30.1. Vert de Cobalt

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Le coup de sifflet de M. Venner résonne dans le gymnase. Théo tape dans les mains de ses coéquipiers, distribue des sourires aux joueurs qui l’aident à ranger les poteaux de volley avant de s’éloigner vers les bancs où trône son sac de sport.

Un frisson remonte le long de son échine. Ses muscles n’ont pas beaucoup travaillé ce soir. Faut nous payer convenablement d’abord ! Dans son esprit, ses biceps brandissent des pancartes bariolées pour protester contre leurs conditions de travail déplorables. Il lève les yeux au ciel, un souffle amusé sur les lèvres. Juliette lui a donné du fil à retordre sur le terrain. Mais pas autant que Mathilde. Jamais autant qu’elle. Après tout, cet animal sauvage - et son ego aussi épais que quarante meules de raclette - lui offre constamment de la corde à tortiller. Que faire de tous ces kilomètres de ficelle ? Une ampoule s’allume dans un coin de son cerveau. Un jour, il suspendra son attaquante au plafond, ça lui clouera le bec.

Son regard survole les volleyeurs en train de s’éclipser vers les vestiaires. Elle n’est pas venue ce soir. Un soupir. Excepté quelques messages du type “Ça va” ou “ Bonne nuit ” - sans émoticônes en plus ! Mathilde, espèce d’arrêt de bus versatile, où est passée ton âme ? -, il n’a pas eu de nouvelles d’elle depuis dimanche. Pas de signaux de fumée, pas d’avions en papier, pas de note vocale contenant un rot tonitruant. Rien de toutes ces joyeusetés quotidiennes. On est seulement mardi, les horreurs peuvent encore arriver. Il se baisse, dénoue ses lacets et enfouit ses chaussures de salle dans le cabat décoré de poneys multicolores. Il n’y a pas de quoi s’inquièter. Tout le monde a déjà loupé un entraînement, manqué des appels et disparu pendant deux jours ! Il secoue la tête, dépité. Typique d’une asperge ridée.

Les doigts de Théo jouent distraitement l’arc-en-ciel accroché à la tirette de son sac de sport. Il ne peut pas houspiller cette courgette féroce. Si elle s’est enfermée dans un silence inhabituel, il n’a pas non plus cherché à combler l’absence de notifications du Triangle des Bermudes. Un souvenir particulier de la soirée de samedi soir envahit son esprit à chaque fois que l’envie de leur écrire se fait sentir. Et saperlipopette, qu’est-ce qu’il a envie de leur écrire ! Il ferme les yeux, s’abandonnant à cette réminiscence qui le dévore comme un tracteur dopé au jus d’abricot. Les lèvres de Liam se meuvent contre les siennes, son souffle chaud se perd dans la fraîcheur de la nuit, leurs corps se serrent l’un contre l’autre tandis que tout autour d’eux s’efface. Ses mains s’aggripent au sweat-shirt du libéro, sa peau frémit sous les caresses, délicates, tendres, du handballeur…

Les joues de Théo s’empourprent. Galvanisé par les multiples bières dégustées beaucoup trop vite, il avait enfin osé sauter le pas. Il avait embrassé Liam. Ce jeune homme qui peuple ses pensées avec son regard couleur terre d’ombre brûlée, ce jeune homme dont il tombe un peu plus amoureux chaque jour, lui a rendu son baiser. Doucement, chaleureusement. Comme si c’était le dernier. Puis il s’est écarté, les sourcils froncés.

Un gémissement de fustration lui échappe. Il aurait voulu se souvenir de l’entièreté de la discussion qui avait suivi ce geste. Mais sa mémoire, capricieuse - et si faible face à l’alcool - , ne lui offre que la voix du scientifique prononçant un prénom. Mathilde.

Il ne lui a pas fallu beaucoup d’indices pour raccrocher les wagons une fois la gueule de bois disparue. Liam est tombé amoureux de leur attaquante. Un léger sourire sur le visage, il chausse ses baskets de ville d’un mouvement rapide avant d’enfiler sa veste. Comment ne pas s’en douter ? Il n’a pas besoin d’être aussi observateur que le détective pour remarquer leurs regards étincelants ou leurs touchers timides. Surtout que Liam s’était presque déclaré à la sportive avant l’anniversaire surprise de cette dernière. Un chaton maladroit et un limier aveugle. Que de mignoncité.

