30. 2. Rouge de Cadmium

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Ses clés carillonnent l’une contre l’autre quand il les extirpe de sa veste. Il gravit la dernière marche de l’escalier et se dirige vers la porte de son appartement. L’esprit encore occupé par les arrangements musicaux de la rue, il ne remarque pas les baskets crottées de neige boueuse laissées pêle-mêle devant le battant. Son pied droit glisse et prend son envol vers d’autres horizons. Le jeune homme bat des bras comme une mouette, se voyant déjà faire des bisous au sol. Heureusement pour lui, ce n’est pas la première fois qu’il tombe dans ce type de piège. Ses réflexes de sportifs entrant en jeu, il se rétablit sur ses deux jambes puis avise la cause de sa presque-chute. Par la soyeuse barbe de Merlin ! Les sneakers d’Eiji. Une vague de soulagement s’échoue sur le visage du volleyeur. Il n’aura pas besoin d’organiser une battue pour aller chercher son colocataire hyperactif dans les montagnes. Quelle bonne nouvelle.

Il déverrouille le battant, cache ses chaussures dans un coin de l’entrée pour tromper ces voleurs de lutins bleus et jette un regard aux baskets abandonnées devant le paillasson. La puissante odeur de pieds d’Eiji protège ses biens de ces larcins magiques mais elle n’est pas assez forte pour englober ceux du passeur. Il plisse les yeux. Ne disparaissez pas. Il serait très triste de vous perdre.

Une fois la porte fermée et ses affaires de sport rangées, Théo se dirige vers la cuisine d’où provient un fumet appétissant. Même s’il n’a pas eu l’occasion de beaucoup se dépenser, la faim lui tenaille l’estomac.

Ses boucles noires encore humides de la douche, Eiji s’affaire devant les plaques de cuisson en remuant pensivement une casserole de poivrons. Comme à son habitude, l’étudiant en mathématiques n’a pas pris la peine de mettre un pull au-dessus de son débardeur ou un jogging au-dessus de son short. Est-ce qu’il sait qu’on est en décembre ?

— Yo, déclare platement Eiji sans se retourner.

— Hey !

Théo croise les mains derrnière son dos et s’avance vers le comptoir d’un air innocent.

— Tu fais à manger juste pour toi ou je peux te piquer un tout-petit, tout-mini croc ?

Son ami du lycée lève les yeux au ciel mais un léger sourire étire ses lèvres :

— Je savais que tu allais me faire ce coup là, Théorignal. File-moi les assiettes, je te sers ta portion.

— Ouaaaaais !

Le volleyeur ramène la vaisselle en sautillant, allume Vincente, l’enceinte portative sur le comptoir, et met la table. Heureux d’avoir un peu de compagnie ce soir, il oscille de la tête au rythme de la musique, effectue une petite danse avant de s’asseoir sur les chaises hautes. Ni une, ni deux, il prend une bouchée de ce repas chaud et lâche un gémissement de bonheur :

— Merci, Eijiiii ! C’est trop bon !

Les iris bleu nuit de son colocataire s’illuminent de fierté. Théo le regarde hocher la tête en signe de remerciement pendant qu’il s’installe en face de lui. Les traits tirés par la fatigue, Eiji semble avoir été avalé par un sèche-linge. Alors, conscient de l’énergie que doit déployer son ami pour paraître sociable, le jeune homme aux cheveux turquoise prend un ton plus doux :

— Comment c’était ton voyage ?

— Bien. J’ai pas pu aller aussi loin que je voulais, ça commençait à être trop enneigé, soupire-t-il, les yeux perdus dans son assiette. La roue avant de mon vélo a crevé au jour deux, j’ai dû monter la tente plus tôt et du coup j’ai perdu trop de temps. Mais bon, j’aurais pas tenu plus longtemps. Les côtes commençaient à être trop raides et j’étais mort.

— Oh ! C’est pas grave, tu pourras retenter en été, non ? Quand il y aura moins de neige ! Je pourrais même venir avec toi !

Un éclat de rire secoue le cycliste :

—Mais bien sûr. Et les fées existent.

Théo baisse les yeux, sa bouche crispée en un sourire forcé. Les dents de sa fourchette jouent avec ses poivrons et son riz, son envie de manger soudainement disparue. Devant le silence qui s’étire, Eiji se racle la gorge et reprend :

— Excuse-moi, Théourson. Je n’aurais pas dû dire ça.

— C’est pas grave, murmure-t-il en relevant la tête. J’ai l’habitude. Mais c’est vrai que t’accompagner est bien au-dessus de mes capacités. D’ailleurs, tu n’as pas une compétition qui arrive ?

