24. 2. Doute ou conviction ?

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L’information lui fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. Mathilde cligne des yeux, sonnée.

— Quoi ? souffle-t-elle. Mais… Mais, mais ! On aurait pu te voir avec Liam !

— Je… C’était une petite salle, rien de fou ! On est encore en rodage et puis ce n’est peut-être pas votre style de musique…

— Excuses refusées. Tu ne peux pas le savoir si tu ne nous as pas demandé !

— J’ai l’impression d’entendre Liam, se moque-t-il.

— J’suis à deux doigts de l’ajouter à l’appel.

— Mais nooon… Ne le dérange pas pour ça, il est chez ses parents.

Elle arque un sourcil. J’vais me gêner, tiens. Elle détache son portable de son oreille, ouvre sa conversation préférée et se met à pianoter sur l’écran de l’appareil. Nan mais.

Attaquante essoufflée : Liam.

Attaquante essoufflée : Théo est dans un groupe de musique.

Attaquante essoufflée : Il était à son PROPRE concert hier soir ! Et il ne nous a même pas invités !

Attaquante essoufflée : Je propose qu’on le brûle sur la place publique.

Alors qu’elle replace son téléphone, elle entend une vibration à l’autre bout de la ligne. Un sourire machiavélique fleurit sur ses lèvres. Bim.

— Mathilde, soupire Théo. Tu es insupportable.

— Yep, fanfaronne-t-elle. Problème : tu m’aimes bien. Par conséquent, il est impossible que tu me détestes.

— Après que tu m’aies honteusement piégé, je suis au regret de t’apprendre que cette logique n’est plus très solide.

— Quoi ! Trahison, disgrâce ! s’écrie-t-elle, outrée. Grâce à moi, ton esprit s’est enfin ouvert à de nouvelles saveurs !

— Ouvert ? Ah ça oui, il a été ouvert ! C’est une blessure qui peine à se refermer depuis deux semaines ! Tu as pris mon coeur et tu as roulé dessus sans aucune pitié !

— N’importe quoi ! contre-t-elle sans se rendre compte qu’elle parle beaucoup trop fort. Tu es borné comme un carreau de fenêtre !

— C’est très aimable les carreaux de fenêtre !

Une vibration.

Grommelant tout bas que son passeur ne mérite pas d’apprécier le saint fruit des dieux, la sportive jette un coup d'œil au Triangle des Bermudes. La réponse de Liam vient d’arriver.

Libéro starlette : Je vais prendre ta proposition de sentence pour une blague et espérer que Théo s’en sortira vivant la prochaine fois qu’il se retrouvera seul avec toi.

Libéro starlette : (Théo, si tu as besoin d’aide, tu sais où me trouver.)

Libéro starlette : Concernant le concert, il a le droit d’avoir des secrets, Mathilde.

Libéro starlette : Il nous invitera quand il sera prêt et s’il le veut.

Elle lève les yeux au ciel, un gros soupir s’échappant de sa bouche. Mais je voulais l’entendre moi ! Je suis sûre qu’il est incroyable !

Une autre vibration.

Libéro starlette : Arrête de ronchonner.

Libéro starlette : Je peux pratiquement t’imaginer lever les yeux au ciel.

Libéro starlette : Sache, Théo, que l’on serait ravis de t’écouter jouer.

Elle sourit bêtement devant son écran. Est-elle si prévisible ? Ou la connaît-il simplement très bien ?

— Oooh, soupire la voix enamourée de Théo. Il est beaucoup trop mignon.

— Tu fonds hein ? chuchote-t-elle en recollant son téléphone sur sa joue.

— Je commence à reconsidérer mon statut de fougère.

— Ah ! Intéressant ! Je…

—Non, non non. Arrête d’essayer de tourner autour de la marmite de potage ! Dis-moi comment ça s’est passé jeudi !

Elle lâche un grognement devant l’échec de sa tentative de diversion. Elle se redresse sur son siège et tire la capuche de son sweat-shirt au-dessus de sa nouvelle veste. Caressant la matière duveteuse de son pardessus, elle se demande distraitement ce que ses parents penseront de ce changement de style. Eux qui l’ont toujours admirée dans des vêtements du siècle dernier, la voir débarquer en garçon manqué va leur faire tout drôle. Elle grimace. Espérons qu’ils survivent à une telle vision.

— Mathilde ?

— Paul et Adrien n’ont rien tenté, le rassure-t-elle en se tournant vers le paysage défilant à toute vitesse. Même s’ils laissent transparaître leur… colère, ils n’ont pas tenté de me défigurer. Ils se déchaînent pas mal sur l’autre gardien en ce moment.

