31. 1. Raya

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— Quelle séance épuisante ! Même si je n’ai pas frappé tant de balles - ah, faudrait pas que je me mette à transpirer non plus - j’ai vraiment beaucoup travaillé, vous trouvez pas ? Les efforts payent parce que je progresse tellement ! D’ailleurs, vous avez vu mon nouveau short ? Je l’ai acheté hier, je n’ai pas pu ré-si-ster ! En même temps…

Andréa laisse sa langue dérouler le discours préalablement construit pendant l’entraînement. Ses iris bleus traînent sur les filles qui sortent de la douche commune, qui ricanent en se séchant, qui lui adressent un rictus poli. Elle corrige sa posture en relevant le menton. Elle doit se faire bien voir. Avenante, dynamique, sociable… Elle veut être la plus parfaite possible. Qui voudrait de toi si tu ne l’étais pas ?

Lorsqu’elle ferme la bouche, le brouhaha reprend, un peu plus fort. Elle acquiesce à quelques réponses enthousiastes et s’oblige à distribuer des sourires éclatants aux joueuses qui croisent son regard. Toute cette attention lui tord le ventre, l’envie de fuir ces vestiaires humides lui enserre la gorge. Elle attrape sa serviette pour cacher ses mains tremblantes et éponge ses mèches brunes dans une attitude qu’elle espère décontractée. Calme. Elle ne remarque pas Dana l’observer, les traits tirés par la peine. Rappelle-toi de ton script.

Ce personnage extraverti, locace, détendu… Il constitue l’exact opposé de celle qu’Andréa étouffe au fond de son être. Celle qui est si timide que sortir de l’appartement est un effort, celle qui joue sur sa console jusqu’à l’aube, celle qui rêve secrêtement de se marier aux héros des romances qu’elle dévore.


Celle qui n’intéresse personne.

Celle qui ne plaît à personne.


Celle qui a osé réveler un peu d’elle à Dana depuis quelques semaines.

La vraie moi.


Abandonnant sa serviette sur ses frêles épaules, les doigts de l’apprentie sportive boutonnent son chemisier en lin sur son soutien-gorge composé d’entrelacs de fils noirs savamment brodés. Elle inspire un grand coup. Elle a présenté cette facade parfaite aux autres étudiants depuis le début de l’année scolaire. Elle ne peut pas faire volte-face maintenant. Elle est trop loin dans son mensonge pour s’en sortir. Et puis, peut-être qu’à force, il porterait ses fruits ; elle pourrait enfin nouer des amitiés solides. Ou dénicher son prince charmant. Ô grandes déesses du destin, faîtes que je rencontre enfin mon âme sœur. Ses lèvres se pincent. Mathilde a bien trouvé les élus de son cœur en ouvrant son insolente grande bouche. Alors… pourquoi pas moi ?

Elle prend une longue inspiration. Silence plateau. Elle compose son intervention dans sa tête, se racle la gorge pour être certaine que sa voix ne la lâchera pas. Moteur. Elle redresse les épaules. Ça tourne Les mains cachées dans son sac de sport, à faire mine de ranger ses affaires, Andréa expire profondément. Et… action.

— Ah oui ! lance-t-elle, d’un ton excité. Il y a cette petite boutique en plein centre-ville qui fait des soldes sur ses vêtements toute l’année ! Une pé-pite ! Allez-y, je vous jure, c’est un super bon plan ! D’ailleurs, en parlant de bon plan ! Je sais qu’on est seulement mardi mais est-ce que ça interesserait quelqu’un d’aller boire un verre ? Je demanderai aux mecs s’ils veulent nous accompagner !


Dites non. Les battements de son cœur s’accélèrent. Je n’ai pas l’énergie de m’alcooliser. Un tic nerveux agite son sourcil gauche. Dites non. Un fouillis d’excuses résonne entre les murs et elle ne peut s’empêcher de relacher un soupir soulagé. Mais, quelque part, la déception s’installe. Elle a encore beaucoup de chemin à faire avant d’être appréciée. Alors, fidèle à son rôle, elle ne se départ pas de son sourire forcé :

— C’est pas grave ! On a le temps ! Il y a un petit bar qu’on est allées tester avec Dana, ajoute-t-elle avec un clin d'œil improvisé pour l’étudiante en mode. On pourra y aller une autre fois ! Vendredi serait parfait !