Il enroule son écharpe bariolée autour de son cou. Malgré ça, il avait pensé avoir une chance. Avec lui. Avec elle. Son rire discret se perd dans les mailles de son étole pendant qu’il se dirige vers la sortie. Avec les deux, même, si on en croit certains de mes rêves.

Toutefois, la Nuit du Volley avait mis fin aux espoirs qui grandissaient en lui depuis quelques semaines. En même temps, chat, chien et pingouin font rarement bon ménage.


Son sac de sport sur l’épaule, Théo pousse la porte du gymnase. Le vent de décembre caresse le visage de l’étudiant avant de se faufiler dans sa chevelure turquoise. Sans perdre un instant, le passeur retraint la liberté de mouvement de ses mèches, les menaçant mentalement de les raccourcir si elles osaient s’échapper du calin de son élastique.

Soudain, ses yeux se posent sur Liam. Son sweat-shirt bleu roi épouse parfaitement sa musculature, son pantalon cargo souligne sa taille élancée tandis que son regard acéré se plante dans celui du volleyeur. Le souffle de Théo se coupe. Difficile de ne pas apprécier le physique de celui qui avait raflé son cœur à la première occasion. Pendant que son esprit lui rappelle à coup d’images floues qu’il a été recalé - pourquoi je suis toujours bourré au mauvais moment, moi ? - , Théo s’avance vers le libéro :

— Hey, sourit-il. Tu es un peu en retard pour suivre le cours du mardi. Qu’est-ce que tu fais dans le froid, à cette heure ?


La question est légitime ; Liam n’est pas inscrit à ce créneau de volley-ball. Et après ce qu’il s’est passé samedi soir, il ne pouvait simplement pas être là pour lui. Saperlipopette, le détectivisme, c’est contagieux. Le cœur de Théo se serre.

​​— Tu cherches sûrement Mathilde, souffe-t-il, en essayant de garder un ton jovial. Elle… Elle n’est pas venue ce soir.

— Oh ! Elle…

— Je n’ai pas de nouvelles depuis dimanche. Quelques réponses courtes mais pas plus.


Les sourcils de Liam se fronçent. Théo se mord la lèvre. Il peut pratiquement entendre les cliquetis métalliques des rouages du cerveau du hanbballeur. Un mécanisme trop complexe, trop élaboré pour qu’une simple fougère puisse prévoir ne serait-ce qu’une seule déduction. Arrive-t-il à détecter que les trois quarts de mes neuronnes sont préoccupés par la potentielle existence de la magie ? Les doigts du guitariste se croisent dans la poche de sa veste. S’il te plaît, ne lis pas mes pensées. Ma stupidité de plante à spores va te dérègler l’esprit.

Alors que leurs yeux se rencontrent à nouveau, tout s’efface autour de Théo. L’artiste se noie dans ces iris aux nuances profondes d’ocre, aux teintes riches de la terre d’ombre brûlée. Il pourrait tenter de peindre cette couleur pendant des années, jamais il ne réussirait à en perçer tous les mystères. Elle lui rappelle le doré dont les écorces des arbres se vêtent au coucher du soleil, l’ambre de la glaise sableuse, le marron doux d’un café au lait. Une myriade de teintes pour une vision dotée d’une perspective exceptionnelle.

Soudain, les doigts de Liam se posent sur sa joue. Ils errent quelques instants sur sa peau puis repoussent une mèche folle - traîtresse bleutée - derrière son oreille. Le visage du volleyeur s’embrase. L’autre sportif recule immédiatement d’un pas, enfouissant ses mains baladeuses dans les poches de son pantalon. Les lèvres de Théo se muent en une ligne tremblante. Quelque part, l’espoir d’avoir sur-interprété ses souvenirs imbibés d’alcool s’insinue en lui. Liam baisse la tête vers le sol tandis que le passeur l’observe en silence. Dis-moi que je me trompe. Dis-moi que j’ai encore une chance.


— Est-ce que ça te dirait d’aller boire une bière ? ose Liam en se tournant à nouveau vers lui. Ou manger quelque chose ? Il y a une pizzeria pas très loin d’ici.

L’idée le séduit. Plus qu’elle ne devrait. Cette pizzeria, il la connaît. Il y a mangé avec Mathilde le soir de leur rencontre. Leur conversations absurdes, leur pacte stupide au nom encore plus idiot, la paix qui s’est installée dans son coeur quand elle lui a souri pour la première fois… Tous les souvenirs de cette soirée affluent dans son esprit. Qui aurait cru que tu tomberais dans ton propre piège, canne à sucre d’entremetteuse ? Pendant un instant, il considère savourer une pizza à l’ananas en l’honneur de leur sauvageonne d’attaquante. Puis ses papilles lui rappellent qu’il a du goût et son estomac, des principes.