— C’est étrange qu’ils te laissent en paix, non ? Surtout après ce bon coup de genou. Bien joué, encore une fois.

— Merci, sourit-elle. Franchement, je ne vais pas me plaindre. Qu’ils se tiennent à l’écart et enragent dans leur coin ! Au moins, je suis tranquille. Mais j’avoue être rassurée de ne pas les voir au hand le lundi. Tout le monde respire un peu plus librement quand ils ne sont pas là.

— Ils n’ont pas entraînement de club avec Liam le lundi ?

— Je crois… je crois que oui, répond-t-elle, les sourcils froncés. En tous cas, je ne vois jamais notre libéro ce jour-là. Ni Ducon et Trouduc d’ailleurs.

Alors que le rire de Théo s’enroule autour de son cœur, le regard noisette de l'attaquante  se perd dans la grandeur des montagnes. Monstre de métal, le train continue sa course à travers la plaine. Son rythme régulier calme le stress grignottant l’estomac de la joueuse qui s’approche à contre-coeur de la maison familiale. La bête ronronne sous ses baskets comme un gros chat et sa musicalité l’enveloppe dans un cocon protecteur. Les doigts de la gardienne touchent distraitement la vitre pendant que ses iris se voilent.

Des souvenirs de son enfance dansent devant ses yeux. Les longues absences de son père… Sa mère qui cherche à la modeler à son image... Seul le sourire éclatant de son grand-père vient effacer ces images douces-amères.

Un silence confortable se dépose sur les deux joueurs. La volleyeuse ne ressent pas l’envie de lancer une blague ou de se moquer gentiment de lui. La présence de Théo à quelques centimètres de son oreille la détend pendant qu’elle s’imagine une énième crise de nerfs de son père ou l’une des réflexions désagréables de sa mère concernant la tenue convenable d’une jeune femme. Elle inspire profondément et jette un coup d'œil à sa montre. Ce n’est qu’un week-end. Sa machoire se tend. Ça ira.

— Mathilde ? murmure Théo.

Quelques notes de guitare accompagnent la voix du volleyeur. Les paupières de la gardienne se ferment, ses doigts pianotent dans les airs. Elle l’écoute jouer jusqu’à ce que la mélodie s’éteigne d'elle-même.


— Mmmh ? souffle-t-elle.

— Tu as déjà eu… des doutes ? hésite-t-il, la voix un peu tremblante.

— Des doutes sur quoi ? baille-t-elle en se frottant les yeux.

— Je ne sais pas … sur toi ? Sur tes goûts, sur ta… sexualité par exemple ?

Elle fronce les sourcils. D’où est-ce que ça sort ça ? Les cordes se remettent à vibrer, flattant les tympans de la blonde de leur douce mélodie. Elle imagine son passeur affalé sur son lit, sa guitare dans les bras, à fredonner des chansons qu’il aura composé. Elle se mord la lèvre. Bordel, on se concentre, Bayram !

Elle inspire profondément :

— Quand j’étais petite, je croyais aimer uniquement les garçons, révèle-t-elle d’un ton doux. Après tout, on montre souvent aux petites filles qu’un prince charmant les emmènera sur son beau cheval blanc et que cela signera la fin de leur histoire. Pff. J’ai réalisé que ce schéma n’était qu’une belle arnaque lorsque j’ai rencontré cette fille, au collège. Elle… elle était magnifique. Bien évidemment, elle sortait avec un type, à l’image des convenances hétéronormées.

Elle hausse les épaules tandis qu’elle repense à ses camarades obsédées par l’idée de se trouver un mec. Pour elles, sortir avec une fille n’était pas une option. Dans toute leur naïveté enfantine, elles ne se posaient même pas la question. Pourquoi se creuser la tête lorsque les livres que l’on lit, les films que l’on voit, représentent tous la version idéale d’un couple ? Celle d’une femme mince, discrète, soumise à un homme beau, fort - insensible - et doté d'un large patrimoine pour seule qualité.

Un soupir.

Est-ce qu’on arrêtera un jour de casser les couilles aux personnes qui diffèrent de ce tableau ? De cette peinture pleine de défauts qui n’est aucunement un modèle ? Bordel de merde, est-ce qu’on réalisera un jour que la sexualité des autres ne nous concerne pas ?

— Je n’ai pas compris tout de suite que j’étais bi. Je pensais simplement que j’admirais cette fille. Que j’aurais aimé porter ses fringues, avoir ses cheveux lisses ou ses ongles colorés. Mais non, sourit-elle. J’aurais aimé l’emporter sur mon vélo vers le soleil couchant. Bon, il s’avère qu’elle n’était pas quelqu’un de bien mais tu as compris ce que je voulais dire.

