31. 2. Elsa

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— Tu crois que Mathilde les évite ? Ça n'aurait pas de sens vu ce qu’elle… leur a sûrement dit samedi soir, marmonne Andréa en commençant à marcher vers le campus. Il y a quelque chose qui cloche entre eux. Elle n’aurait jamais manqué un entraînement ! Tu te souviens de la fois où elle était malade ? Elle est restée sur le terrain alors qu’elle tanguait presque. Elle…

— Tu l’as bien observée.


Elle lève les yeux vers Dana. Un éclair de douleur traverse les iris clairs de la blonde. Qu’est-ce que… Les sourcils froncés, l’étudiante en lettres ouvre la bouche mais l’autre jeune femme la coupe :

— Mathilde m’a donné son numéro de portable lors de la soirée, souffle-t-elle en détournant la tête.

— Oh, mais c’est super ça ! s’exclame la brune, les yeux écarquillés. Viens, il faut absolument qu’on l’appelle !


L’attaquante recule.

— Je… Andréa…

— C’est urgent ! insiste-t-elle, sa voix partant dans les aïgus. Peut-être qu’elle ne va pas bien, peut-être qu’elle a besoin d’une amie !

— Andréa…

— Allez, Dana ! On peut clairement faire quelque chose pour…

— NON !


Andréa tressaille devant la fermeté du ton. Ses lèvres se pincent, ses yeux s’humidifient. Dans un soupir, Dana baisse la tête, une main crispée sur sa longue tresse. Puis elle reprend la parole :

— Mathilde n’est pas amoureuse de toi, Andréa.


Elle le sait. Bien sûr qu’elle le sait. Son cœur se fend. Dès le premier jour, Mathilde n’a eu d’yeux que pour Théo. Puis Liam, avec son intelligence et sa perfection, a su se glisser aux côtés du duo. Tu sais très bien qui elle a en tête. Alors pourquoi me le rappeles-tu ?

— Évidemment ! rétorque-t-elle, en redressant la bretelle de son sac de sport. Je veux simplement être son amie. Je veux la soutenir.

— Tu es sûre que c’est juste ça ?


La question la fauche. Que veux-tu dire ? Comment pourrait-il y avoir autre chose que de l’amitié ? Le masque craque. Le script se désagrège. L’actrice tente d’improviser à partir des romans qu’elle a lu, des films qu’elle a visionnés mais rien ne lui vient. Perdue, elle cherche le regard de Dana, espérant y trouver des réponses. Les épaules de la grande blonde s’affaissent :

— Andréa… S’il s’est passé quelque chose entre eux, ça ne nous regarde pas, essaye-t-elle, d’une voix plus douce. C’est leur vie privée. On peut s’inquiéter pour Mathilde, oui. Mais pour l’instant, laissons-lui du temps. Si elle ne vient pas au prochain entraînement, ce vendredi, on pourra commencer à penser stratégie.

— Stratégie ? Mais…

— David nous a invitées à la soirée qu’il organise ce samedi, tu te souviens ? Il va naturellement y convier Liam et, aussi observateur qu’il est, il aura remarqué la mine basse de Théo ainsi que l’absence de Mathilde. Il fera en sorte que les deux gars soient là, tu peux me croire.


Dana inspire un grand coup.


— Il faut juste qu’on s’assure qu’elle soit présente, continue-t-elle, un faible sourire sur les lèvres. Après… Le reste sera entre ses mains.

— Tu ne penses pas qu’on pourrait faire plus ? Elle doit être…

— Qu’est-ce que tu veux faire ? Andréa, s’il te plaît… Laisse-la gérer. Tu sais comment elle est ! Elle détestera qu’on s’en mêle. S’assurer qu’elle soit présente sera bien assez compliqué.


De mauvaise grâce, Andréa acquiesce. Elle a le sentiment d’abandonner une future amie à son sort. Peut-être même que Mathilde ne voudra pas de ce titre quand elle saura qu’aucune aide rapide ne lui a été apportée. Le pont fragile qui s’est construit entre elles lors de la Nuit du Volley tombera en lambeau à cause de son propre égoïsme. Une énième déception, un énième échec. Un voile mouillé couvre ses yeux.

— Andréa…, souffle l’attaquante en s’approchant d’un pas. Je sais que… tu… ressens quelque chose pour Mathilde. De l’admiration. Peut-être même de l’amour.

— Mais non ! Pas du tout !


Une pointe de douleur lui pique le cœur tandis que l’automatisme de sa propre réponse la surprend. Elle n’a pas réfléchi, les mots sont sortis de sa bouche comme un réflexe d’auto-défense. Elle baisse la tête. Ses doigts se crispent et se décripsent. Elle ne contrôle plus les tics qui les secouent. Calme-toi. Reste concentrée. Sa gorge se serre. Impossible. Elle ose un regard vers Dana. Les bras croisés sur sa poitrine, la sportive l’observe d’un air usé.