Une vague d’exclamations enjouées envahit la salle des douches où certaines joueuses sont encore en train de se laver. Deux filles enroulées dans leur serviette l’informent qu’elles ne seront pas présentes au prochain entrainement, une autre lui indique qu’elle aura “la flemme” tout en appliquant une crème hydratante sur le visage. Andréa éclate de rire, la félicite sur la qualité de sa blague puis elle se détourne pour enfiler sa veste en cuir noir. Ne te laisse pas atteindre par ce genre de pique, ne te décourage pas.

Alors qu’elle cherche un autre sujet à aborder, son regard bleu accroche la silhouette de Dana. Les doigts de la blonde ramènent le jean déchiré sur le haut de ses jambes, la peau nacrée de ses cuisses nues, voilée d’une légère humidité, luit sous le néon fade du vestiaire. Dans la tête de la phobique de la sueur, l’équipe de scénaristes prend une pause pendant que leur hôte admire la richesse des couleurs de ce plan séquence. Lorsque le denim remplace la carnation dorée, les paupières d’Andréa papilonnent, ses joues se fardent de rouge et elle reporte son attention sur la fermeture éclair de son blouson. Arrête d’être bizarre. C’est malsain de fixer les gens comme ça.

Elle secoue la tête dans l’espoir de se remettre les idées en place. Sous la douche aussi, elle a eu du mal à détacher ses yeux des longues ondulations dorées qui coulaient sur la poitrine de Dana, dissumulant la courbe de ses seins et la douceur de ses perles de chair. Une chaleur brûlante tend le ventre d’Andréa pendant que le souvenir de la nudité Dana assèche sa bouche. Arrête. D’être. Cheloue.

Elle n’avait jamais su où placer son regard dans ces douches partagées. Le malaise, la gêne lui plombent toujours l’estomac à chaque fois qu’elle se déshabille dans cet espace étriqué. Elle s’y était pourtant habituée l’année dernière mais, depuis quelques semaines, cet inconfort revient à la charge et ne cesse de s’accentuer. Ses sourcils se froncent. Elle a déjà éliminé la jalousie comme source de cet embarras. Le physique des volleyeuses est certes, très… admirable mais elle ne vendrait pas son âme au diable pour leur ressembler. Elle est consciente de ses propres atouts et s’oblige à les mettre en valeur tous les jours. Il faut que je m’assure que mon prince charmant ne passe pas à côté de moi sans me voir ! D’ailleurs, dans ce domaine-là, Dana surpasse toutes les autres filles du vestaire. Les prunelles d’Andréa s’attachent à nouveau sur la silhouette de la passionnée de mode. Avec sa fine musculature - évidemment moins développée que les biceps de Mathilde -, ses grands iris azurin et cette chevelure sable, Dana n’a pas à envier le corps des autres. Oh non, clairement pas.

Alors que ses yeux parcourent le cou de l’attaquante, la novice en sport déglutit inconsciemment. Est-ce que ta peau est aussi douce qu’elle le paraît ? Pendant un instant, elle s’imagine faire courir ses doigts sur la nuque de la blonde, les laisser flâner sur ses épaules musclées, errer sur sa taille marquée…

Soudain, le claquement de la porte la tire de sa contemplation. Andréa attrape brusquement son écharpe et cache ses joues empourpées. La machoire serrée, elle s’invective intérieurement. Pourquoi ne peux-tu pas t’empêcher de faire ta tordue ? Sois normale, merde !

Son sac sur l’épaule, elle se racle la gorge, se plante près de Dana puis fixe son regard sur ses bottes à talons.

— Je t’attends dehors, lui chuchote-t-elle, risquant un coup d'œil fuyant vers la grande étudiante.


