32. 1. Perce-neige

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Premier signe de vie après l’hiver.

Ma consolation de bientôt revoir l’astre doré,

V.

Vanessa pousse les portes de l’amphithéâtre numéro deux. Elle s’avance entre les rangées tandis qu’un silence paisible s’étend autour de sa personne. Elle aime les mercredis matin pour ça. Pour cette absence de cacophonie, d’exclamations diffuses, de voix nasillardes. Ses iris verts se posent sur les baies vitrées de la salle. La lueur fade de quelques lampadaires se diffuse à travers le verre. Piètre remplacement du soleil qui me manque tant.

Elle lève la tête vers l’horloge coincée en haut du tableau. 7 h 30. Elle a encore du temps avant que le cours d’histoire du droit ne commence. Quarante-cinq minutes - en comptant le retard très probable de la professeure - de quiétude, de calme.

Ses talons claquent sur le sol, raclent le caoutchouc dans un bruit clair, satisfaisant. Elle balaye ses cheveux acajou derrière son épaule. Elle peut encore sentir la chaleur de son lisseur sur ses mèches. Alors qu’ils plongent dans son sac à main, ses ongles vernis grattent la surface granuleuse de son poudrier. Le ramenant au niveau de son visage, elle l’ouvre d’un clic et vérifie que son mascara n’a pas coulé sur le haut de ses joues. Même après des années de maquillage, la quantité idéale à appliquer sur ses longs cils reste inconnue. Elle enlève quelques pâtés du bout des doigts puis range son miroir, appréciant le déclic de sa fermeture.

Les pans de sa jube flottent autour d’elle, le bruissement du tissu caresse ses tympans. Sa marraine lui a offert cette pièce de créateur pour son seizième anniversaire. Un sourire étire les lèvres de l’étudiante, ses mains se perdent dans la mousseline couleur sauge. Elle prend soin de ce vêtement depuis des années. Comme de tous ceux qu’Estelle lui a confectionnés dans le secret de son atelier. Celle qui l’avait pratiquement élevée avait vendu ses ouvrages suivants avant d’intégrer une grande maison de mode. Même si elle a dû recoudre l’étoffe une dizaine de fois, Vanessa arbore toujours le fruit du travail de sa deuxième mère avec fierté. Bien sûr que le prix de ces réalisations est trop élevé pour qu’elles soient arborées dans une sombre fac de droit mais leur valeur sentimentale… Son regard se voile. C’est un peu comme si tu étais avec moi. Elle exécute une rotation pour observer le textile suivre ses mouvements. Et que tu me donnais de la force, Maman.

Elle prend place au troisième rang et pose son ordinateur portable sur la tablette devant elle. Ses doigts effleurent les touches légèrement grasses avant de les actionner. Le cliquetis de ses ongles sur le plastique vert amande lui plaît, l’apaise même. Pendant que la machine s’éveille dans un souffle chaud, Vanessa nettoie l’écran avec une lingette humide. Elle espère que le cadeau qu’elle a recu pour l’obtention d’une mention bien à son baccalauréat ne tombe pas en panne. Elle en avait payé la moitié avec son argent de poche et son père avait complété autant qu’il le pouvait. Elle aurait bien aimé se l’acheter par ses propres moyens mais ses candidatures pour un contrat saisonnier, trop tardives, avaient été refusées.

Un air amusé sur le visage, elle s’adosse sur le banc. Sa meilleure amie, elle, s’était trouvé un job d’été et s’était offert la même bécane dans une couleur plus sombre. Nina… Bien évidemment que la passionnée du droit a une longueur d’avance sur elle. Cette petite maligne a toujours travaillé d’arrache pied pour se procurer ce qu’elle souhaite. Que ce soit par l’intermédiaire de bonnes notes échangées contre de l’argent de poche ou par son petit boulot à la fin du lycée. Elle s’est constituée sa propre garde robe à la sueur de son front, comme elle aime le rappeler. Rien d’étonnant que Nina soit la tête pensante de leur duo.

Par habitude, sa main trouve le bracelet d’amitié noué autour de son poignet droit. Plusieurs nuances de vert se croisent, s’entrelacent dans un ballet régulier de perles dorées et de fils colorés. Ses doigts suivent les croisillons alors qu’elle se souvient de la promesse contenue dans les liens que Nina a tressé pour elle.

Ensemble, quoi qu’il arrive.

Elle tourne la tête vers les grandes fenêtres derrière lesquelles l’obscurité a englouti le campus et ses espaces verts de sa cape froide. Décembre, la période la plus déprimante de l’année. Un soupir traverse la barrière de sa bouche. Le printemps, ses fleurs et ses douces températures lui manquent. Sentir le soleil réchauffer sa peau, le vent frais s’enrouler dans ses cheveux, l’herbe des prés chatouiller ses jambes nues… Elle voudrait accélérer le temps jusqu’au mois d’avril et, à l’image de la nature, enfin renaître de ses cendres.