— Je… Pas ce soir, souffle-t-il, la gorge crispée. Je vais rentrer chez moi prendre une douche et… commencer les travaux que je dois rendre cette semaine. Je… je n’ai pas beaucoup bossé depuis ce week-end.


Le visage fermé, Liam hoche la tête. Alors, Théo le salue de la main, un faible sourire aux lèvres puis prend le chemin du campus. Même s’il brûle de se retourner dans l’espoir de croiser une dernière fois le regard du libéro, le musicien garde les yeux fixés sur l’horizon.


Une fois un peu plus loin du gymnase, il s’autorise une longue expiration. Ses mains fourragent dans les grandes poches de sa veste jusqu’à trouver son téléphone. Sans même réfléchir, il appuie sur le contact qu’il a affublé d’une étoile et d’un émoticône panthère. Alors que le doux sobriquet “Estomac défecteux” s’affiche en gros sur l’écran, Théo porte l’appareil à son oreille. Les tut-tut claironnent inlassablement jusqu’à ce qu’un grand tuuuuut sonne la fin de la représentation musicale et l’entrée sur scène du guitariste :

— Alors comme ça, on loupe l’entraînement du mardi soir ? commence-t-il d’un ton accusateur. Si tu voulais me montrer que Juliette et Dana ne peuvent pas reproduire ce qu’on est capables de faire, tu n’avais pas besoin de sécher la séance, tu sais ! Parce que je te le dis, je suis tout sec ! Une bonne excuse serait que tu aies encore mangé un de tes trucs immondes et que ton ventre se venge enfin des mauvais traitements que tu lui fais subir. J’ai des papilles fonctionnelles en stock, je t’en passerai avec plaisir ! Tu n’auras qu’à prononcer la phrase “ Les ananas, c’est pas si bon que ça.” et un nouveau monde s’ouvrira à toi. Une alimentation équilibrée, qu’est-ce que tu dis de ça ?


Il ricane doucement. Sa respiration s’estompe en volutes éphèmères dans l’obscurité.


— Plus sérieusement…, reprend-t-il d’une voix plus douce. Est-ce que tu vas bien ? Liam… s’inquiète. Il est venu te chercher au gymnase ce soir. Tu sais, Mathilde, je…

Son sourire se fane à mesure que les possibles suites de cette phrase défilent dans son esprit. Je ne t’en veux pas d’être tombée amoureuse de lui. Je te comprends. J’aimerais te tenir dans mes bras. J’aimerais te raconter l’entraînement, entendre ton rire ou tes blagues pourries. Il lève la tête vers le ciel, ému. J’aimerais que tu sois là, avec moi.


— Prends soin de toi, Mathilde. C’est le plus important.

Il raccroche puis fourre son téléphone dans le chaos de trésors à peine contenu par ses poches. En chemin, ses doigts effleurent un entrelacs de laine. Oh. Sa main se referme sur la matière et il extirpe de son bazar portatif le bonnet que lui ont offert ses deux coéquipiers.

Les pompons colorés oscillent au gré du vent, les fleurs brodées rutilent presque sous la lueur tremblante des lampadaires. Ses lèvres s’étirent. Où sont-ils allés chercher une merveille pareille ? Sans attendre une seconde de plus, il couvre sa chevelure turquoise de ce beau lainage. À défaut d’avoir les deux sportifs à ses côtés, il les aurait sur les oreilles.


Alors qu’il traverse le campus universitaire, Théo s’ouvre aux sons de son environnement. Le ronflement régulier des moteurs emplit ses tympans comme une basse électrique. Les tintements métalliques des vélos s’ajoutent à la ligne mélodique, leurs intonations aiguës complexifiant la partition. Parfois, quelques klaxons résonnent contre les immeubles, comme s’ils pressaient les musiciens improvisés d’accélérer le tempo. Les remous des flaques projetées sur les passants et leurs exclamations outrées crééent une place pour les chœurs dans cette composition qui n’est plus juste instrumentale. Au milieu de toutes ces sonorités, Théo flotte, bercé par une mélopée que seul lui semble capable d’entendre. Ses doigts s’agitent au gré des notes qu’il imagine créer avec sa guitare et sa voix, discrète, cherche l’air qui saura mettre en valeur cette harmonie incongrue.

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