26. 3. Acide lactique

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Devant les mines souriantes mais exaspérées des deux garçons, Mathilde commence à gambader joyeusement quelques mètres devant eux. Elle n’accorde pas un seul regard à la fac de droit qui les toise de toute sa hauteur et bondit sur chaque ligne blanche du passage piéton qu’ils traversent. Entendre le rire de Liam à chaque bêtise qu’elle entreprend lui met du baume au cœur. Puis, alors qu’elle saute de muret en muret, son estomac commence à grogner son impatience. Ni une, ni deux, elle se met à râler :

— Tu aurais dû dire que t’habites à huit cents kilomètres du gymnase ! C’est une marche de la faim ou quoi ?

— C’est seulement sept-cents-quatre-vingts dix-neuf kilomètres, la rassure Théo, l’index levé. Mais si tu fais des pas chassés, que tu claques des doigts tout en récitant l’alphabet, la distance se réduira de moitié !

— J’ai. Faim !

— On y est dans deux minutes, tu peux att…

— J’ai faaaaaaaaaaim !


Un soupir.


— Dis-moi, Liam. Si jamais, - on ne sait pas ce qu’il pourrait arriver ; trop d’ananas, trop de raclette, par exemple - je… disons, voilà… que… hmmm… Je glisse et je la trucide. En tout bien, tout honneur ! Est-ce que tu me couvrirais ?

— Bien sûr.

— Quoi ? s’insurge la gardienne, les yeux écarquillés. Qu’est-ce qu’il est arrivé au Liam terrifié qui criait à tout bout de champ “le meutre est toujours interdit par la loi “ ?

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes encore avec ton champs ? Non, je veux juste pas qu’il ait froid ! Et puis, il n’est pas sérieux, question meurtre. Il tient trop à t…

— Argh ! Baby shark tudududu, baby shark tudududu…


Les yeux de l’attaquante s’arrondissent. Pendant qu’il entonne sa chanson insupportable, le passeur se dandine comme un pingouin tout en accélérant l’allure. Mais ! Restée en arrière, la blonde s’approche de l’autre sportif encore sain d’esprit :

— Euuuh… qu’est-ce qu’il lui prend ?

— J’avoue être un peu… décontenancé, grimace Liam, les sourcils fronçés. Il a… faim ? froid ?

— Et notre super bonnet ?

— Très juste. Vu la qualité de la laine, impossible que le froid lui ait congelé le cerveau, déclare-t-il en se caressant le menton. Hmm… Qu’est-ce qu’on fait ? On contacte les urgences ? Mais il y a peut-être plus urgent qu’un artiste se prenant pour un volatile.

— Tu crois que c’est une prestation artistique ?

— Si ç’en est pas une, c’est juste… de la folie.


Leurs regards se rencontrent.


— Hmmm, fait-elle, un sourcil arqué.

— Hmmm. Oui. Tu as raison. Pourquoi s’étonner quand ça vient de lui ?


Soudain, un cri résonne dans la ruelle :

— Tada ! C’est chez moi !


Théo leur ouvre la porte de son immeuble, toute ressemblance avec un oiseau de banquise ayant soudain disparu. Bien sûr, Liam et Mathilde ne perdent pas un instant pour se moquer de lui. Des chouinements dramatiques résonnent dans la cage d’escalier jusqu’à ce que le passeur invite ses coéquipiers à entrer dans son humble demeure.

Le battant s’ouvre sur une explosion de couleur. Des affiches de concerts sur les murs, un tapis arc-en ciel, un canapé jaune sur lequels dorment des coussins en formes d’étoiles de mer, quelques plantes… Agressée par l’alliance chaotique des teintes choisies, la gardienne cligne des yeux. Bordel, j’aurais dû prendre mes lunettes de soleil. Si l’appartement de Liam rime avec calme et réconfort, celui de Théo est une bouffée d’énergie. Elle grimace en pensant à la pâleur maladive de ses propres murs. Il serait peut-être temps de donner une personnalité à ta nouvelle maison !

— Venez, venez ! les presse Théo. Eiji n’est pas là, ce grand fou s’est donné l’objectif de traverser la région à vélo en moins de trois jours ! Il ne reviendra pas avant mardi alors on sera tranquille !

— Du vélo ? En plein mois de novembre ? s’étonne-t-elle en enlevant sa veste.

