29.1. Lauraceae

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Liam tapote la gomme de son crayon sur sa paillasse. Quelques mètres devant lui, Monsieur Brunk gesticule au tableau. Il pointe les schémas qu’il a dessiné à la va-vite tout en agressant les oreilles de ses étudiants avec son ton surexcité. Les yeux sombres du handballeur se plissent. Une goutte de sueur coule sur la tempe gauche du professeur de biologie cellulaire, les muscles de sa machoire se crispent dans un sourire peu naturel et la main qu’il tient cachée dans son dos tremble légèrement. Aucune logique ne guide le laïus du biologiste, aucun sens ne peut être donné à cette cascade de mots expulsés au hasard. Un sourcil arqué, Liam pose son coude sur le carrelage froid avant d'appuyer son menton sur son poing. Bigre, qu’est-ce que c’est long.

Le jeune homme jette un coup d'œil au cahier ouvert devant lui. Son écriture élégante coule sur les lignes, ses diagrammes flattent le papier de leur tracé minutieux. La cytologie - comme nombre de sujets de deuxième année de biologie - il l’a étudiée pendant les congés d’été. Heureusement que sa curiosité intellectuelle l’y a poussé sinon il se serait trouvé bien ennuyé devant la logorrhée confuse de M. Brunk. Ses lèvres se pincent. Une logorrhée aussi confuse que lacunaire à la lumière des découvertes scientifiques récentes.

Au-dessus du tableau, l’horloge indique dix-neuf heures trente. Liam reporte son regard sur l’instructeur dans l’expectative de voir celui-ci corriger les fumisteries qui sortent de sa bouche avant la fin du cours, avant vingt-heures. Manqué. L’instructeur semble bien décidé à continuer son amphigouri. Bloquant une expiration frustrée, le sportif masse ses tempes pour éviter d’admonester le biologiste à propos de sa propension à déclamer des théories inexactes. Il s’agirait vraiment d’ouvrir un livre, cher confrère.

Accoudé sur la paillasse voisine, Gregory pianote sur son téléphone, sa feuille de note laissée vierge depuis le début de la leçon. Les cliquetis agaçants de son smartphone sont si rapides qu’il est aisé de deviner que le roux est en train d’écrire à Vanessa, sa petite-amie. De plus, le pied droit de l’étudiant tressaute, ses doigts moites glissent parfois sur les touches tandis que la sueur suintant à travers son tee-shirt gris pique le nez sensible de Liam. Pas de doute possible, son interlocutrice est définitivement Vanessa.

Alors que le libéro reporte son attention sur ses propres écrits, la jeune femme qui l’observe discrètement par dessus son épaule depuis deux semaines se tourne vers lui. Diantre. Liam fixe son regard ennuyé sur le visage empourpré de la brune. Ses yeux bistrés passent sur la mèche qu’elle replace derrière son oreille, analysent l’excédent de salive sur ses lèvres et examinent la dilatation de ses pupilles. Que Pasteur me vienne en aide.

— Hmm… Excuse-moi de te déranger, sourit-elle timidement. Je…

Liam hausse un sourcil interrogateur pendant qu’il feint de noter les élucubrations de M. Brunk pour paraître occupé. Il remarque aux prunelles fuyantes de l’étudiante qu’elle a rassemblé tout son courage pour lui adresser la parole. Malheureusement pour elle, il a déjà déduit l’objectif de sa stratégie et cette dernière va rencontrer un sérieux obstacle.

— Est-ce que tu pourrais m’envoyer tes notes ? bredouille-t-elle, les joues rouges. J’ai tout perdu, mon ordi s’est éteint sans que je puisse enregistrer quoi que ce soit.

Liam se penche légèrement sur le côté, histoire de distinguer la paillasse de son interlocutrice. Comme pour confirmer sa théorie, un témoin lumineux brille sur la machine abandonnée près du lavabo. Mise en veille. La machoire du hanballeur se tend par l’agacement.

— Je prends des notes sur papier, rétorque-t-il d’un ton sec.

— Oui, j’ai vu, aquiesce-t-elle, papillonnant des cils. Tu… tu as une très belle écriture !

Elle n’a pas l’air de comprendre. Il se retient de soupirer ; Théo lui a confirmé que ce geste pouvait être mal pris par les personnes qui ne le connaissent pas. Alors, plein de bonne volonté, il grimace un sourire, son regard dur se fixant sur la mentense.

— Qu’un autre étudiant te transmette ses notes dactylographiées serait plus pertinent dans ta situation, explique-t-il en pointant une autre étudiante qui tape avec ferveur sur son ordinateur.

— Oh ! Ça ne me dérange pas de recopier, insiste la brune sans quitter Liam des yeux.