— S’il te plaît, Andréa… Arrête de jouer, l’implore-t-elle, d’un ton triste. Je suis montée au dortoir après la remise des prix. J’ai vu Mathilde claquer le battant et foncer dans les escaliers. Quand je t’ai retrouvée dans le salon, tu étais en pleurs.


Elle ne peut pas le nier. Les souvenirs sont encore frais dans son esprit. Une vague de larmes l’a engloutie sans qu’elle ne s’en rende compte. Voir son modèle partir à toutes jambes annoncer à ses deux partenaires qu’elle les aime… Andréa avait vu la flamme dans ses yeux. Pas de retour en arrière, pas d’arrêt sur image. Une première conversation honnête, une porte qui s’ouvre… Et pourtant, elle garde ce goût amer sur sa langue, cette désagréable impression qu’un accès a été condamné. Un accès ? Un accès à quoi ?

Les larmes retrouvent leur chemin sur ses joues. Pourquoi ? Pour quelle raison pleure-t-elle ? Elle n’en a aucune idée. Sa poitrine tremble, ses doigts sont devenus aussi crochus que ceux d’une vieille sorcière. Elle enserre sa taille de ses bras puis, emportée par le torrent qu’elle refoule depuis un an et demi, elle laisse tomber le masque :

— Je… je… Je ne sais pas… ce que tu veux de moi. J’essaye vraiment, je te le promets. J’essaye… de me faire des amis, de trouver le mec parfait et juste… je n’y arrive pas. Je ne comprends pas ce que je fais de mal, sanglote-t-elle, tout en exerçant une pression forte sur son ventre avec ses avants-bras.


Sa gorge se serre mais les mots continuent d’affluer dans sa bouche, sans qu’elle puisse les empêcher d’en sortir.

— Je croyais que ce serait… facile de suivre le chemin qu’on m’a… dit d’arpenter. Faire des études, se constituer une bande de potes, avoir… avoir un copain… Puis trouver un travail stable, bien payé, se marier… tomber enceinte… Je… j’essaye, je… me bats pour continuer sur cette voie. Mais… mais j’échoue. J’échoue encore et… toujours.


Dans cette petite ruelle éclairée par un pauvre lampadaire, elle se recroqueville sur le trottoir. Ses ongles se plantent dans ses côtes dans l’espoir de tarir ce flot de parole.

En vain.


— Tu crois que j’aime faire… semblant ? Tu crois que je ne vois pas… les autres qui se moquent de moi ? Je sais… que je suis bizarre, qu’il y a quelque chose qui ne va pas avec… moi ! J’essaye de me fondre dans le moule, d’être… normale !


Elle fixe le bitume s’étendant devant elle. Elle a l’impression de vomir des mois d’angoisse, des mois d’anxiété, des mois à espérer qu’un jour sa vie prendrait le tournant qu’elle devrait. Tout s’effondre. Tout se brise. Sans qu’elle ne sache pourquoi.


Soudain, un raclement de talons. Elle lève la tête. Dana s’est placée à sa hauteur. Son manteau blanc trempe dans les restes des flaques de pluie, son pantalon s’imbibe d’humidité et de saleté car elle a placé un genou à terre. Leurs regards se rencontrent. Un souffle. Les yeux bleu arctique de la volleyeuse sont emplis de larmes. Andréa inspire avec difficulté. Elle s’ancre dans ces iris tandis que le reste disparaît peu à peu.

— Je ne sais pas ce que je dois… éprouver, murmure l’ex-actrice, ses sanglots s’espaçant. Quand j’étais près de Liam…. je ne ressentais rien. Quand j’ai essayé de charmer Théo, ce premier soir… c’était… pareil. Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne… fonctionne pas en moi ?


Son menton se met à trembler :

— Est-ce qu’un jour… je serais capable de me faire des amis ?


Dana ferme les yeux un instant, les lèvres serrées. Puis elle tend la main vers la brune. La respiration d’Andréa se bloque dans sa gorge. Les doigts crispés sur son propre corps, elle observe cette paume où courent diverses marques rougâtres. Les chocs des balles.

— Andréa…, murmure la designer. Est-ce que tu sais pourquoi je viens régulièrement te chercher à la fac de langues ? Pourquoi… on boit un café ensemble tous les vendredis avant l'entraînement ? Pourquoi on sort régulièrement faire du shopping ?


La littéraire cligne des yeux puis resserre son etreinte sur elle-même :

— Parce que tu as eu… pitié de moi au début de l’année, hoquette-t-elle faiblement, et… que tu es… trop gentille pour me dire que tu aimerais arrêter tout ça.