— Eiji ? renchérit Liam, curieux.

— C’est mon coloc ! Que voulez-vous ? On n’arrête pas un passionné ! Même sa fac de maths a lâché l’affaire, question absence. Mais vu qu’il est très bon, ses profs passent l’éponge !

— Ça veut surtout dire qu’il y aura plus de crêpes pour moiiiiii !


Mathilde sautille de joie jusqu’à la cuisine, chantonnant qu’elle pourrait manger un continent entier. Elle ne voit pas le regard tendre que Liam et Théo posent sur elle ; satisfaire son ventre est beaucoup plus urgent. J’AI FAIM !

Après avoir rassemblé les ingrédients nécessaires pour la pâte à crêpe, elle s’attribue officiellement le titre de chef cuistot. Elle ignore les critiques des deux garçons, l’un soulevant le dysfonctionnement de ses papilles et l’autre son côté despote. Elle garde son calme quand Théo menace de jeter les conserves d’ananas par la fenêtre ou lorsque Liam propose de ne faire que des crêpes salées. Bordel, heureusement que je suis là pour rétablir l’ordre et la discipline.

L’appareil à crêpes branché, ils s’installent à la table. Liam se propose d’ouvrir leur horizon gustatif en leur servant du jus de pamplemousse, l’une de ses boissons préférées. Pour la première fois, Mathilde et Théo tombent d’accord : c’est absolument atroce. Mais, au lieu de se vexer comme l’aurait fait les deux sportifs, le libéro éclate de rire.

— Plus pour moi, fait-il en se frottant les mains.


Convaincus que leurs papilles sont bien plus fonctionnelles que celles de Liam, Mathilde et Théo échangent une grimace dégoûtée. Ils se chamaillent pendant tout le repas, le passeur allant jusqu’à balancer des crêpes sur le handballeur sous les cris outrés de la blonde. La nourriture, c’est sacré !

Une fois l’estomac bien rempli, Mathilde se traîne de la cuisine jusqu’au salon et s’écroule sur le canapé jaune dans un soupir satisfait. Ah, la vie est tellement plus simple avec des crêpes dans le bidou !

— Où est-ce que tu vas ? demande doucement Théo, en s’appuyant sur l’encadrement de porte. Tu crois vraiment pouvoir échapper à la corvée de débarrassage ?

— Si je me lève, je décède, gémit-elle, la tête dans les coussins.

— Je vais prendre le risque.

— Moi pas, intervient Liam en posant sa main sur l’épaule du passeur. On n’a pas de voiture pour l’amener à l’hôpital.

— Pas besoin d’hôpital, on lui creuse un trou dans le parc public juste à côté. Je t’assure que c’est pas loin.

— Tu n’as pas de pelle, contre le sportif aux cheveux bicolores.

— Ça peut se trouver. Je suis plein de ressources.

— Si tu as tant de ressources que ça, tu peux t’acheter un lave-vaisselle, grommelle-t-elle.

— À quoi ça me servirait pour t’enterrer ?


Mathilde explose de rire et se lève de bonne grâce. Chargée de ranger la vaisselle, elle part à la chasse du bon placard sous les instructions de Théo qui prend un malin plaisir à la faire cavaler dans toute la cuisine avant de lui indiquer le bon emplacement. Lorsque l’un des deux joueurs prend trop de temps pour exécuter la tâche qui lui a été attribuée - ou quand trop de mauvaise foi s’est accumulée dans la pièce -, Liam utilise son chiffon humide pour fouetter l’impertinent. L’attaquante crie à la maltraitance, Théo le traite d’échelle mal aiguisée et le handballeur hausse un sourcil, loin d’être impressionné par ces petits gégniards.


Quand tout est enfin propre, Théo réclame une tisane. Mathilde le regarde s’allonger sur le tapis près du divan. Il attrappe un des coussins, se roule en boule et ferme les yeux. Un petit rire secoue la poitrine de la jeune femme et elle rejoint Liam dans la cuisine. En bon détective, il a déjà repéré le meuble où sont rangés les mugs. Il sort une tasse à l’effigie d’un pingouin, une avec l'anse en forme de guitare et une dernière où est inscrit “ L’intelligence c’est moi”. Elle ouvre des grands yeux devant la myriade de tasses qui s'agglutinent dans cette armoire. Alors que le libéro ajoute un sachet de verveine dans l’eau - il est déjà venu ici pour savoir où trouver ça ? -, un air malicieux se peint sur le visage de Mathilde. Liam lève les yeux au ciel :

— Non.

