Chapitre 3 - Dans l'ombre des Sentinelles - 1ère partie

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— Nourris l’ego, récolte l’ergot, professa doctement le doyen, le front parcheminé couvert d’un bandeau richement ornementé.


La sentence eut pour Keÿlán l’effet d’un coup de poignard dans le dos et lui coupa le souffle. La honte empourpra ses joues. Les phalanges blanchies, ses poings fermement serrés tremblaient sous la pression d’une colère difficilement contenue. Il les appuya contre ses cuisses, déterminé à garder le contrôle coûte que coûte. Une douleur aiguë transperça ses genoux, qui avaient heurté les dalles de pierre dans sa chute, mais il n’en laissa rien paraître.


— Ton père et toi nous avez rendu un grand service.


Assis au milieu du banc, un Sage à peine plus âgé que Seamaël le toisait avec condescendance, se délectant des mots assassins qu’il prononçait d’une voix mielleuse. À en croire son air hautain, cela sonnait comme une vengeance... Les deux hommes s’étaient-ils connus Novices ?


Consumé par la rage, Keÿlán se fit violence afin de juguler ses pulsions meurtrières. En réalité, ils n’attendaient que ça... Le moindre geste agressif étayerait leurs mises en garde contre sa famille indocile, qui selon eux constituait une menace pour la sécurité de la péninsule. En outre, céder à ses instincts lui coûterait certainement la vie, voire pire, et jetterait l’opprobre sur sa lignée, condamnée à l’exil. Il ne leur donnerait pas ce plaisir.


Au mépris de la souffrance, le jeune guerrier se releva avec dignité. Ses yeux s’étrécirent tandis qu’il défiait avec morgue le regard des Sages imperturbables.


— Tu peux disposer, le congédia négligemment le troisième d’un signe de la main. Tu ne nous es plus d’aucune utilité.


À son geste, la porte de la salle s’ouvrit d’elle-même. Ne lui accordant plus la moindre attention, les Sages pivotèrent sur leur banc et lui tournèrent le dos afin de converser entre eux à voix basse. Humilié, Keÿlán baissa les yeux, contraint d’admettre sa cuisante défaite. Cette fois-ci, Andorim, le seul membre du Conseil dont il connaissait le nom et le visage, n’était pas présent pour défendre les intérêts de sa famille. Peut-être se trouvait-il dans la pièce voisine avec Naëwen, qui le vénérait tant.


L’esprit paralysé par la sidération, le garçon se sentit quitter la pièce d’un pas incertain.


Une fois la porte refermée derrière lui, il se laissa choir contre le mur du couloir. La tête entre les mains, dévasté, il essaya de maîtriser les tremblements et les spasmes violents qui parcouraient son corps. Il se frotta la mâchoire, douloureusement crispée, prit de profondes inspirations. En vain. Il ne parvenait pas à se calmer, à se raisonner. Sous son crâne, la tempête faisait rage, hurlant sa fureur muette, balayant tout sur son passage. Ses pensées s’entrechoquaient dans le plus grand chaos.


Les lâches ! Ils l’avaient piégé avec leurs maudits Enchantements ! Ils avaient osé retourner ses espoirs contre lui. Trompé par leur ruse infâme, il leur avait livré l’entrée secrète de la caverne sur un plateau d’argent. Il avait failli à son devoir. Son père et son frère ne lui pardonneraient jamais... Il voyait déjà l’immense déception dans les yeux de son géniteur silencieux et l’indifférence teintée de mépris de son jumeau.


Affolé, Keÿlán pressa entre ses mains fébriles son crâne couvert de sueurs froides. Jamais plus il n’oserait se présenter à eux. Il avait déshonoré les siens. Il devait partir. Maintenant. N’importe où. À l’autre bout du continent s’il le fallait. Hélas, son corps refusa de lui obéir. Il lui parut lointain, presque étranger. Recroquevillé sur lui-même, il ne percevait plus que son souffle court et la brume qui engourdissait peu à peu son cerveau, au rythme du vrombissement pulsatile du sang qui affluait à ses tempes.


