27. 2. Carton jaune

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— Et ce Théo…, reprend Aïsha. Tu m’avais déjà parlé de lui en septembre, non ? Il a vraiment l’air d’être quelqu’un de bien.

— Oh, c’est même plus que ça. Il est… il est…

Des flashs de souvenirs se déroulent devant ses iris noisette. Les idées loufoques de son passeur, la chaleur de sa main dans la sienne, leur deux rires s’entrelaçant dans le vent… L’estomac de la jeune femme frémit comme si des milliers de papillons avaient décidé de prendre leur envol. Les battements de son coeur s’accélérant, la volleyeuse s’allonge à nouveau sur son lit :

— Argh, il est… indescriptible ! s’exclaffe-t-elle, le regard rêveur. C’est juste… lui !

— Je vois. Ce monsieur te fait perdre ta grande inventivité, c’est très intéressant !

Mathilde plisse les yeux. Le ton conspirateur de sa meilleure amie ne lui dit rien qui vaille. Quelle connerie va-t-elle encore chercher ?

— Par hasard, continue Aïsha, l’air de rien. Est-ce qu’il a… quelqu’un en vue ? Quelqu’un comme… Toi ?

En plein dans le mille.

Les joues en feu, la gardienne se retourne brusquement vers son téléphone :

— Aïsha !

— Quoi ? Je demande ! s’exclame la musicienne d’une voix innocente. À titre informatif, voilà tout !

— Alors, de un, chère Madame, il est gay et de deux, il est follement amoureux d’un autre garçon.

— Cerrrtes. Cependant, est-ce qu’ils sortent ensemble ?

— Pas encore, concède la blonde en levant les yeux au ciel. Mais ça va venir ! Il faut juste que Liam arrive à lâcher prise sur…

— Attends, quoi ? Liam ? Le Liam ?

La sportive fronce les sourcils. Allons bon, qu’est-ce que j’ai dit encore ?

— Quoi, face de radis ? grogne-t-elle.

— C’est pas lui qui t’avait mise en rogne ? Tu sais, le mec du refectoire ! Un type hyper désagréable qui t’avait dit que tu ne l'intéressait pas ! Ou alors je me trompe de prénom ?

— Argh… c’est vrai qu’il y a eu cet épisode là, grimace Mathilde en lâchant un gros soupir.

— Tu lui as donné une autre chance et suivi mes judicieux conseils ! Ah, que ferais-tu sans moi…

— Oui bon, ça va ! Fais pas trop la maligne !

— L’arrogance, c’est ton rayon, Math. Je ne voudrais pas marcher sur tes plates-bandes !

L’attaquante jette un coup d'œil mauvais vers son portable. Elle imagine bien trop facilement l’air satisfait d’Aïsha. Hmpf. Elle hausse un sourcil tout en poussant son téléphone du bout de son pied. Quand l’appareil se retrouve au bord du matelas, un sourire se peint sur les lèvres de la sportive. Un mot de plus Aïsha et tu le destin fera son office.

— Alors ? Tu me racontes ? Je veux savoir comment ce fameux Liam est passé d’”abruti fini” à “prétendant acceptable pour mon doux Théo-bisou-calin-bisou” !

BOUM.

T’as cherché.

— Math ?

— Excuse-moi, je te guillotinais mentalement.

— Ah, si ce n’est que ça...

— Ça va beaucoup mieux avec Liam parce que j’ai compris comment il fonctionne, siffle Mathilde en récupérant son téléphone gisant sur le sol. Il est… impressionnant. Toujours en train de réfléchir, il t’analyse d’un seul regard et tire des conclusions à partir d’un détail qui t’aura échappé. Par exemple, il saura immmédiatement comment Théo ou moi allons réagir à une situation donnée et nous suggère une solution avant même qu’on ouvre la bouche. Je te jure, il a toujours un coup d’avance. Le truc que j'ai pas su au début, c’est qu’il a du mal avec le second degré et… les gens qui mentent.

Ses doigts tirent sur les manches de son pull. Tu m’as vue. Moi. Sans tous les artifices avec lesquels j’avais camouflé ma personnalité. Elle se mord la lèvre. Et tu es resté malgré tout.

— Wow, ça change pas mal du discours de l’autre fois !

— Ouais…

Mathilde inspire profondément, ses yeux perdus dans l’immensité blanche du plafond.

— Liam… est très doux, très attentif. J’ai… chialé comme une merde devant lui à une soirée d’anniversaire, grimace la sportive. Et… juste, il ne s’est pas moqué. Il m’a prise dans ses bras, il m’a écoutée, rassurée….

Un sourire.

— Je crois que sans lui… je ne serais certainement pas autant à l’aise avec qui je suis, murmure-t-elle. Je ne sais pas combien de fois il m’a empêchée de mettre mes émotions, mes… questionnements sous le tapis.

— Je n’aurais pas pensé que te dire de lui donner une autre chance puisse aboutir à une relation aussi forte, s’étonne Aïsha. Juste par curiosité, tu ne l’as pas embrassé à un moment ?