— Ouais, j’ai un trail de cinquante-cinq kilomètres dans deux semaines.

Eiji passe une main fatiguée dans ses boucles noires et expire un long souffle :

— J’ai peut-être été un peu gourmand à faire ce voyage aussi proche de cette course.

— Sans blague, ricane le passeur. Et ta fac n’a rien dit sur ton absence ?

— Mon prof de processus stochastiques veut me faire passer une évaluation pour savoir si je suis toujours à jour, rétorque-t-il en haussant les épaules.

— Et ça va aller ?

Un autre haussement d’épaules. Traduction de l’eijiesque : “Ouais mais j’ai pas envie de parler de ça”. Théo pose un regard amusé sur son ami. Brillant et performant dans les domaines qui le captivent, Eiji n’accorde pas beaucoup d’énergie au reste. Heureusement que le sport et les mathématiques font partie de ses centres d’intérêt, sinon les années universitaires de son colocataire auraient été à l’image de sa scolarité dans le secondaire : chaotiques.

Théo tente d’engager la conversation sur d’autres sujets mais le matheux ne lui offre qu’un rare hochement de tête - quand il entend encore qu’on s’adresse à lui. Le volleyeur n’insiste pas. Pour le connaître depuis la première année de lycée, il sait très bien que son ami ne le fait pas exprès. Un trouble de l’attention, ça ne se choisit pas.

Lorsqu’Eiji prend conscience qu’il vient de passer dix minutes à regarder dans le vide, il s’excuse de son manque d’énergie en riant d’un air gêné et, sur les conseils avisés du musicien, va se coucher. Quelques minutes plus tard, une mélodie de ronflements se propage du fond du couloir.

Seul dans la cuisine, Théo lève le menton vers le plafond. Ses paupières se ferment, un soupir s’échappe de sa bouche. La musique s’est arrêtée ; la batterie de l’enceinte a expiré son dernier souffle. Paix à ton âme, Vincente. Ton chant rempli de crépitements et de distorsions restera dans nos mémoires.

Pendant que le silence s’enroule autour de lui, le guitariste se souvient des blagues stupides lancées au hasard dans cette pièce. De l’odeur des crêpes. De la chaleur brûlante de Mathilde, de la tendresse de Liam. Un faible sourire se dessine sur ses lèvres. J’aurais voulu que l’insouciance de notre trio dure plus longtemps.

Soudain, agacé par son moral de serpillère, il tape dans ses mains d’un air déterminé et bondit de sa chaise. Il ramène cette chère Vincente à la vie grâce à un sortilège de branchement électrique, pique un bonbon couleur arc-en-ciel au fond d’une armoire et se lance dans le nettoyage intensif de la cuisine. Une fois la table lavée, la vaisselle faite et plusieurs friendises discrètement chipées dans le paquet réservé à Eiji, l’artiste s’accorde une douche rapide.

Lorsqu’il constate l’état de sa chambre, Théo grimace. De multiples croquis parsèment son lit, sa chaise de bureau est prise d’assaut par des plaids brodés de pingouins fluorescents, des toiles à moitié finies jonchent le sol près de son plan de travail où sa palette d’aquarelles séchées le regarde d’un air mauvais. Il referme la porte d’un geste brusque. Mmh. Il se tapote le menton d’un air pensif. Si je rentre à nouveau, je vais me faire attaquer par Van Moninci, le démon de la peinture. Un frisson remonte le long de son échine. Pour une sécurité maximum, on va attendre qu’il se rendorme.

Dans le salon, il retrouve sa guitare préférée. Il s’installe sur le canapé, branche son casque pour ne pas réveiller son pauvre colocataire puis installe sa chère et tendre contre lui. Ses doigts effleurent les cordes. Celles-ci répondent à son toucher ; vibrant doucement, le saluant tendrement. Hey, Kaki.

Alors qu’il se laisse guider par les chansons qui peuplent sa tête, il se souvient de la dernière fois qu’il avait utilisé sa guitare de cœur. Un doux sourire se forme sur les lèvres du jeune homme. Mathilde… Tout a toujours été… spontané avec elle. Leurs interactions ont toujours été simples, fluides.

Naturelles.

C’était naturel de lui faire une blague absurde que personne n’aurait comprise, de lui prêter son pull, de s’allonger sur le sol à regarder les étoiles avec elle. C’était naturel de la trouver magnifique dans chaque vêtement qu’elle osait enfin s’acheter, de lier ses doigts aux siens pour qu’il trouve le courage d’aller vers un certain libéro. C’était presque instinctif de la prendre dans ses bras parce qu’il ne pouvait pas contenir la joie qu’elle faisait fleurir dans son cœur. Aussi instinctif que déposer un baiser sur sa tempe ne lui avait demandé aucune audace. Tellement naturel que questionner sa propre sexualité n’a jamais été une priorité avant que Liam n’aborde le sujet.