Alors que la vision repassait en boucle dans son esprit paniqué, un détail le frappa tout à coup. L’illusion lui avait paru si réelle qu’il n’avait pas songé un instant à se méfier... La reproduction de son père avait été parfaite. Trop parfaite. Aucun Sage n’aurait pu disposer d’autant d’informations personnelles de manière à simuler chez Seamaël une attitude et des paroles à ce point naturelles et convaincantes.


Hormis Andorim.


Le cœur de Keÿlán manqua un battement. Les avait-il trahis ? Lui, le fidèle allié de sa famille ?! Lui, en qui Wilhelm et Gibrius avaient toujours eu confiance. Lui, qui n’hésitait jamais à manifester sa désapprobation auprès de ses pairs, à affirmer son soutien aux Gildwyn chaque fois qu’une partie du Conseil voulait envoyer des émissaires dans les cavernes du Talëmvar ou faire pression sur leurs parents pour qu’ils leur en révèlent l’accès. Lui qui, malgré sa position délicate, avait plaidé en faveur d’une expédition de sauvetage pour ramener Wilhelm et avait défendu Hesja, accusée d’avoir couvert l’opération clandestine de Seamaël. Lui, qui leur avait promis de faire tout ce qui était en ses capacités afin de retrouver les disparus...


Les dernières paroles du guerrier lui revinrent en échos à travers le tumulte. Un doute l’assaillit. Le Seamaël qu’il avait vu était-il vraiment lui-même une illusion ? Andorim avait beau être un ami de longue date, jamais son père ne se serait confié à lui aussi intimement... Le simple fait de siéger au Conseil de la Númbÿa suffisait à inciter Seamaël à la prudence, quand bien même le vieux Sage s’avérait être un soutien de grande valeur.


Un mauvais pressentiment noua l’estomac de Keÿlán. Il était persuadé que l’extrême satisfaction qu’il avait lue sur le visage des Sages n’avait pas été provoquée par l’unique obtention du précieux sésame. Leurs espions avaient dû leur faire parvenir de récentes informations depuis le Gwalmorth. Et rien n’aurait pu les combler d’une joie plus immense que de se savoir enfin débarrassés d’un tel élément perturbateur...


« Ton père et toi nous avez rendu un grand service. »


Au souvenir de ces mots prononcés par l’un des Sages, un frisson d’horreur transperça Keÿlán de part en part, lui glaça l’échine et fourmilla sous son cuir chevelu. Il secoua frénétiquement la tête, pour se débarrasser de l’insupportable sensation et chasser violemment de son esprit l’impensable.


Soudain une main s’abattit sur son épaule. Le garçon sursauta et redressa brusquement la tête. Il n’avait entendu personne approcher. Agenouillée à ses côtés, Hesja posa sur lui son regard acéré, le scrutant jusqu’aux tréfonds de son âme. Son fils craignit un instant qu’elle le punît sévèrement pour sa faute ou le reniât à cause de sa faiblesse. Contre toute attente, l’archère aux tresses rousses et aux iris émeraude l’attira à elle et l’enlaça avec force contre son cœur. Dans sa cage thoracique, Keÿlán l’entendit se débattre contre une peine terrible.


Un gouffre de ténèbres abyssal s’ouvrit en son sein et l’engloutit tout entier. Ainsi, son père était bel et bien mort. L’attente, l’angoisse, l’espoir. Tout était fini. Wilhelm... La vision de sa dépouille inerte au pied de Seamaël s’imposa à lui. Gibrius... Le chagrin étreignit la gorge du garçon et le fit suffoquer, mais il ravala ses larmes. Hors de question, il ne leur concéderait pas cette victoire.


Sa mère relâcha enfin son étreinte et se releva. Sans un mot, elle lui tendit la main pour l’aider à se remettre debout sur ses jambes, encore flageolantes sous le coup de l’émotion intense qu’il venait de vivre. Derrière elle se tenait en retrait Naëwen. Le visage pâle, il serrait son manteau contre lui, les bras croisés. Lorsque Keÿlán chercha son regard, son jumeau s’en détourna.


Le gaillard serra les dents, le souffle saccadé. Sous la pression de sa rage renouvelée, le brasier intérieur grondait de plus belle. Lâche ! Son cœur s’emballa. Le sang battit à ses tempes. Percevant le danger, Naëwen leva brièvement les yeux vers son frère. La peur. Elle suintait par tous ses pores. Keÿlán la sentait. Sa bouche se tordit de dégoût. Leur père disparu, plus rien désormais ne retenait ce pleutre suffisant pour trahir les siens et fuir dans le giron des Singes. Avait-il comploté avec leurs ennemis afin de l’humilier et d’obtenir ce dont il avait toujours rêvé en secret ?!