— Bien évidemment, expire-t-il en se pinçant l’arrête du nez. Très bien.

Les sourcils de la jeune femme se froncent. Ses prunelles se détachent un instant de celles du sportif, son sourire perd de son éclat. Tu sais que j’ai compris ton but. Liam croise les bras sur son torse, loin de cacher son irritation. Arrêtons ce petit jeu ridicule.

— Je te passe mon numéro pour que tu me les envoies ? s’obstine-t-elle en sortant son téléphone. Je te paierai une bière pour te remercier. On pourrait même aller la boire après le…

— Ne perdons pas plus de temps ou d’énergie, si tu le veux bien. Tu sembles… déterminée, grince-t-il, mais je ne suis pas intéressé. Désolé.

Une lueur de douleur passe dans les yeux de la brune. Penaude, elle hoche la tête puis se retourne vers le tableau. Liam lève les yeux au ciel tandis qu’un soupir soulagé s’échappe de sa bouche. Tirer des conclusions de signaux évidents doit être vraiment complexe pour certains.

Soudain, Grégory se détache de son téléphone pour se pencher vers son voisin de paillasse, la mine renfrognée :

— Liam, enfin ! Elle est super jolie ! Pourquoi tu ne l’as pas acceptée, sa proposition ? C’est une stratégie ? Ah, c’est ça ! chuchote son camarade, en frappant sa propre cuisse avec sa main. Tu fais le cœur de pierre, hein ! T’es malin !

Le handballeur hausse les épaules. Il n’a pas à se justifier. Non. Il n’a pas à l’avertir que son cœur est déjà pris ou lui expliquer que les tissus de cet organe ne peuvent pas constituer un assemblage de minéraux. Comme un soutien à ses affirmations, le souvenir des lèvres de Théo sur les siennes lui réchauffe la poitrine. Liam sent encore ses doigts glisser sur la nuque du garçon et jouer avec ses mèches azures. Il a savouré ce baiser. Il a presque honte d’en avoir autant profité. Parce que, malgré la félicité de cette étreinte, il a repoussé Théo. Parce que le visage de Mathilde s’est imposé à ses pensées alors qu’il serrait le passeur contre lui.

Il se masse le front, ses paupières se ferment brièvement. Mathilde… Ce soir-là, sur le toit de l’internat, il avait failli l’embrasser. Après avoir réussi à raconter son passé avec Arthur, après s’être enfin libéré, son regard s’était posé sur la jeune femme. Nimbée de la lueur des étoiles, avec sa fougue à peine maîtrisée et son sourire carnassier… Le cœur du sportif avait raté un battement. À cet instant, il aurait pu tout lui avouer.

Qu’il désirait être bien plus qu’un coéquipier.

Qu’il éprouvait bien plus que de l’amitié pour Théo, pour elle.

Que le jour où ses yeux avaient recontré les leurs, il avait su qu’il ne serait plus jamais le même.

Mais, comme toutes les autres fois où son esprit brûlait de leur confier les secrets de son âme, Liam avait gardé le silence.

Vérité dérobée,

Rêves tendres,

Mots perdus dans le vent.

Son index caresse les lignes qu’il vient de tracer dans la marge de son cahier. Il ne s’immiscera pas entre les deux joueurs. La commissure de ses lèvres se réhausse légèrement. Ces deux-là ne se rendent même pas compte de l’intensité de leur attirance. Cette attraction, Liam l’a perçue depuis le moment où l’attaquante lui a présenté le passeur. Deux âmes sœurs. Leurs touchers parasites, leurs regards brillants, leurs baisers furtifs sur le front… Non. Tu n’as pas le droit de laisser tes sentiments interférer avec les leurs. Quand bien même s’arrogerait-il ce pouvoir, il serait incapable de choisir entre le sourire rayonnant Théo ou le mordant incandescant de Mathilde. Alors, témoin de l’affection que se portent les deux élus de son cœur, il avait repoussé les avances du volleyeur. Un joli rouge sur les joues, Théo avait acquiescé d’un air entendu, laissant Liam imaginer capturer encore une fois la douceur de ses lèvres.

Il lève la tête vers le tableau, ses traits plissés par la concentration. Même si toutes les fibres de son être le voulaient, ce baiser ne pourra pas se reproduire.

Vous êtes faits l’un pour l’autre.

Je serai heureux de vous aider à le comprendre.

Quand M. Brunk décide de mettre fin à son simulacre de cours, un brouhaha excité enfle dans le laboratoire. Ses affaires rapidement rangées, Liam souhaite une bonne soirée à Grégory qui lui répond d’un signe de la main, le regard toujours fixé sur les messages de sa dulcinée. Habitué à cette impolitesse, le handballeur enfile sa veste et s’éclipse de la classe avant que les aiguilles de l’horloge n’indiquent vingt heures.