— Mais pas du tout !

Toute rouge, Mathilde prend son téléphone et le menace d’un doigt accusateur :

— C’est quoi ton souci, frisette ? Va voir Mathieu si t’es en manque de bisous !

— Je rigole, je rigole, ricane l’impertinente au bout du fil. N’empêche que je me demande s’il n’y a pas un truc entre vous tous. Tu perds ta voix quand on te parle de Théo et toi, la personne la plus secrète du monde, tu te confies à Liam, un gars que tu connais depuis trois mois ! Y a baleine sous gravillon, Math !

— N’importe quoi ! T’es passée sous un tunnel il y a dix minutes ? s’insurge la joueuse. Je t’ai dit que Théo est amoureux de Liam ! Ils sont faits pour être ensemble, je ne suis qu’une simple entremetteuse, moi ! Rien d’autre ! Si tu les avais vus à la soirée d’anniversaire, tu serais du même avis que moi ! Ils étaient si mignons à danser ensemble… Bon, Théo était bourré et complètement fou mais ça fait partie de son charme, pouffe-t-elle en se cachant les yeux avec ses mains. Liam l’a même porté sur son dos jusqu’à son propre appartement parce que ce génie ne se rappelait plus de son adresse.

— Ah bon ? Et… Comment tu sais ça ?

— J’ai dormi chez Liam pour éviter que Théo ne panique en se réveillant seul dans la maison d’un autre gars.

Elle grimace. Déjà que l’excuse n’était pas bien crédible sur le moment, elle semble encore plus bancale énoncée à haute voix. Bordel qu’est-ce qu’il m’a pris ?

— Ouuuuuh, Mathiiilde ! s’écrie Aïsha d’une voix surexcitée. Tu as dormi chez un garçon avant le mariage ! Que diraient tes parents, eux qui sont si coincés ?

— Pff. Comme si j’allais leur raconter ! s’exclame-t-elle en levant les yeux au ciel. Je les ai revus d’ailleurs. Une semaine avant mon anniversaire. Ce n’était pas une partie de plaisir.

— J’imagine… Ils n’ont jamais été très à l’écoute. Ma pauvre. Ça a dû te refroidir après toutes les aventures avec tes deux copains. Dis-moi au moins que tu as fêté tes dix-huit ans avec eux.

— Oui ! C’était... magique.

Les mots sortent de sa bouche sans qu’elle ne s’en rende compte. Pendant qu’elle raconte sa fête surprise, la mélodie de la guitare de Théo résonne dans ses oreilles, la douceur des mains de Liam couvre sa peau de frissons. La chaleur de l’étreinte des deux garçons enflamme ses joues tandis que le souvenir du mélange de menthe et de cannelle calme sa respiration. Elle était vraiment incroyable, cette soirée.

Quand elle termine son récit, son portable reste silencieux pendant un long moment. Mathilde plisse les yeux. C’est pas normal. Aïsha a forcément un truc à dire. Elle a toujours un truc à dire.

— Quoi ? lance l’attaquante entre ses dents serrées.

— Rien. Rien du tout.

— Crache le morceau, face de radis.

— Très bien. T’es amoureuse.

— Hein ? Qu’est-ce que tu me chantes ? De qui ?

— Ce qui est beau, Math, c’est que malgré ton intelligence supérieure - comme tu aimes beaucoup le rappeler -, tu es quand même bien bête.

— Ah ! C’est bon, on se lâche ? On s’insulte délibérement maintenant ? siffle la gardienne, un sourcil arqué. Faut le dire que si tu veux que je te passe à tabac !

— Tss. C’est terrible d’être ignorante à ce point. Fais un effort, Math ! soupire Aïsha. Regarde comment tu parles de ces deux gars !

— Je… Avec des mots, des phrases ? Normal quoi !

— Non ! Tu m’as jamais parlé de quelqu’un avec un ton aussi passionné, d’une voix dégoulinante de sentiments ! On ne me la fait pas à moi, Bayram ! Je suis sûre que tu es toute rouge, que tu as le cœur qui bat à cent à l’heure et des coeurs dans les yeux !

— N’importe quoi ! Je…

La sportive ouvre la bouche, l’esprit en ébullition. Elle touche ses joues et constate en grimaçant que sa meilleure amie n’a pas tort. Mais sa mauvaise foi revient immédiatement à la charge :

— Même si tu avais raison - et c’est pas le cas -, qu’est-ce que ça change ? Théo est gay et Liam l’est très certainement aussi !

— Pff, non. Théo a un truc pour toi. Personne ne chante et joue aussi intimement pour une simple amie. Ou alors il faut se poser les bonnes questions.

— Arrête de raconter des conneries ! L’air de la capitale t’enfume le cerveau, c’est pas possible !

—Réfléchis à ce que je t’ai dit, Math. Tu as toutes les cartes en main. Tu es suffisamment maligne pour faire les liens par toi-même !

