25.1. Rose ou bleu ?

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Les rails crissent. Une poussée sur la droite. Un simple pas à gauche pour conserver son équilibre. Les autres passagers autour de Mathilde s’accrochent à ce qu’ils peuvent pour ne pas tomber sur leurs voisins. Un maigre sourire pare les lèvres de la gardienne. Elle contracte ses abdos pour résister aux forces obscures qui l’encouragent à câliner la paroi froide sur sa gauche. Nope. Une autre fois pour les embrassades, Train.

Flou, le paysage se précise lentement derrière la vitre.

Un dernier coup de frein.

Deux mois ont passé depuis qu’elle s’est extirpée du cocon familial. Elle tire sur la capuche de son sweat-shirt. Deux mois à arpenter la fac de droit dans un costume infâme, à convenir aux préjugés de sa branche, à prétendre que les fiches de révision de Nina la font vibrer. Une grimace. Au secours.

Deux mois à s’ouvrir à Théo et Liam.

Deux mois sans subir les atroces sorties shopping avec sa mère ou les éternels reproches de son père. Deux mois pendant lesquels elle a appris à… respirer.

Libre.

Les portes s’ouvrent.

La poigne de la sportive se resserre sur son sac.

Allez.

Mathilde saute du wagon, la machoire serrée. Elle louvoye entre les gens - tout le village a pris le train ou quoi ? -, hausse un sourcil provocateur devant un type pressé qui ose jouer des coudes avec elle. J’vais t’apprendre à foutre des coups aux gens, moi. Un croche-patte discret. Tu vas te calmer, Bip Bip. Pendant que sa victime laisse échapper un jappement surpris, Mathilde repère le coupé bleu de sa mère. Elle inspire calmement. Pourquoi n’est-t-elle pas étonnée ? Le célèbre scientifique Dominique Bayram n’a pas de temps à perdre pour chercher sa fille à la gare. Il est préférable d’envoyer l’épouse débordée pour se charger de cette tâche ingrate. Elle se compose un faux sourire puis se glisse à l’intérieur du véhicule.

— Salut Maman.

— Ma chérie !

Sa mère fond sur elle comme un prédateur sur sa proie. Bordel de merde. Un câlin et des bisous, voilà tout ce qu’elle veut. Les muscles de la volleyeuse se contractent d’un coup pendant que la quarantenaire se penche pour l’embrasser sur les deux joues. L’épais maquillage de cette dernière colle à la peau de l’attaquante, ses bijoux tintent bruyamment dans ses oreilles, ses manches à froufrous ébouriffent ses cheveux. À l’aide.

Aussi blonde que sa fille, Louise Bayram ne lésine pas sur les moyens quand il s’agit de son image. Pas une mèche rebelle ne s’écarte de son chignon laqué, aucun pli malheureux ne froisse ses habits de marque et ses ongles sont toujours impeccablement vernis. Pour elle, c’est ça, être une vraie femme ; prendre soin de sa beauté à tout moment. De son côté, Mathilde n’a jamais compris l’intérêt de s’apprêter aussi élégamment pour un simple aller-retour en voiture.

— Je suis contente que tu sois là, ma chérie ! Tu as un problème de machine à laver ? gazouille Louise en zyeutant la tenue de la sportive. Ne t’inquiète pas, j’ai pensé fort à toi ! Je t’ai acheté des petites choses très mignonnes. Tu pourras les mettre quand on sera à la maison.

Aoutch. Les doigts de l’attaquante se crispent sur la ceinture qu’elle clipse à son siège. Ne mettons pas le feu aux poudres dès maintenant. Calme. Elle doit rester calme. Elle ne peut pas causer un incident diplomatique après avoir passé une minute dans cet habitacle qui pue le parfum trop cher. Alors, pleine de bonne volonté, Mathilde se tait. Elle hoche vaguement la tête quand sa mère lui raconte qu’elle est allée chez le coiffeur pour recouvrir ses infâmes cheveux blancs de son habituelle teinture blond platine, que son éthéticienne s’est amusée à décorer ses ongles de paillettes roses - enfer et damnation - et qu’elle s’est enfin acheté ce fourreau magnifique qu’elle a vu en vitrine la semaine dernière. Quelle vie… trépidente.