La mélodie de son rire se joint au chant de Kaki, sa mémoire l’emporte vers la soirée d’anniversaire d’Andréa. Ses yeux s’étaient équarquillés devant la question du handballeur. “Est-ce que Mathilde et toi sortez ensemble en secret ?” Stupéfait, Théo avait descendu sa deuxième bière d’une traite. Puis, l’alcool aidant, il avait révèlé que ses préférences sexuelles ne penchaient pas vers les femmes. Liam avait froncé les sourcils, perdu. Puis il avait déclaré qu’il était possible de tomber amoureux d’une âme, sans considération pour son genre ou son sexe. Théo avait pincé les lèvres. Il était gay. Lorsqu’il avait osé interroger ses parents, ses amis, on lui avait assuré que c’était évident. Il était gay. Purement et simplement gay. D’ailleurs, on lui avait souvent répété que ça se voyait. Que sa sexualité se devinait à son style. Parce qu’il aimait se teindre les cheveux, parce qu’il appréciait porter du maquillage, parce qu’il avait déjà mis une jupe ou une robe. Étant donné qu’il n’avait jamais ressenti de l’attirance pour une femme, il a fini par s’adapter à ce qualificatif, à cette case.

Jusqu’à ce qu’il rencontre Mathilde.

Et que toutes ses certitudes volent en éclats.

Soudain, son téléphone vibre dans sa poche. Pressé de voir si son attaquante lui donne enfin signe de vie, il interrompt les gratouilles de Kaki et se saisit de son portable. La guitare n’apprécie pas d’être ainsi délaissée et lâche un grand zouiiing quand la manche du pull du jeune homme passe trop brutalement sur ses cordes. Sourd aux protestations de son instrument, Théo regarde les notifications défiler sur l’écran. Raté. Ni Mathilde, ni Liam. Il hausse toutefois un sourcil intrigué et clique sur les messages s’accumulant dans “Chou rouge et feuilles de menthe ”, la discussion de groupe qu’il a gardée avec ses amis du lycée.

Julie, le Cerveau : Vous êtes prêts pour jeudi, les potes ? J’ai appelé la salle, ils sont prêts pour nous accueillir dès 17h.

Axel, l’idiot du village : Ça nous donnerait un peu de temps pour faire les balances ! C’est nickel, merci cheffe ! J'affûte mes baguettes dès maintenant !

Mégane, la fausse gentille : Tu peux pas apprendre à jouer de la batterie en deux jours, Axelounet.

Axel, l’idiot du village : Tu vas voir, toi! Je vais tellement accélérer le rythme que tes petits doigts auront beau s’agiter sur ton clavier, tu ne pourras pas me suivre !

Mégane, la fausse gentille : Oh noooon ! Fais pas ça ! Steuplait.

Julie, le Cerveau : La dernière fois que t’as tenté une bêtise comme ça, Axel, on a tous galéré !

Lucas, le doigt de pied : Nope, cheffe. Pas moi. Mais c’est parce que j’suis trop fort !

Axel, l’idiot du village : Le privilège de jouer de la basse. Pff. T’as deux notes à produire tous les quatre temps, arrête un peu.

Lucas, le doigt de pied : La jalousie, ça te va pas au teint, mon bébé.

Mégane, la fausse gentille : Ne lui dis pas des trucs comme ça, il va rougir comme une pivoine.

Axel, l’idiot du village : À mon avis, c’est déjà le cas.

Lucas, le doigt de pied :

Lucas, le doigt de pied : J’vous aime pas.

Julie, le Cerveau : Théopercule, t’es ok pour jeudi ? Tu nous parleras de ta nouvelle compo !

Un sourire étire les lèvres du volleyeur pendant qu’il pianote une réponse rapide.

Patchouli, la fée des arcs-en ciel : Avec plaisir ! J’ai hâte de vous retrouver !

Mégane, la fausse gentille : Moh, il est choupi. Tu devrais en prendre de la graine Axel.

Lucas, le doigt de pied : Je plussoie entièrement.

Axel, l’idiot du village : Tu ne connais pas ce verbe, Lulu. Fais pas genre.

Théo met son téléphone en mode avion avant que la conversation ne dégénère et le congédie sur la table basse, loin de lui. Va-t-en, malotru tentateur ! Il doit réviser ses morceaux s’il ne veut pas être à la ramasse jeudi soir. Alors, ses partitions sorties étalées devant lui, il focalise son attention sur sa guitare. Enfin centre du monde de l’artiste, Kaki vibre de satisfaction.