Une vague dévastatrice balaya tous les efforts déployés par Keÿlán pour se maîtriser jusqu’alors. Un cri bestial jaillit de ses entrailles et explosa à leurs oreilles. Sa mère et son jumeau tressaillirent sous la violence de son impact. Son formidable écho frappa les pierres du hall et bondit au-delà des escaliers. Mû par un élan incontrôlable, son poing s’écrasa sur le mur, inébranlable.


Une douleur lancinante remonta le long de son bras jusqu’à son épaule tendue et lui fit reprendre ses esprits. Naëwen esquissa un geste dans sa direction, mais l’impulsif le repoussa d’un revers de la main. Furieux d’avoir perdu son sang-froid, ce dernier sortit du bâtiment en trombe sans accorder un regard aux témoins abasourdis et impuissants de la scène.


— Laisse-le, conseilla Hesja à Naëwen. Ça sert à rien d’essayer de le raisonner dans cet état.


Empli de regrets, le bras du garçon retomba le long de son corps. Il se rendit compte alors qu’il tremblait de tous ses membres. Il n’avait jamais vu son frère dans cet état.


Ils n’eurent pas le temps de se remettre de leurs émotions que le Dévoué taciturne qui avait servi de guide aux jumeaux à leur arrivée reparut dans le couloir afin de les raccompagner jusqu’au pont-levis. Ils n’étaient manifestement déjà plus les bienvenus... Hesja ne se fit pas prier pour défaire son bandeau en nadhi, qu’elle déposa dans la main tendue du serviteur, imitée par Naëwen. Encadrée de courtes mèches rousses rebelles se dévoila une gemme d’un azur éclatant sur le front de l’archère. Le Dévoué détourna prestement le regard. Sans même prendre la peine de leur souhaiter une bonne route, il s’en retourna à ses affaires.


Les visiteurs quittèrent la forteresse d’un pas pesant. À peine eurent-ils traversé le précipice que les gardes abaissèrent la herse dans un concert de cliquetis métalliques. Hesja laissa s’échapper un profond soupir. Cette épreuve semblait avoir été autant pénible pour elle que pour les jumeaux.


Tandis qu’ils franchissaient la Gueule du Nadrihim, ils distinguèrent en contrebas la silhouette de Keÿlán, minuscule et indistincte à mesure qu’il s’éloignait à longues enjambées rapides. Il disparut complètement de leur champ de vision aux abords de la forêt.


Silencieux, mère et fils suivaient sur la neige immaculée leur ombre rampante, qui fuyait le soleil déclinant. L’un comme l’autre se sentaient incapables d’aborder le sujet qui pourtant leur brûlait les lèvres. Entre eux planait une gêne indicible. Cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas retrouvés seuls tous les deux...


La température rafraîchit davantage lorsqu’ils pénétrèrent dans les bois. Hormis le proche écho d’un chant d’oiseau solitaire, ils n’entendaient que le craquement sourd de la neige sous leurs pas. Naëwen observait sa mère du coin de l’œil, fasciné. Tous les sens en éveil, celle-ci humait l’air avec délectation, se mouvait avec aisance et vivacité entre les arbres et les rochers, évitant avec soin les terriers bien dissimulés de manière à ne pas en déranger les occupants. À l’affût des innombrables informations dont regorgeait la forêt, elle paraissait parfaitement dans son élément, indifférente à la froidure qui les étreignait.


Un instant, le garçon eut l’impression de contempler une Aïwë, Gardienne de ces lieux. L’allure leste, presque guillerette, de Hesja s’évanouit à l’approche de la civilisation.


Lorsqu’ils eurent rejoint le chemin principal, qui sinuait de bourg en village à travers la vallée, le soleil avait presque disparu derrière les cimes. L’odeur réconfortante d’un pot-au-feu, que Lysandre avait sans doute laissé mijoter toute la journée, les accueillit aux limites du domaine, se mêlant à la fragrance persistante des résineux.


