et dégage de là, tonne-t-elle, la colère faisant trembler ses membres. Cherche la merde avec moi et j’appelle la police.

Les sanglots plaintifs du blessé semblent sortir Adrien de son hébétement. Il se précipite vers le handballeur et ses yeux s'écarquillent à la vue du sang :

—T’es complètement cinglée ! s’exclame-t-il en la foudroyant du regard. Attends qu’on se retrouve sur le terrain ! J’vais te le faire payer.

L'adrénaline fusant dans ses veines, la gardienne ne se laisse pas démonter. Elle n’entend plus que les battements de son propre cœur.

— Dehors, crache-t-elle, la voix gonflée par la rage.

Lorsqu’Adrien se penche vers elle, Paul dans les bras, elle ne bouge pas d’un pouce.

Lorsqu’il lui murmure qu’il va se faire un plaisir de lui briser les os au prochain match, son regard ne quitte pas celui du gorille.

Lorsqu’il lui donne un coup dans l’épaule en sortant de la pièce, aucune plainte ne sort de sa bouche.

La porte de l'appartement claque.

Un souffle.

Elle se précipite sur le battant et le verrouille à double tour. Expiration. Tout va bien. De retour dans la cuisine, elle se saisit du paquet d'ananas confits. Sa main tremble quand elle verse les friandises dans le bol. Inspiration. Une boucle blonde tombe devant ses yeux et elle la remet derrière son oreille d’un geste sec. Un frisson. De l’humidité sur son épaule. Elle prend un mouchoir pour éponger son tee-shirt poisseux de bière. Le tremblement de ses doigts s’intensifie. Elle serre les dents. Ses yeux s’embuent.

— Mathilde ? Est-ce que tu veux de l’ai… ?

Liam. Noisette contre chocolat. Elle voudrait lui sourire mais ses muscles ne lui obéissent pas. Les traits du sportif se durcissent.

— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demande-t-il d’un ton ferme.

Un sanglot stupide franchit la barrière de ses lèvres. Une goutte roule le long de sa joue.

— J’ai… Il… Je… Bordel.

Ses jambes menacent de l’abandonner. Tout va bien. Elle s'agrippe à la table. Inspiration. Son cœur cogne fort dans sa cage thoracique. Trop fort. D’autres larmes se massent sous ses paupières. Elle se laisse glisser sur le sol. Elle n’entend pas son libéro s’asseoir à ses côtés. Ses sanglots la submergent, elle se fendille. Sur le carrelage froid de la cuisine de son pot de colle, elle se fêle. Sous le regard de Liam, elle craque. Incapable de parler, elle laisse les larmes s’écouler jusqu’à ce que son souffle se calme.

Montrer sa vulnérabilité lui fait honte. Elle essuie ses joues dans la hâte puis se prépare à rassurer Liam, à lui dire que ce n’est rien, qu’elle a une simple poussière dans l'œil… Elle ouvre la bouche et se tourne vers lui, un masque craquelé sur le visage. Les bras du sportif s’ouvrent. Les mots se bloquent dans la gorge de la gardienne. Les perles salées recommencent à couler. Sans réfléchir, elle se blottit contre le torse du garçon. Les bras de ce dernier se referment sur elle et elle tremble dans son étreinte pendant qu’elle évacue toute la peur qu’elle a enfouie face à Paul, face aux menaces d’Adrien. Elle a gardé son sang-froid, montré qu’elle n’était pas de celles qui se laissaient marcher dessus mais… Bordel. Elle agrippe le sweat-shirt de Liam dans l’espoir que les tressaillements de son corps se calment. Elle ne peut pas s’empêcher de s’imaginer ce qu’il se serait passé si Paul avait été plus insistant, s’ils avaient été seuls dans une pièce ou s’il… Son estomac se retourne. Son souffle s’accélère. Elle entend vaguement Liam lui murmurer quelques mots d’encouragement. Elle se force à respirer calmement et se concentre sur les formes que les doigts du sportif dessinent sur son dos. Puis, au bout d’un moment, ses larmes finissent par se tarir.

Quand elle retrouve enfin ses esprits, sa honte revient la frapper en plein ventre.

Tu es ridicule.

Elle se détache de Liam comme si elle s’était brûlée.

Reprends- toi.

Séchant son visage d’un geste brusque, elle sourit d’un air gêné :

— Je suis désolée, rit-elle nerveusement. J’ai taché ton sweat-shirt avec mes bêtises.

Pressée d’effacer l’image de ses larmes de l’esprit du jeune homme, elle se lève d’un bond :

— Tu viens ? demande-t-elle, les yeux encore brillants. Théo se demande sûrement…

— Est-ce que tu veux en parler ?

Sept mots prononcés d’un ton sévère. Le regard sombre du libéro se pose sur elle. Il l’observe, impassible. Ce n’est pas le moment de jouer, Sherlock. Il n’a pas besoin de le dire pour qu’elle le comprenne : il ne laissera pas abuser par ce masque de fausse joie. La mâchoire de la gardienne se contracte. Je ne veux pas que tu me croies faible.

— C’est… Ne t’inquiètes pas. C’était juste une ridicule crise de nerf, le rassure-t-elle en agitant la main. J’ai eu un simple moment de faiblesse. Il n’y a vraiment pas de quoi en faire un fromage ! s’exclame-t-elle en marchant vers la porte. Je…

— Mathilde.

L’intonation de Liam est cassante.

Elle ferme les yeux.

— Ne me mens pas.

Une étincelle de douleur éclot dans la poitrine de la jeune femme.

Liam…

— Je suis prêt à t'écouter, Mathilde, reprend-t-il, plus doux. Tu peux me parler, tu peux me faire confiance. Si tu souhaites garder le silence, je n’insisterai pas. Quelle que soit ta décision, je la respecterai.

Alors qu’elle laisse son faux sourire disparaître, elle se tourne vers le sportif. Ses iris examinent le pli soucieux entre ses sourcils, étudient la contraction des muscles de sa mâchoire avant de plonger dans les prunelles énigmatiques du garçon.

— En tout état de cause, Mathilde… Tu n’es pas ridicule.

Un souffle.

— Tu es drôle, impétueuse, expire-t-il, un maigre sourire sur les lèvres, fière… Forte. En aucun cas ridicule ou… faible. D’ailleurs, ce n’est pas ridicule de pleurer ou de se laisser aller à ses émotions. Tu te sens en joie ? Chante, danse. En colère ? Hurle ! Triste ? Pleure toutes les larmes de ton corps. Tu as le droit de le faire. Qu’importe le regard des autres.

Il continue de l’observer, assis sur le sol de cette cuisine pourrie et Mathilde ne s’est jamais sentie aussi petite. Pourquoi ne se laisse-t-il pas emporter par ce ramassis de sottises qu’elle lui sort ? Pourquoi ne passe-t-il pas son chemin comme tous les autres ? Pourquoi… Sa respiration s’affaiblit. Pourquoi es-tu encore là si tu discernes mes failles sous ce voile d’humour ?

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