Il joue jusqu’à ce que ses paupières s’alourdissent, jusqu’à ce qu’une raideur dans son dos le fasse grimacer de douleur. Limité par la faiblesse de son corps, il souhaite malgré lui une bonne nuit à sa guitare. L’instrument frémit de tristesse alors qu’il la pose sur son socle. Ne t’inquiète pas Kaki. On sera prêt pour jeudi soir, pour ton moment de gloire.

Sur le pas de la porte de sa chambre, il prend une grande inspiration. Ô démon de la peinture, ne me force pas à reprendre mes œuvres, je dois dormir. Dès qu’il entre dans la pièce, l’envie de finir ses compositions artistiques se fait sentir. Résiste. Tu ne peux pas refaire une nuit blanche. Guidé par la fluorescence des pingouins ornant ses plaids, le jeune homme rassemble les brouillons disséminés sur son lit, les pose dans un coin et se glisse sous les couvertures. Un sourire fier se dessine sur son visage. Théougère : un, Van Moninci : zéro.

Il sécurise sa peluche manchot dans ses bras avant de remonter les draps sur son nez. Ses paupières se ferment mais ses pensées dérivent naturellement vers ses deux coéquipiers. Avant que Liam ne le rejette, avant que Mathilde ne les fuie… Il aurait voulu leur dire. Leur avouer qu’il n’y a qu’avec eux qu’il se sent autant à l’aise, autant lui-même, aussi… Entier. Ses lèvres s’étirent légèrement. Cela fait quelques semaines déjà qu’il a pris conscience de ses sentiments. Comment ne pas succomber au charisme de ces deux-là ? Lui, pauvre plante à spores, n’a pas eu d’autres choix que de se laisser emporter par la fougue de l’une et l’intelligence de l’autre. Liam s’était peu à peu ancré dans son cœur tandis que Mathilde, fière de sa propre arrogance, s’y était atitrée une place dès leur rencontre. Tss. Panthère de fromage.

Son regard suit les lueurs fluctuantes que la circulation automobile créée sur les fenêtres de sa chambre tandis que les mots de son libéro résonnent dans sa tête. “ Parfois, tu tombes amoureux d’une âme. Qu’importe le sexe du corps dans lequel elle s’est enveloppée. Qu’importe le genre auquel elle s’identifie. Tu l’aimes pour qui elle est. ” Un soupir. Il est tombé amoureux d’une sauvage fanatique ananassée et d’un détective assassin de fougère. Qu’il soit gay, bisexuel… Au final, l’étiquette à mettre sur son orientation sexuelle est-elle vraiment importante ?

Il aime.

Il désire.

Il ressent.

Et, quelque part, il est heureux d’éprouver autant de choses puissantes.

Théo expire profondément. Les deux sportifs feraient un couple magnifique. Un duo, une paire. Une équipe dans laquelle il n’y aurait pas de place pour lui. Enfin… Sauf s’ils décidaient d’ouvrir leur relation. Un couple libre. Ses sourcils se fronçent pendant qu’il resserre son étreinte sur son doudou. Même s’il avait le privilège d’être choisi par Liam ou Mathilde - ou les deux, par Merlin -, il ne pourrait pas se satisfaire de quelques épisodes sexuels. Goûter au parfum de leur peau, adorer leurs courbes de ses lèvres, sentir leur corps trembler contre le sien… Bien évidemment qu’il en a envie. Mais pas comme ça. Le sexe - aussi fantastique qu’il serait - ne suffirait pas.

Il veut être inclus. Dans leur vie, dans leur cœur. Il aimerait les inviter au cinéma, tenir leur main pendant la séance, les embrasser sous les étoiles une fois la projection terminée. Il aimerait sortir avec eux de la même manière qu’un couple le ferait. Seulement, au lieu d’être deux, ils seraient trois. Un amour à plusieurs. Une relation polyamoureuse.

Alors qu’il s’imagine enlacer ses deux coéquipiers, ses joues se fardent d’une douce rougeur. Est-ce fou de vouloir deux personnes dans ses bras ? Est-ce qu’il oserait leur présenter cette option un jour ? Il inspire, ses doigts jouant pensivement avec les ailes de sa peluche pingouin. Peut-être. Le souvenir flou de Liam le repoussant lors de la Nuit du Volley envahit son esprit. Ou peut-être qu’avant de faire des plans sur la comète, il faudrait avoir le courage de clarifier la situation, Théopustule.

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