Au milieu des champs, des pâturages et des vergers livrés au repos cyclique, la vieille demeure construite en mélèze et en pierre témoignait du passé glorieux des Gildwyn. Il ne fallait pas se fier à la sobriété de son architecture traditionnelle, réfléchie avant tout pour sa solidité et sa longévité : on racontait qu’elle avait été érigée, bien des générations auparavant, par la main d’un ancien roi.


Même si Naëwen avait longtemps entretenu volontiers cette histoire flatteuse, surtout auprès des autres enfants dans l’espoir de se faire apprécier, il doutait dorénavant qu’un pareil personnage eût jamais foulé ces terres et engendré sa lignée. Sans doute s’agissait-il encore d’une invention de leur père en son jeune temps...


Enfin au chaud, les voyageurs éprouvés par la fatigue et le froid se délestèrent de leurs affaires à l’entrée et constatèrent que la matriarche était partie reposer ses os douloureux, lasse de les attendre. Les bottes de Keÿlán étaient présentes, mais ils ne virent aucune trace de leur propriétaire.


Hesja emprunta le couloir desservant le cellier, la pièce d’eau et la chambre de ses beaux-parents.


— Mangez sans moi, lança-t-elle par-dessus son épaule. Je vais prendre un bain et voir comment va mëma.


Trop inquiet pour avaler quoi que ce soit, Naëwen lui emboîta le pas, puis grimpa les escaliers en pin et se dirigea vers la chambre, attenante à celle de leurs parents, qu’il partageait avec son jumeau. La porte était entrouverte, les volets à moitié clos. Sur le plancher avaient été abandonnés sa cape, son manteau et ses armes. Allongé sur son lit dans la pénombre, Keÿlán contemplait les solives sans les voir.


Encore intimidé par l’éclat de son frère à Núrya, Naëwen s’approcha prudemment, à l’affût d’un mouvement brusque, prêt à déguerpir au cas où il ne se serait toujours pas calmé.


— Tu as faim ?


L’intéressé secoua la tête de gauche à droite sans lui accorder plus d’attention. Après une courte hésitation, Naëwen s’installa à ses côtés. Outre la pâleur de son teint, son mutisme le préoccupait.


— Toi aussi, ils ont essayé de te piéger ? osa enfin l’interroger le garçon fluet d’une voix qui se voulait assurée et compatissante.


Son jumeau tourna soudain la tête vers lui. Sur ses gardes, Naëwen se retint toutefois de montrer à nouveau sa crainte et demeura parfaitement immobile. Il lui sembla distinguer un regard à la fois surpris et effrayé.


— J’ai cru que tu resterais là-bas, finit par avouer Keÿlán dans un souffle, esquivant sa question. Qu’est-ce qui s’est passé de ton côté ?


Naëwen se sentit quelque peu soulagé par sa confession. Fidèle à son habitude, son frère s’était encore laissé emporter en s’imaginant des choses improbables...


— Je ne risquais pas d’y rester, s’offusqua-t-il, blessé d’être considéré comme un opportuniste. Certainement pas après une telle fourberie !

— Raconte.


Naëwen soupira. Inutile de tergiverser, il savait qu’il n’obtiendrait aucune réponse de sa part tant qu’il n’aurait pas satisfait ses attentes.


— Quand je suis entré dans la pièce, Andorim m’y attendait, caché derrière la porte. Il semblait sur le point de partir. Il m’a dit que le temps lui manquait, qu’il devait se dépêcher, parce qu’ada et ses compagnons étaient en grand danger. Mais que pour les secourir, il avait besoin de mon aide.

— Ton aide ? Pour quoi faire ?

— Il voulait utiliser le lien qui unit Issa à Cislÿa pour opérer un Franchissement en plein cœur de Gwalhren et éviter d’avoir à affronter le blizzard. Il m’a donc demandé de le conduire au plus vite auprès d’Issa à la caverne.


Bien que l’explication détaillée de son frère sonnait aux oreilles de Keÿlán comme du charabia, la trahison tant redoutée d’Andorim envers sa famille lui apparut avec évidence.


— Saloperie ! s’insurgea-t-il en se redressant d’un bond sur le lit, prêt à en découdre. J’en étais sûr ! Si jamais je le retrouve, je...

— Eh, mais laisse-moi terminer ! s’écria Naëwen, alarmé par sa réaction véhémente. Ce n’était pas Andorim !