— C’est… vraiment tout le contraire, Andy, sourit tristement la blonde.


Le cœur d’Andréa manque un battement. Sous le choc, ses doigts stoppent leur progression dans sa chair.

— J’aime passer du temps avec toi, continue Dana, le regard fixé sur celui de la jeune femme. J’aime te regarder sautiller dans les rayons des boutiques, te voir commander le cappucino que tu prends uniquement pour admirer le chat qu’ils dessinent avec la crème. J’aime quand tu me lis le passage d’un de tes romans, quand tu me montres les cases d’une bande dessinée qui te fait rire.


Gardant sa main tendue, la sportive expire profondément :

— Je ne suis pas venue vers toi parce que tu me faisais… pitié. Je suis venue parce que j’ai senti tous les efforts que tu as fait pour m’adresser la parole. Mais aussi parce que tu dénotais dans ce gymnase. Après tout, pourquoi s’inscrire à un créneau de sport quand on a peur de transpirer ? demande-t-elle dans un petit rire. Puis j’ai découvert qu’on partage le même intérêt pour les beaux vêtements. Au fil des semaines, j’ai appris à te connaître, malgré toute ton application à m’en empêcher.


Un doux sourire étire les lèvres de Dana.

Une chaleur se diffuse dans la poitrine d’Andréa.


— Tu sais…Tes yeux scintillent quand tu me parles de tes passions, poursuit la passionnée de mode. Je sais que tu pourrais blablater pendant des heures à propos de ce jeu vidéo que tu viens d’acheter. Et je t’écouterais. Même si j’y comprends rien, je t’écouterais. Parce que ça me fait plaisir de te voir te détacher de toutes les attentes, de toute cette pression que le monde met sur tes épaules. Parce qu’à ce moment-là, tu es heureuse. Vraiment heureuse.


Des bulles de joie éclatent dans le ventre de la brune. Perdue dans le discours de sa coéquipière, elle relâche son étau sur son propre corps. Les tics nerveux agitant ses phallanges se calment. Jusqu’à s’évanouir.


— Tu n’es pas obligée de suivre cette “voie” dont tu parles, assure la volleyeuse. Elle… n’existe pas. Tu construis ton propre chemin. Et surtout, tu peux prendre tout le temps qu’il te faudra pour le faire. Personne n’est en retard ou en avance. C’est ta vie. La tienne. L’avis des autres ne devrait pas entrer en ligne de compte quand il s’agit de toi.


Andréa inspire une goulée d’air frais. Comme si elle avait passé trop de temps sous l’eau, comme si elle apprenait enfin à respirer. Elle reporte son attention sur la main tendue de Dana tandis que l’envie de la prendre monte en elle.


— Concernant ta recherche du mec parfait, je… Je ne pourrais pas t’aider. Tu sais, je... Je ne suis… Je ne suis pas… Ce que je veux dire c’est qu’en plus d’être ton amie, j’aimerais être… J’aimerais…


La novice observe les traits de l’attaquante se crisper, ses yeux fixer le trottoir. Alors, sans réfléchir, elle lie ses doigts à ceux de la jeune femme. Dès lors que leur peau se touchent, le calme envahit son esprit. Son cœur, pourtant paisible, bat un peu plus fort. Et, quelque part au fond d’elle, un déclic retentit. Peut-être que… Peut-être que c’est toujours possible d’être une princesse sans un prince.

Elle cherche le regard de son amie et, quand leurs iris se rencontrent, elle tire sur leurs paumes jointes pour l’aider à se relever. Merci. La lumière du lampadaire se mêle à la chevelure sable de l’étudiante, flatte ses joues où les larmes ont séché. Merci d’être là pour moi. Andréa voudrait la serrer dans ses bras, se noyer dans son odeur et s’enfoncer un peu plus dans ce confort que lui procure la joueuse. Mais la chaleur de leurs mains enlacées lui suffit.

Remplaçant une mèche rebelle derrière son oreille, l’ex-comédienne prend la parole :

— Est-ce que ça te dit de venir à la maison ? demande-t-elle d’une voix timide. Je crois qu’on a toutes deux besoin d’un bon repas après toutes ces émotions.


Les doigts de la blonde se resserrent sur ceux d’Andréa. Rouge pivoine, Dana acquiesce :

— Seulement si je peux t’aider en cuisine.

— Dana, la dernière fois qu’on a tenté l’expérience, tu as confondu le piment et le curry ! lui rappelle la fausse sportive avec un sourire. On a eu la bouche en feu pendant six heures !

— Je… J’exprimais ma créativité ! C’était… artistique !


La tête renversée vers le ciel étoilé, Andréa explose de rire. Son pouce caresse celui de son amie, comme une promesse faite à la nuit.

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