Un jour, une fois que sa carrière d’avocate aura décollé, elle pourra enfin profiter des montagnes environnantes. Elle s’acheterait une maison dans un coin perdu, loin de la ville. Le type de bâtisse avec le charme de l’ancien temps, des poutres craquelées et des volets en bois. Un grand jardin, des fleurs de multiples sortes, des cerisiers aux bourgeons rosés… Une étincelle s’allume dans les grands iris verts de la jeune femme. Perdue dans ses pensées, elle imagine les silhouettes de ses deux futurs enfants jouer dans le gazon pendant que son double, plus âgé, cueillerait les herbes aromatiques pour le dîner. Magique.

Une vibration secoue son sac à main. Elle cligne des yeux mais son rêve ne disparaît pas derrière ses paupières. Elle ouvre le message de Grégory et un sourire léger illumine son visage. Peut-être qu’il sera là, à s’occuper des arbres fruitiers ou à courir après leurs progénitures. L’étudiant en biologie lui fait du bien, c’est certain. Même s’il semble facilement distrait et manque parfois de recul dans certaines de ses réflexions, il reste un garçon agréable, gentil. Doux, même.

La tête renversée vers le plafond, elle s’invente un ciel bleu parcouru de quelques nuages, une brise délicate agiter les plis de sa jupe, le bourdonnement des abeilles résonner dans ses oreilles. Elle a envie de simplicité, de nature. Un rire amusé remonte le long de sa gorge. Dans quelques mois, les sentiers seront dégagés. Dans quelques mois, elle pourrait revoir les lapins bondissant hors de leur terrier, les oreilles des chats sauvages dépasser des hautes herbes et les biches se balader dans la forêt. J’ai hâte.

Soudain, un vacarme tonitruant brise le silence de l’amphithéâtre. Vanessa sursaute, le corps crispé par la puissance du bruit. Elle se retourne dans l’intention de fusiller l’impertinent du regard. Mais elle découvre Nina, la mine basse, des cernes immenses et son pull noir des mauvais jours. Oh non. La jeune femme ne peut s’empêcher de tressaillir à nouveau lorsque sa meilleure amie claque brutalement les portes derrière elle. Zut, Nina ! Elle lève la main pour attirer l’attention de l’autre élève et lui fait signe d’approcher. Les yeux dans le vide, la passionnée de droit s’exécute, avançant entre les rangées telle un zombie. Ça a dû tourner au vinaigre avec Jade.

— Viens-là, murmure Vanessa en lui ouvrant les bras.

Ni une, ni deux, Nina laisse tomber son sac à main sur le côté de la rangée puis se réfugie dans le creux de l’étreinte de la future avocate. Cette dernière colle sa joue sur les cheveux chataîns de sa camarade. Elle lui caresse le dos, lui murmure quelques mots d’encouragement. Deux mains se resserrent sur l’arrière de son chandail blanc crème. Ça va aller, Nina. Je te promets que ça va aller.

— Tu sais…, chuchote Nina d’une voix tremblante. Je pensais que ce serait différent avec elle. Qu’elle avait… compris mon… orientation et ce que je suis… incapable de lui donner. Je ne sais pas pourquoi je pensais qu’avec elle, tout serait… mieux.

Vanessa ferme brièvement les yeux, toute la douleur contenue dans ces mots la secoue au plus profond de son être. Encore une autre déception. Comme si tu n’en avais pas assez bavé. Elle a été présente lorsque Nina, après une énième relation au lycée, a compris qu’elle ne ressent aucune envie de relation amoureuse, qu’elle ne nourrit aucune pulsion sexuelle pour les filles ou les garçons. Elle a été présente lorsqu’on a affirmé à la jeune femme qu’elle n’a pas encore trouvé la bonne personne, qu’elle ne peut pas être fixée ce genre de choses à un si jeune âge, qu’elle s’invente une orientation sexuelle pour faire son intéressante. De la même façon que l’on sait qu’on est lesbienne, gay ou pan, Nina a toujours su qu’être en couple ne l’intéresse pas et que le sexe la dégoûte. L’amoureuse de la nature dépose un baiser sur les cheveux de son amie. Ce n’est pas de ta faute. L’asexualité et l’aromantisme sont encore tellement méprisés et méconnus.

— Elle m’a avoué ses sentiments pour moi hier soir, balbutie Nina dans un souffle.

Oh non. Vanessa inspire profondément. Elle ne sait que trop bien comment ce type d’histoire se termine.

— Je lui ai expliqué que notre relation est très importante pour moi, continue la brune après quelques respirations plus calmes. Et que, malgré ça, je n’ai aucune envie d’entamer une relation romantique avec elle, que son amitié suffit à me rendre heureuse. Elle m’a dit… que si j’acceptais d’être un peu moins… exigeante, elle pouvait… me faire changer d’avis. Comme si on pouvait transformer d’orientation sexuelle d’un claquement de doigts ou grâce à un beau discours. Elle a dédaigné toutes mes explications, les prenant pour de l’egocentrisme.

Sérieusement ? L’avocate en devenir se garde de lever les yeux au ciel devant l’amas d’idioties qu’a osé débiter Jade. Quelle infâme petite peste. Elle resserre son étreinte sur sa copine.