Andréa la voit à peine hocher la tête que ses jambes l’emmènent loin des projecteurs. Clap de fin de prise, la porte des vestiaires claque brutalement derrière elle. Un soupir. Encore un casting raté. Elle s’appuie sur le mur, le menton levé vers le plafond. L’envie d’une grande tasse de thé, d’un plaid et du livre qu’elle a commencé hier soir palpite dans sa poitrine. Un souffle passe, pendant lequel elle apprécie ce désir. Puis elle le déchire en lambeau. Ce n’est pas en agissant comme une ermite que tu vas trouver chaussure à ton pied. Prends exemple sur Mathilde, elle n’est pas étrange, elle !

La jeune femme se redresse d’un coup, comme si son soutien de brique l’avait brûlée. Elle lisse son pantalon, corrige sa coiffure. L’air de rien, elle observe les garçons sortir de leurs vestiaires dans l’aile opposée et s’éloigner vers la sortie. Elle étudie chacun de leur visage dans l’espoir de croiser le regard de celui qui changera sa vie à tout jamais. Son prince, son amour.

Soudain, les mots de Mathilde éclatent tel un effet larsen dans son crâne. “Tu ne pourras pas tenir ce personnage de princesse parfaite indéfiniment ! ” Ses poumons se remplissent d’acide. “ Arrête de te mentir à toi-même ! Tu n’as jamais eu de vues sur Théo, tu n’as jamais été amoureuse de Liam ! ” La phrase suivante a été laissée en suspens. Ses doigts se crispent sur la bretelle de son sac de sport. Elle a senti quelque chose de profond dans son hésitation. Comme une vérité que son modèle aurait comprise et qu’elle n’avait pas osé lui cracher au visage.

Andréa baisse les yeux. Mathilde… Elle était parfaite, elle. Brutale, franche. Bestiale même à certains moments. Pourquoi est-ce aussi difficile de lui ressembler ? D’imiter son charisme, d’afficher la même énergie ? Une inspiration. Même habillée d’un vilain jogging et d’un simple sweat-shirt, Mathilde ne passe pas inaperçue. Impossible, sa beauté flamboie de force, de volonté. Un tigre prêt à bondir. Les lèvres de la linguiste s’étirent faiblement. J’aimerais être comme toi. J’aimerais être aussi à l’aise, aussi libre que toi.

Un éclat de rire lui fait retrouver la réalité. Elle relève la tête vers le volleyeur qui pousse la porte du gymnase, hilare aux côtés de son ami. Les cheveux roux, de longs cils, un éclat malicieux dans ses iris verts. Malgré les traits séduisants du sportif, le cœur d’Andréa reste désespérément régulier. Plus d’un an qu’elle cherche l’amour, qu’elle s’invente une vie sexuelle débridée et… Rien.


Niet. Nada. Nichts.


Certes, ce garçon est beau. Avec d’autres habits, il pourrait presque être charmant. Pour autant, est-ce qu’elle accepterait de sortir avec lui s’il lui proposait ? Elle s’imagine face à cet inconnu dans un restaurant, à se regarder dans le blanc des yeux. Ce serait un désastre. Son anxiété lui grignoterait l’estomac tout au long du rendez-vous, l’empêcherait d’entendre ce que l’étudiant aurait à dire et la pousserait à raconter n’importe quoi. Et s’il voulait… aller plus loin ? Une vague d’appréhension secoue le corps d’Andréa. La partie qu’elle est censée attendre avec impatience ne l’attire pas. Ses ongles parfaitement manicurés s’enfoncent dans sa paume. Pourquoi ne ressent-elle rien ? Elle apprécie charmer - oh, ça oui - mais dès qu’il s’agit d’ajouter plus de substance à ses relations, elle perd tous ses moyens. Quelle princesse en carton.

Alors que les garçons continuent de défiler au compte goutte devant elle, un soupir s’échappe de la bouche d’Andréa. Y-a-t-il réllement un prince charmant à trouver ? Est-il seulement possible de le repérer ? Et, comme un murmure au milieu d’une cacophonie, une pensée fleurit dans l’ombre de ses interrogations. Est-ce vraiment ce dont tu as envie ?


— Andréa ?


La débutante sursaute. Puis relève le menton. Avec ses cuissardes à talons, Dana la surblombe d’une dizaine de centimètres. Ses grands iris bleu glacier la happent. Un frisson remonte le long de l’échine de la brune. Elle plonge dans ces deux lacs arctiques tandis que son questionnement s’estompe.