— Tu vas voir, quand je vais te montrer cette robe, tu vas la vouloir tout de suite ! Mais c’est la mienne, tu ne l’auras pas ! plaisante Louise en tapotant la jambe de la gardienne d’une main manicurée.

— C’est vrai que les robes, ça a toujours été mon truc à moi, rétorque l’étudiante en levant les yeux au ciel. J’ai jamais rechigné à en mettre, c’est même ma pas-sion.

Sa princesse de maman ne capte pas le sarcasme. Comment le pourrait-elle avec un mari aussi drôle qu’une spatule ? Mathilde croise les bras sur son torse tout en se laissant glisser au fond de son siège. Ce week-end va être long.

Très long.

— Tu es allée te faire un peu plaisir dans les boutiques ? demande la quarantenaire en lui jetant un coup d'œil espiègle. Il faut absolument que tu me montres !

Elle imagine l’horreur se peindre sur le visage de sa mère si celle-ci voyait l’intérieur de son armoire. Un rituel de purification au far à paupière doré et fond de teint couleur plâtre ne suffirait pas à purger la garde robe de l’étudiante. Non. Mathilde cache un sourire derrière sa paume et rive son attention sur la route. Ses nouveaux vêtements sont là pour rester, qu’importe les décrets incendiaires de la reine mère.

— Papa est là ?

— Ton père est rentré hier soir de sa conférence dans l’Est. Son voyage retour a été très éreintant. Alors… sois gentille avec lui.

— J’suis la plus respectueuse des fifilles à son papa, grogne la volleyeuse. C’est pas de ma faute s’il écoute que dalle à ce que je raconte. Mais tu sais quoi ? C’est sûrement parce que mes propos sont bien trop complexes à suivre. Après tout, mon intelligence surpasse de loin celle du grand…

— Tiens ta langue, Mathilde, coupe l’autre blonde d’un ton sévère. Cela fait des mois que l’on ne t’a pas vue. Sois agréable et tout se passera bien.

— Mais je suis agréable ! Agréable, c’est même mon deuxième prénom !

— Mathilde. Tu sais ce que je veux dire. Tiens-toi correctement d’ailleurs ! Une belle jeune femme comme toi ne peut pas se permettre d’être avachie !

— J’suis certaine que la police des bonnes manières ne me mettra pas d’amende.

— Si tu continues d’être impertinente, je devrais mentionner ton comportement à ton père. Tu sais qu’il prendra les mesures qui s’imposent.

L’attaquante lâche un soupir exaspéré avant de se redresser. Un sourire satisfait plisse les lèvres parfaites de la souveraine aux pleins pouvoirs.

Soudain, Mathilde prend conscience de ce qu’implique son retour. Elle doit se réfréner. Ici, dans ce petit village, en face de sa mère, elle doit tempérer son sale caractère. Elle doit s’adoucir. À en devenir… docile.

Elle doit, elle doit.

Elle ne peut pas “être”.

Un rire discret.

Tss.

Comme si quiconque pouvait m’empêcher d’être moi.

— Je serai sage, promet-elle d’un air narquois. Parfaite, même.

N’est-ce pas là ce qu’on lui a toujours essayé de lui apprendre ? De ne jamais faire de vagues, de n’avoir aucun mot plus haut que l’autre ? De ne rayonner d’aucune couleur ? Un rictus moqueur se dessine sur son visage. Elle ne s’est jamais conformée à ces règles. Elle jure comme une charretière, elle parle fort et possède l’humour un pingouin - c’est hyper rigolo les pingouins. Comment ses parents peuvent-ils s’imaginer reprendre une autorité qu’ils n’ont jamais réussi à mettre en place ?

Forts de leur inflexibilité et de leur amour pour les normes, ses géniteurs sont pareils à des statues de marbre. Parfaits. Inchangés.

Le problème, c’est que Mathilde n’a jamais été faite de pierre.

Elle est le feu qui brûle dans la tempête.

— Ma fille, ma fille chérie, roucoule Louise. Tu vois quand tu veux !

La voiture à peine éteinte, Mathilde se jette hors de l’habitacle. Si l’air se faisait rare là-dedans, revenir à la maison est encore pire. Dans le meuble à chaussures, ses baskets jurent avec les talons de sa mère et les pompes cirées de son père. La volleyeuse hausse un sourcil devant la moue désapprobatrice de la reine des lieux puis rabat brutalement la porte du placard. Louise sursaute en émettant un couinement indigné avant de se réfugier dans sa cuisine. La sportive réprime un sourire moqueur. Oups.