— Hmm…

Les minutes s’égrènent et son passeur reste muré dans le silence. Elle plisse les yeux. Très bien. Les jointures de ses doigts craquent dangereusement. Tu choisis la violence.

— T’es encore bourré pour me poser des questions perchées comme ça ? vocifère-t-elle sans se formaliser du volume de sa voix. Il est à peine dix heures ! Tu exagères !

— Pour la huit cent cinquantième fois, chère attaquante… Je ne suis PAS alcoolique !

— Ah mais c’est ton appareil auditif qui a des soucis, papy fougère ! J’ai jamais dit ça !

— Je l’ai entendu dans ton ton ! rétorque-t-il, faussement exaspéré.

— Parce que tu parles le thon ?

— C’est un langage hyper répandu, d’abord !

— Ah ouais ? Tiens ! Bloub bloub blouuub.

— Raté. Tu as fait une faute de grammaire. Pour les insultes, c’est blib bloub blouuub ! la nargue-t-il d’un ton hautain.

— Aaaah mais c’est parce que j’ai pris une spécialité Saumon au lycée. Ils ont un accent tellement distingué quand on le compare au pauvre dialecte de la perche commune !

— Hein ? Parce que ça parle, les bouts de bois communs ?

C’en est trop pour Mathilde. Elle éclate de rire. Elle cache son visage dans son écharpe jusqu’à ce que les tressaillements de son ventre se calment. De son côté, le volleyeur continue de ricaner dans l’oreille de la sportive pendant qu’elle essaye de se contenir pour la tranquillité des autres passagers. Ce sera, bien évidemment, un bel échec.

— Allez, je te laisse tranquille, souffle Théo entre deux pouffements. Bloub voyage.

— Bl… Oh punaise. J’ai failli repartir, fait-elle en respirant profondément. Merci !

— Profite bien !

La destination du train lui revient en pleine face.

— Oui, c’est ça, grimace-t-elle. À plus tard !

Elle raccroche. Un frisson remonte le long de son échine. Comment ça caille dans ce wagon ! Elle tire sur son bonnet et resserre sa grosse écharpe. Le début de novembre n’est jamais très tendre dans la vallée. Elle plonge les mains dans sa veste et soupire de bonheur quand elle y découvre un peu de chaleur. Ce n’est pas avec son ancien manteau qu’elle aurait profité un confort pareil !

Elle s’enfonce un peu plus dans son siège. Sa garde robe a changé depuis ses emplettes avec Théo. Si elle se permet de mettre des jeans pour aller à la fac, en dehors de ces murs froids, elle refuse d’enfiler ses chemisiers qui grattent ou ses gilets de grand-mère. Les habitudes se forgent vite car, l’esprit embrumé par le sommeil, elle s’est habillée sans réfléchir ce matin. Elle lève la tête vers le plafond. Deux mois ont passé depuis son dernier week-end chez ses parents. Peut-être qu’ils seront si contents de la voir qu’ils ne critiqueront pas ses choix vestimentaires. Mouais. Tu rêves.

— Bonjour Monsieur. Titre de transport s’il vous plaît.

Le contrôleur s’est tourné vers elle et la fixe, le regard vide. Mathilde se raidit. Ses yeux noisette s’équarquillent. Hein ?

— Votre titre de transport, Monsieur ? insiste-t-il sans cacher son agacement.

Oh. Avec ses boucles blondes cachées sous son bonnet, ses vêtements masculins et sa musculature développée, elle a l’air… d’un homme. L’esprit en ébullition, elle fouille rapidement son sac et tend son ticket de train à l’agent. Elle l’observe poinçonner le papier pendant qu’elle se demande si elle doit corriger sa méprise ou si …

— Merci beaucoup ! s’exclame-t-il. Bonne journée.

— Bonne journée à vous.

Il marque un temps d’arrêt. La confusion plisse ses traits. Ah, ma voix. Trop aïgue n’est-ce pas ? Il la gratifie d’un hochement de tête avant de traverser le wagon à toute vitesse. Elle s’accoude sur le rebord de la vitre. Un grand sourire naît sur les lèvres. Ça lui fait presque… plaisir d’être confondue avec un garçon.

Peut-être qu’elle aurait dû se sentir outrée. Peut-être qu’elle aurait dû forcer le contrôleur à s’excuser.

Nan.

Elle gonfle le torse.

Je crois… Je crois que j’aime bien cette incertitude.

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