— Allez.

— Nan.

— Roooh. Mais siii !

— Tu as quel âge ? Huit ans ?

— Trois et demi. Allez, juste une pincée de sel.

— Je vais vraiment l’aider à t’enterrer dans le jardin public.

— Tu serais complice.

— J’aurais débarrassé la Terre d’une grande menace.

— Vrai, acquiesce-t-elle en attrapant la salière. Je t’en mets aussi ?

— Tu ne vas rien faire du tout.


Lorsqu’il l’attrape par la taille et la balance sur son épaule, elle lâche un cri de surprise. Le nez dans le dos du joueur, elle se cramponne au pull du garçon tandis que le flacon de sel reste fermement emprisonné dans sa main. Liam la dépose plus ou moins délicatement sur le canapé et, le visage empoupré par l’effort, il lève un doigt autoritaire vers elle :

— Voilà. Tu… Je… Reste tranquille !


Les joues en feu, Mathilde reste figée sur place. Elle sent encore les bras du joueur s’enrouler autour d’elle, ses doigts empoigner ses jambes pour maintenir son équilibre et son odeur de menthe embaumer ses narines. Un frisson remonte le long de l’échine de l’attaquante. Son regard rejoint celui de Théo qui hausse un sourcil, un petit sourire en coin. Bordel. Sans réfléchir, elle attrape un coussin et lui jette au visage. Il éclate de rire pendant qu’elle cache sa face brûlante dans ses mains. Au secours, ils vont me tuer.

Liam arrive avec deux tasses, les dépose sur la table basse et repart illico d’où il vient. Sans perdre une seule seconde, Théo se précipite à sa suite. Hein ? Mathilde fronce les sourcils mais ne dit rien. Elle laisse son regard glisser sur les deux guitares exposées près du divan. Alors que ses doigts se tendent vers les cordes de l’instrument, la lumière du salon s’éteint. Qu’est-ce que… Elle se tourne immédiatement vers la cuisine. Soudain, les voix des deux garçons entonnent une chanson très connue :

— Joyeux aniversaiiiire, joyeux anniversaiiire ! Joyeux zaaaanniiiiverssaaaaire, Mathiiiildeuuuh ! Joyeux zanniversaiiiire !


Quand ils s’approchent d’elle, sourires aux lèvres, le cœur de Mathilde rate un battement. C’est à peine si elle remarque le gâteau à l’ananas décoré par dix-huit petites bougies. Elle écarquille les yeux :

— Qu’est-ce que… je ne vous ai jamais dit que…

— Quand on a rendu le formulaire d’inscription à la Nuit du Volley la semaine dernière, j’ai vu ta date de naissance sur ton papier, avoue le libéro en s’asseyant à côté d’elle.

— Mais…

— On ne savait pas trop si ça te ferait plaisir de faire une grande fête avec ceux du volley, révèle Théo d’un ton doux. Alors, Liam a suggéré de faire ça entre nous, quitte à proposer quelque chose de plus grandiose quand tu seras prête.

— Je… C’est très réfléchi de votre part, bégaye-t-elle, les joues rouges. C’est toi qui a fait le gâteau ?

— On l’a fait ensemble avant d’aller à l’entraînement, sourit le passeur en jetant un coup d'œil complice à Liam.


Alors qu’un voile rouge se dépose sur les joues des deux joueurs, un sourire tendre se dessine sur les lèvres de la joueuse. Puis ses paupières se ferment et elle souffle ses bougies. Son voeu confié aux flammes, elle relève la tête, les yeux brillants :

— Merci.


L’attention la touche plus qu’elle n’est capable de l’exprimer. Sa mère ayant insisté sur l’importance de cet âge, la sportive s’était juré de ne rien organiser par esprit de contradiction. Mais, fêter ce jour avec les personnes en qui elle a confiance, avec les personnes qui la connaissent très bien… Une inspiration. Je crois que…

— Tiens, sourit Liam en lui tendant un sachet.