S'ensuit une litanie de menaces stupides et de surnoms débiles qui les font étonnamment dériver vers la vie amoureuse d’Aïsha. Mathieu et elle ont décidé d’adopter un chaton. Après avoir déclaré haut et fort qu’elle en serait la marraine, la sportive propose pléthore de noms pour son filleul mais sa meilleure amie les refuse tous sous prétexte qu’ils ne sont pas assez doux. Mathilde lâche un grognement. À quoi ça sert d’avoir un chat si on ne peut pas lui attribuer un nom de guerrier nain ? Nan mais !

La volleyeuse apprend ensuite que le couple ira fêter Noël chez les parents de Mathieu et qu’elle est la bienvenue si elle veut skier avec eux. Mathilde sourit avant de décliner. Même si dîner avec ses parents serait une corvée, elle ne laisserait pas son grand-père passer les fêtes tout seul. Elle a même prévu un cadeau pour le vieillard arrogant : lui botter les fesses aux échecs !

Quand Aïsha commence à bailler, il ne se passe pas quelques secondes avant que Mathilde ne l’imite. Riant de leur fatigue, les deux amies raccrochent en se promettant de s’appeler plus souvent.

L’écran de son téléphone éteint, la sportive se lève de son lit en s’étirant ses muscles endoloris. Bordel, j’espère que je ne me casserai rien demain. Alors qu’elle rassemble ses affaires pour le week-end, la volleyeuse ne peut s’empêcher de repenser au discours qu’elle a fait à Aïsha.

Elle choisit un short et un tee-shirt dans son armoire, les jette dans son sac avant d’étudier son reflet dans le miroir. Elle remonte ses boucles sur sa nuque, son sweat-shirt se plisse mais aucune de ses courbes ne se dessine. Même si elle se sent à l’aise dans ces nouveaux habits, est-ce qu’elle pourrait plaire à qui que ce soit là-dedans ? Aurait-elle plus de chance de séduire si elle mettait une robe ? Rien qu’à y penser, une grimace de dégoût se forme sur son visage. Urk, non merci.

Elle ne se sent pas garçon, elle ne se sent pas non plus fille. Face à son miroir, Mathilde se laisse glisser le long du mur. C’est quoi être une fille ? C’est quoi être un garçon ? Ses doigts se crispent sur les manches de son pull. Est-ce que posséder le sexe de l’une ou l’autre personne se résume à s’approprier des clichés ? Si on naît femme, se doit-on d’être douce, calme et maternelle ? Doit-on absolument s’apprêter pour autrui, vouloir une famille, savoir cuisiner ? Elle remonte ses jambes contre son torse, le regard toujours fixé sur son reflet. Si on naît homme, se doit-on de garder le contrôle de ses émotions, d’imposer le respect, de tout faire pour gagner un salaire impressionnant ? Est-on censé coller aux préjugés attachés à ce qu’on a entre les jambes ? Mathilde soupire. Elle aimerait que tout soit plus simple.

Elle lève la tête vers le plafond. Elle a les traits biologiques d’une personne feminine. Elle n’a pas de pénis ou de testicules. Son sexe est clair, elle ne peut pas échapper à cette classification scientifique. Mais doit-elle vraiment obéir aux rapports sociaux, aux attentes qui se rattachent à cette féminité sexuelle ? Une inspiration. Doit-elle vraiment choisir entre un comportement sociétal masculin ou féminin ? Elle se redresse et tire sur son sweat-shirt. J’en sais foutrement rien. Pourquoi ne pas simplement… vivre ? En tant qu’elle, qu’il, qu’iel, qu’importe ! Elle s’éloigne de la glace pour chercher ses baskets sur la terrasse. Je veux juste être moi. Sans que cela soit un problème.

Elle zippe son sac après avoir vérifié trois fois qu’elle a embarqué tout l’équipement sportif nécessaire pour la compétition de demain. Elle prend son portable et clique sur la conversation avec ses deux coéquipiers. Alors qu’elle tape un nouveau message, les mots d’Aïsha s’insinuent dans son esprit.

“T’es amoureuse”.

Ses doigts arrêtent brusquement leur course.

Elle serre les dents.

Bordel.

Ses pensées dérivent vers les deux joueurs. Y-a-t-il vraiment quelque chose entre eux ? A-t-elle le droit de ressentir quelque chose pour Liam et Théo alors qu’ils sont faits pour être ensemble ? Les battements du coeur de la jeune femme s’accélèrent et elle pose une main sur sa poitrine. Putain de merde. Elle secoue la tête avant d’envoyer la voix nasillarde d’Aïsha hors de son esprit d’un coup de pied mental. Elle aurait tout le loisir de s’interroger pendant le long trajet de bus l’amenant à la Nuit du volley. Encore faut-il qu’elle ne rate pas le rendez-vous au gymnase universitaire à quatre heures du matin. Elle jette un coup d'œil à sa montre. 23 h 45. Un grognement. Le réveil va piquer.

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