— Je pensais qu’on était bien, murmure Nina en s’écartant doucement. On était voisines ; elle venait me voir quand elle en avait envie et je toquais chez elle quand j’en avais marre de me battre avec nos dissertations. On n’avait pas besoin de plus ! C’était une amie, une super amie. Mais elle a pris ça pour… un jeu de séduction.

Nina soupire tandis que ses iris noirs se posent sur le bracelet d’amitié qu’elle porte au poignet droit. Ses ongles suivent les fils bleutés, oranges, jaune et blanc qui se mélangent avant de se regrouper autour de quelques étoiles argentées. Puis elle lève le menton vers Vanessa. Cette dernière lui tend la main et leurs doigts se lient sous leurs regards attristés. Puis, après un temps, la jeune femme à la chevelure acajou reprend la parole :

— Tu as bien mérité de souffler un peu, affirme-t-elle d’un ton ferme pendant que sa meilleure amie place sa tête sur son épaule. Qu’est-ce que tu dirais d’une soirée toutes les deux ? Avec du chocolat et des films mièvres comme tu aimes.

Un rire léger résonne dans l’amphithéâtre, un sourire fleurit sur un visage.

— Je suis contente que tu continues à être là pour moi… même après toutes ces années, souffle Nina. Je ne m’en serais jamais sortie sans toi. Qui voudrait d’une personne incapable d’aimer ?

— Je n’aime pas quand tu dis ça… Parce que c’est un mensonge et tu le sais très bien. L’amitié possède une intensité aussi magique que celle de l’amour, murmure l’autre étudiante en pressant la main de la brune. La nôtre est de celles qui traversent les temps, de celles qui sont si fortes qu’elles ne peuvent être ébranlées par une simple dispute. Toi et moi, c’est pour la vie.

— Oui, bien sûr que oui… J’ai hâte d’acheter une maison dans la même forêt que la tienne.

— Tant que tu es prête à me confectionner tes incroyables muffins au chocolat tous les deux jours.

Nina lui envoie un gentil coup dans l’épaule avant de se redresser. L’amoureuse du jardinage prend ce geste comme une promesse. Elle observe ensuite son amie se détacher de son étreinte pour sortir ses fiches de cours bien aimées. Se plonger dans sa passion pour le droit l’aidera assurément à surmonter cette énième déception amicale. Tu te relèveras. Tu te relèves toujours.

Le regard de Vanessa se reporte sur la chaire vide à quelques mètres devant elles. La jeune femme lâche un soupir. Les partiels du premier interviendront dans moins de deux semaines, pile avant les vacances de Noël. Ses ongles tracent les touches du clavier de son ordinateur. Il faudrait que j’avance dans mes révisions.

Par habitude, elle se tourne vers la place, vide, qu’elle a réservée à sa droite.

— Tu crois que Mathilde va nous parler de ce qui la tracasse ? demande-t-elle d’un ton inquiet.

— Bien sûr que non… C’est pas comme si elle nous considérait comme des amies, déclare Nina en haussant les épaules.

Le stylo-plume de la brune crisse sur le papier glacé. Vanessa grimace. Sa meilleure amie n’a jamais apprécié Mathilde. Et pour cause, cette fille restait toujours un mystère après plus de trois mois d’université. Nina n’avait jamais insisté pour que leur nouvelle connaissance s’ouvre à elles, préférant lui laisser le temps nécessaire pour trouver ses marques. Au fil du temps, la position en retrait de cette dernière, ses rares réponses et le fait qu’elle ne partageait absolument rien sur elle ont été interprétés comme de l’indifférence, voire du mépris. Vanesse fait cliqueter l’ongle de son index sur celui de son pouce. Si une partie d’elle-même lui susurrait que cette théorie est correcte, une autre ne peut s’empêcher d’espérer que Mathilde soit simplement timide. Aussi, elle insiste :

— Qu’est-ce qu’on pourrait lui dire pour qu’elle nous fasse confiance ?

— Van’... Elle n’a pas besoin de nous, je t’assure, soupire sa camarade d’un air abattu. Au début, je pensais qu’elle serait un poids parce qu’elle ne travaillait pas. Mais là, elle caracole vers les premières places sans étudier plus que ça. Laisse-la continuer à nous prendre pour ses moines copieurs. Peut-être qu’un jour, elle voudra bien nous avouer qu’elle déteste être ici.

Une moue triste se peint sur le visage de Vanessa. Son acolyte n’a pas tort ; elle a rarement tort d’ailleurs. Pourtant, la férue de nature est incapable réprimer le souci qu’elle se fait pour Mathilde. Seule dans un nouvel environnement, renfermée sur soi comme ça… Ce ne pouvait pas être bon pour elle.

Prenant exemple sur Nina, elle se plonge dans ses notes. Bientôt, seuls le grattement du papier et le cliquètement du clavier résonnent dans l’amphithéâtre. Sa concentration l’enferme dans une bulle de silence aux parois si épaisses qu’elle entend à peine les autres étudiants s’installer peu à peu dans la salle.

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