Le gaillard se figea, interloqué.


— Tout ça n’était qu’une illusion destinée à tromper ma vigilance face à l’urgence. Anëwo a cru possible de me faire perdre mon sang-froid, railla Naëwen.


Le ton suffisant de son frère et sa propension à étaler son savoir à la moindre occasion l’irritaient au plus haut point. Il n’y avait que Naëwen pour tout connaître du Conseil et de chaque Sage, actuel ou passé. De surcroît, il s’enorgueillissait d’avoir appris aux dépends de leur père que deux de leurs ancêtres y avaient siégé jadis.


Keÿlán reprit contenance et s’assit en tailleur.


— Comment t’as su ?

— C’était tellement grossier. Comment j’aurais pu ne pas m’en rendre compte ?! Il m’a suffi de questionner le faux Andorim sur les nombreuses infractions au Code qu’il s’apprêtait à commettre pour qu’Anëwo capitule, agacé par ma perspicacité. Il aurait dû se douter que ça ne fonctionnerait pas. Ce genre d’attitude ne ressemble pas à Andorim, et de toute façon, ça n’avait aucun sens ! S’il avait vraiment voulu agir, il l’aurait fait dès la découverte de leur disparition.


Son jumeau n’en revenait pas. Il se sentit encore plus stupide et amer d’avoir été lui-même piégé avec une facilité déconcertante. Il avait bu les paroles de son père jusqu’à la lie et avait foncé droit dans le mur à la première occasion sans réfléchir. Le seul espoir de retrouver les siens sains et saufs avait suffi à lui faire perdre toute méfiance.


— Maintenant, toi, dis-moi ce qu’ils t’ont fait croire.


Naëwen le fixait intensément. Il n’était pas dupe. Surtout pas après l’avoir vu dans un tel état...


Keÿlán déglutit, cherchant la meilleure approche pour aborder sa forfaiture involontaire. Il était vain d’essayer de se soustraire à l’interrogatoire : d’une façon ou d’une autre, son jumeau si brillant parvenait toujours à ses fins. Tôt ou tard il apprendrait ce qu’il s’était passé et ne manquerait pas de se moquer de sa naïveté.


Rassemblant son courage, le garçon formula ses soupçons :


— Je crois qu’ils se sont servis de l’âme errante d’ada pour me tromper. Il était si... réel. Même toi tu te serais fait avoir...


Son frère le dévisagea sombrement.


— Il s’agit d’une accusation extrêmement grave, murmura Naëwen d’une voix profonde. Tu en as conscience ?

— C’était vraiment lui, j’en suis sûr, se défendit Keÿlán.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ? Les Sages sont suffisamment doués dans leurs Arcanes pour produire des Enchantements proches de la perfection.

— Tu me demandes toujours de faire confiance à ton intuition ! Et quand pour une fois ça vient de moi, tu refuses d’y croire ?

— Justement, pour une fois ! C’est différent. J’ai besoin de plus d’éléments pour comprendre ce qui t’a poussé à imaginer une chose pareille.


Face à cette insupportable injustice, Keÿlán sentit monter en lui une impatience bouillonnante.


— Et comment tu expliques que le Seamaël de leur illusion savait pour la visite secrète d’oncle Liam juste après avoir passé l’Épreuve, alors qu’il était censé rester cloîtré à Núrya pour se préparer à sa cérémonie avant son départ pour la Maúgadi ?


Naëwen en resta pantois. Il avait vu juste.


— Mais ça veut dire que... maintenant, ils savent ! s’écria soudain son frère avec effroi.


Il se leva du lit et se mit à arpenter la pièce de long en large en se rongeant les ongles.


Parmi les interdits de la Númbÿa, évoquer sa propre expérience de l’Épreuve constituait un tabou suprême, protégé par un serment. Nul ne devait en aucun cas dévoiler le mystère qui planait sur ce passage obligatoire, dont la réussite accordait au Novice le titre d’Initié avant d’être sacré Chevalier. Toutefois, il se murmurait qu’à cette occasion, beaucoup périssaient ou sombraient dans la folie, ce qui ne manquait pas de décourager les Novices les moins téméraires.


— Oh merde... réalisa à son tour Keÿlán. Tu penses que Liam va avoir des ennuis ?