— Tu as perdu ta langue ? taquine Dana en finissant de natter ses mèches encore humides. C’est presque étrange de te voir bouche bée comme ça.


Les cils de l’actrice papillonnent, elle cache son trouble d’un petit sourire. La tentation de laisser tomber son personnage est grande. Parce que la sportive s’est amusée avec elle sur ses jeux vidéos préférés, parce qu’elle l’a vue s’immerger dans ses bouquins pendant toute une après-midi. Malgré cela, Andréa reste prudente. Garder un fragment de son masque d’extravertie continuera de lui assurer les bonnes grâces de la blonde. C’est grâce à ce faux aspect de sa personnalité que Dana s’est approchée d’elle. La gorge de l’étudiante se serre. Si la designer se rendait compte qu’il n’y avait rien d’autre que des passions bizarres et une anxiété dévorante derrière ce voile de mensonge, elle partirait. Comme les autres avant elle. Alors, par mesure de sécurité, Andréa préserve une partie de son scénario.

— Je guettais mon futur amant, voyons ! s’exclame-t-elle d’un ton charmeur. Ça fait un moment que je ne me suis pas éclatée sous les draps. D’ailleurs, tu es montée en grade, toi ! C’était comment de jouer avec les anciens ? Tu n’aurais pas quelqu’un à me conseiller ?


Dana se crispe, les sourcils fronçés. Son regard parcourt le visage de la comédienne :

— Andréa…, souffle-t-elle.

— Je…C’était de mauvais goût, rit l’intéressée, gênée. Je… Laisse tomber, je me suis…


Ses lèvres tremblent, l’attaquante esquisse un sourire encourageant. Remets le masque. Remets-le, vite. La tête baissée, Andréa se précipite vers la sortie. Elle essaye de se remémorer le comportement de Mathilde, de reproduire son allure mais rien n’y fait. La présence de Dana atténue son jeu d’acteur, comme si ces yeux clairs pouvaient voir à travers ses faux-semblants.

L’angoisse lui tordant le ventre, elle ouvre la porte du gymnase et la tient à l’attaquante. Elle relève le menton. À quelques mètres de sa personne, Liam et Théo discutent. Elle marque un temps d’arrêt. On est mardi, non ? Liam ne devrait pas être là, qu’est-ce qu’il… Après un geste timide, Théo s’éloigne dans la rue. Liam le suit du regard. Un regard empli de peine. Puis il tourne la tête vers elle. Oh Liam…

Alors qu’elle lui fait un signe de la main, la linguiste voit dans le libéro tout ce qu’il aurait pu être pour elle. Un beau jeune homme. Intelligent, rassurant. Quelqu’un qui l’avait écoutée, conseillée alors qu’elle essayait de comprendre la fuite de Théo, puis de Mathilde de ce bar où elle n’avait pas osé demander un diabolo grenadine, de peur d’être vue comme une ringarde. Un vrai prince. Parfait sur tous les angles. Un soupir dépité. Mathilde… Tu as un vrai prince à tes côtés. Soudain, les doigts de Dana se lient aux siens. Leurs prunelles se rencontrent. Son souffle s'atténue. Puis, la peine d’avoir été rejetée s’apaise, encore une fois.

— Tout va bien, murmure-t-elle, après une inspiration. Ne t’inquiète pas.


Elle observe Liam disparaître sous les bras de David et d'un autre type - Michel ? Miguel ? avant de se détacher à regret de la poigne de son ex-coéquipière. Sa peau est bien plus douce qu’elle ne le paraît. Le rouge aux joues, elle se racle la gorge. Concentre-toi.

— Tu crois qu’il venait pour Mathilde ? demande-t-elle d’un ton qu’elle espère détaché.

— Certainement. Mais je suis étonnée que Théo et lui ne repartent pas ensemble.


Pourquoi tu n’es pas là ? Andréa se souvient très bien des sentiments de Mathilde à l’égard de ces deux garçons. Sa poitrine se serre. La reine est amoureuse de ces deux princes. Il n’y a pas d’autres chemins, plus d’autres conclusions. La fausse sportive inspire profondément. Allez, passe à autre chose. Tu n’as jamais fait partie de l’échequier.

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