La porte du bureau de son père est fermée. La jeune femme connaît le danger de l’ouvrir sans y avoir été invitée. Un frisson désagréable remonte le long de son échine. Elle ne s’amusera pas à toquer. Son paternel est au courant de sa venue. La reine-mère a dû calculer l’heure exacte à laquelle leur fille poserait le pied sur leur territoire et aurait informé son roi du parasitage de son royaume. Alors, que fabrique-t-il terré dans son antre au lieu de venir la saluer ? Elle hausse les épaules. Vaut mieux retarder les retrouvailles. Une explosion est si vite arrivée !

Mathilde s’avance dans le couloir, ses chaussettes glissant sur le carrelage froid. Rien n’a changé ici. La tapisserie terne n’a pas gagné en couleur mais en poussière, les naperons en dentelles exposent leur finesse sur l’ensemble des meubles en bois vernis tandis qu’un bouquet de fleurs séchées trône sur la table de la salle à manger. Un intérieur si coloré qu’il en donnerait mal à la tête.

— Mathilde ! Regarde ce que je t’ai pris ! l’appelle Louise depuis la cuisine. Tu seras bien mieux là dedans !

Une robe. D’un rose à vomir. Quelle atrocité. La gardienne manque de défaillir. Un décolleté plongeant, des froufrous insupportables au bout des manches, le tout dans cette matière épouvantable composant l’entièreté de la garde robe antique qui pourrit au fond de son armoire depuis un mois. Mais qui est le débile qui a pondu cette abomination ? L’horreur doit se lire dans les yeux de Mathilde car le sourire de sa mère perd de son éclat.

—Tu n’aimes pas ? Essaye-la quand même, insiste la quarantenaire d’un ton enjoué. Tu pourras te faire une meilleure idée !

— Je ne suis pas sûre de la couleur.

— Oh mais je peux l’échanger ! En attendant, monte te chercher des choses dans mon armoire ! sourit-elle en gesticulant vers le couloir. Tu y trouveras sûrement ton bonheur.

—Tu sais quoi ? Je vais rester comme ça.

La voix de Mathilde est ferme.

Les vêtements qui la mettent à l’aise sont ceux qu’elle porte.

Pas les monstruosités qui se cachent dans le placard de sa mère.

Ton règne sur mon style prend fin ici et maintenant.

Le regard baissé sur son cadeau, Louise pose la robe sur la commode de la cuisine puis se tourne vers les fourneaux. Elle enfile ses maniques, sort la quiche dormant dans le four et commence à couper trois parts. Seul le crissement de son couteau brise le silence qui s’est installé dans la pièce.

— Tu veux que je t’aide avec quelque chose ? demande doucement la sportive. Je suis devenue une vraie pro en matière de nourriture ! Je pourrais même tenter les plus hauts concours tellement j’suis forte.

Les lèvres serrées, sa mère lui tend une assiette garnie. La déception se lit aisément sur son visage. Mathilde le sait, sa génitrice aurait voulu une “vraie fille”. Une de celles qui se maquille avec plaisir, qui adore déambuler dans les centres commerciaux, qui discute mode à chaque occasion… Toutes ces choses qui passionnent la quadragénaire, toutes ces choses que l’attaquante ne peut pas blairer. Les doigts de la jeune femme se crispent sur la porcelaine. Je suis désolée de ne pas être capable de te donner ce dont tu as toujours rêvé.


— Va t’asseoir au salon, l’invite Louise avec un faible sourire. Je vais prévenir ton père.

Mathilde observe sa maman un instant avant de tourner les talons. Que dire pour la rassurer ? La volleyeuse a toujours subi leurs sorties interminables en espérant un jour être délivrée de cette corvée. La chaise racle le carrelage quand elle la tire. Elle aimerait affirmer que leur relation ne s’arrête pas là. Que le lien qu’elles partagent est bien plus fort. Que son désintérêt pour la mode n’est pas un obstacle à l’amour qu’elles se portent. Un soupir. Pas sûr.

Elle rejette la tête en arrière, les yeux posés sur le plafond. Suis-je une mauvaise enfant ? Ou est-on simplement trop différentes pour se comprendre ?

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