Le vent froid de décembre ébourriffe ses mèches grises lorsqu’il referme la porte de la faculté de biologie. Il déverouille son téléphone et, comme il l’a préssenti, aucune notification de Mathilde ou Théo ne s’affiche sur l’écran. Ce silence règne sur leur conversation depuis qu’ils sont rentrés de la Nuit du Volley, le dimanche matin. Il plisse les yeux. On est mardi soir. Il relève le menton et, alors que son regard rencontre le toit du gymnase universitaire, caché par les immeubles bordant le campus, son corps s’active naturellement. Allons-y.

Pendant que ses jambes le guident vers le complexe sportif, Liam récapitule toutes les données proférées par son professeur et les croise avec celles qu’il a étudiées pendant ses vacances. Il classe les éléments similaires dans un coin de son esprit, hierarchise les théories à mettre à jour et catalogue les discordances de discours afin de les examiner une fois chez lui. Encore une fois, il se noyera dans son travail pour éviter de penser à sa situation émotionnelle.

Devant le palestre, un léger stress pince son abdomen. Même si cela ne fait que deux jours, le silence de ses deux coéquipiers est inaccoutumé. D’habitude si prolixes, Mathilde et Théo n’arrivent pas à tenir plus d’une heure sans envoyer une recommandation musicale, une proposition de randonnée ou une blague que le libéro ne comprendra qu’à moitié. Liam grimace, toujours gêné par son incapacité à distinguer les différents degrés de chaleur de l’humour. Combien de fois ont-ils dû lui expliquer l’absurdité de leurs plaisanteries pour calmer la panique qu’il sentait grandir en lui ? Il secoue la tête, histoire de ne pas se mettre à les compter.

Il replace son sac à dos sur ses épaules tout en se postant à quelques mètres de la porte du gymnase. Quoi que ce calme conversationnel puisse exprimer, si quelque chose perturbe l’équilibre de leur trio, Liam aimerait en discuter. Même s’il excelle dans la lecture et l’interprétation des expressions de ses interlocteurs, ses hypothèses comportent une marge d’erreur. Il lève les yeux au ciel. Surtout quand on a encore l’esprit embrouillé par l’alcool.

Avec la quantité d’éthanol qu’il avait dans le sang le dimanche matin, Liam n’a pas tiré de conclusions particulières concernant le trajet retour de la Nuit du Volley. Aussi éreinté que le reste de l’équipe, Théo avait sommnolé à côté de lui, la joue collée à la vitre du véhicule. De son côté, Mathilde avait feint de ronfler près des oreilles de Juliette dans le but de lui faire payer d’avoir “dégueulé” devant sa “putain” de porte. Dans son sommeil, elle avait fini par baver sur le gilet de la petite rousse, s’attirant les foudres de cette dernière. De retour au gymnase, chacun était rentré chez soi au plus vite. Sans que Liam ne puisse analyser quoi que ce soit.

Le sportif porte une main fatiguée à son visage. Le doute d’avoir manqué un détail, un indice d’un potentiel malaise le tenaille depuis bien trop longtemps. Lundi, il a songé à manquer son entraînement au club de hand pour se rendre au gymnase universitaire. Il aurait voulu voir Mathilde défendre ses buts avec sa ferveur habituelle. Il aurait voulu tenter de marquer afin que l’un de ses hurlements de rage résonne dans la salle. Il aurait voulu s’assurer qu’aucune tension ne troublait leur relation. Au lieu de cela, il s’est déplacé jusqu’au club et avait rabroué Paul et Adrien pendant toute la séance. Capitaine d’une équipe évoluant en National 1, Liam n’a toujours pas toléré le comportement de ses subordonnés à l’égard de Mathilde durant la soirée d’anniversaire d’Andréa. Ainsi, il les rappelait régulièrement à l’ordre afin qu’ils n’oublient pas les conséquences de leurs actions. Et si en plus, ils cessent de dégoiser leurs réflexions phallocrates à qui veut bien l’entendre, c’est une victoire pour tout le monde.

La porte s’ouvre enfin sur les premiers sportifs fraîchement douchés. Quelques anciens saluent Liam d’une tape sur l’épaule, d’autres s’exclament qu’il a intérêt de venir à l’entraînement vendredi. Il incline poliment la tête avant de leur souhaiter une bonne soirée. Il croise Tim et Robin qui lui tapent dans la main et, lorsqu’il reconnaît Théo juste derrière eux, ses prunelles s’illuminent.

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