Un sourcil arqué, elle découvre une plante au feuillage vert foncé, parsemé de reflets violets. Elle lève la tête vers le handballeur, complètement paniquée :

— Mais… mais… Et si elle meurt chez moi ?

— Ne t’inquiète pas, c’est une céropégia. Sa maman a vécu chez moi pendant des années, je suis certain que sa petite survivra, la rassure-t-il d’un ton calme. Elle s’appelle Vivi ou Woolfie selon son humeur.


Mathilde extirpe délicatement son cadeau de sa prison de papier. Cascade de feuilles en forme de cœur, le végétal est protégé par un pot en terre cuite de la même couleur que les yeux de Théo. Un sourire se dessine sur le visage de la volleyeuse :

— Salut Vivi. Je vais prendre soin de toi, tu verras.


La sportive caresse la chevelure de la petite Vivi avant de remercier Liam, la poitrine gonflée de gratitude. Elle leur fait ensuite l’honneur de goûter à leur gâteau et se réjouit des saveurs ananasées qui explosent dans sa bouche. Mais quel délice ! Elle se trémousse de joie tandis que les deux garçons éclatent de rire. Puis, alors qu’un énième débat éclate sur la puissance de l’ananas sur le monde, Théo s’éclipse. La gardienne s’interrompt dans son argumentaire et se tourne vers le Liam :

— Qu’est-ce qu’il prépare ?

— Tu verras bien, la rassure-t-il avec un clin d'œil.

— Tu veux pas me dire ? insiste-t-elle en lui donnant un coup d’épaule.

— Non.

— Allez ! Dis- moiiii !

— T’es vraiment pas patiente !

— Ça t’étonne ?


Un sourire éclatant étire les lèvres de Liam.

— Pas vraiment, glousse-t-il, une étincelle espiègle dans le regard.


Sur le point de chercher des noises à son libéro, Mathilde ouvre la bouche et la referme aussitôt. Théo vient d’entrer dans la pièce, une guitare à la main. Elle se fige, les mots lui échappent soudainement. Elle interroge Liam du regard mais il se contente de lui ébouriffer les cheveux.

Leur passeur s’installe sur un tabouret en face d’eux et son regard vert d’eau se verrouille sur celui de la jeune femme. Les battements du cœur de Mathilde s’accélèrent.

Les doigts de Théo commencent à caresser les cordes de l’instrument. La douceur des premières notes flattent les tympans de la blonde, la cajole et la transporte. Émerveillée, Mathilde ferme les yeux et se laisse aller sur le canapé. Elle connaît cette chanson. Elle l’a écoutée pendant des semaines avant de la partager sur le “Triangle des Bermudes”. Plus qu’un réconfort, sa mélodie est devenue le réceptacle de tous les combats qu’elle a gagné, de toute la douleur qu’elle a supporté.

Une inspiration.

La musique de Théo s’enroule autour d’elle. Leurs émotions s’entremêlent, s’enchevêtrent et se mélangent. Bordel. Les larmes commencent à se masser derrière les paupières de la sportive. Elle inspire faiblement et cherche le regard de Liam. Un doux sourire sur les lèvres, le jeune homme lui ouvre simplement la main. Elle la prend sans hésiter.

Lorsque Théo se joint au chant de sa guitare, Mathilde se penche en avant. Les perles salées roulent librement sur ses joues. La voix du passeur lui coupe le souffle et, pendant un instant, elle s’arrête de réfléchir. Elle prend le temps de ressentir toutes ces émotions qu’elle a intellectualisé et les laisse s’évader de sa poitrine.

La chanson se termine et Mathilde presse les doigts de Liam avant de se détacher de lui. Un pas, deux pas. Elle se blottit dans les bras de Théo. Le sportif la serre contre lui, enfouissant son visage dans ses boucles blondes. Elle tremble encore d’émotion sous ses mains. Après un temps, elle se détache de lui :

— Merci, souffle-t-elle.


Il essuie une larme qui roule sur sa joue.

— Joyeux anniversaire, sourit-il.


Alors qu’il presse un baiser contre son front, elle ferme les yeux un instant. Puis elle tend la main vers Liam pour qu’il les rejoigne. Leur étreinte, rassurante comme un cocon, se referme sur elle et la sportive expire profondément.

Il n’y a plus aucun doute.

Ma maison, c’est eux.

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