— C’est même sûr.

— Qu’est-ce qu’il risque ?

— Oh, trois fois rien. Être jugé devant le Conseil pour haute trahison envers la Númbÿa. Perdre son titre de Chevalier. Se faire retirer son bandeau. Être frappé du Sceau d’Oubli avant d’être jeté au fond d’un cachot de la forteresse pour y moisir le reste de sa misérable vie.


Keÿlán eut l’impression que le monde se dérobait sous lui. Son erreur s’avérait bien pire que ce qu’il pensait, et ses conséquences plus vastes et dévastatrices qu’il pouvait en avoir conscience. Une angoisse terrible lui tenaillait les entrailles. Quand bien même il connaissait peu son oncle, avec qui son père avait été fâché de longs cycles, il devait faire quelque chose pour lui éviter ce sort tragique. À défaut d’être apte à réparer son tort, il devait au moins le prévenir et lui apporter son soutien.


Une idée osée germa dans son esprit effervescent. Les informations sensibles que le Chevalier détenait pourraient peut-être les aider à se prémunir contre leur ennemi commun, voire même à faire tomber le Conseil. Le gaillard en jubila d’avance.


— Tu te souviens de ce que Liam a dit à ada sur l’Épreuve cette fois-là ?


Keÿlán savait qu’il pouvait compter sur l’incroyable mémoire de son jumeau. Quoi qu’il eût vu ou entendu, même aussi jeune, il était capable de se souvenir avec précision de détails, insignifiants aux yeux d’autrui, remarqués des cycles auparavant.


Naëwen suspendit ses incessants allers et retours. Les paupières closes, il se concentra.


Ils n’avaient que quatre cycles à cette époque. En plein cœur de la nuit, les tambourinements à la porte l’avaient tiré du sommeil. Tandis que son père se levait d’un bond et dévalait l’escalier dans l’espoir de découvrir Wilhelm sur le pas de la porte, le petit garçon avait fait semblant d’être encore profondément endormi dans les bras de sa mère. Celle-ci s’était dégagée délicatement du lit afin de ne pas réveiller Keÿlán et avait rejoint son époux.


La voie libre, Naëwen s’était à son tour glissé hors de la chambre parentale, prenant soin d’éviter certaines planches grinçantes qui auraient signalé sa tentative d’espionnage. Puis il s’était accroupi en haut des marches pour ne pas se faire repérer et avait tendu l’oreille.


— Seamaël, c’est terrible, avait annoncé Liam d’une voix blanche avant même d’être rentré.

— Chut ! Parle moins fort, l’avait exhorté son cousin en refermant la porte, tu vas réveiller les petits.

— L’Aïúmanë... sa Source n’est pas celle qu’on croit...


Hélas, son père avait décidé de raviver le feu afin que le futur Chevalier pût se réchauffer. Leurs chuchotements étaient ensuite devenus inaudibles. Préférant discuter en privé avec le jeune homme bouleversé, Seamaël avait renvoyé Hesja auprès de ses fils. Celle-ci était reparue dans le couloir et avait aussitôt senti la présence de Naëwen, qu’elle avait sommé de retourner se coucher.


— Et c’est tout ? demanda Keÿlán, déçu.

— Malheureusement oui... Ama s’est assurée que je n’en entende pas plus.

— C’est quoi cette histoire de source ?


Naëwen se mordit la lèvre inférieure.


— Je n’en suis pas sûr...

— Comment ça, t’es pas sûr ?

— J’ai trop peu d’éléments pour m’en faire une idée précise, admit le garçon embarrassé.

— Malgré tous les livres que t’as lus ?!

— Tout ne se trouve pas dans les livres, rétorqua l’intellectuel vexé. De toute façon, les livres qui traitent de ce genre de sujets sont précieusement gardés sous clef dans des lieux secrets ou interdits au commun des mortels et...


Naëwen se tut soudain, frappé par une idée folle. Ce suspens énerva son jumeau.


— Quoi ?

— Les Sentinelles ! s’exclama Naëwen, comme s’il s’agissait d’une banale évidence.


Les yeux de Keÿlán s’écarquillèrent d’effroi et de colère entremêlés.


— T’es tombé sur la tête ?! Tu crois pas qu’on a assez de problèmes à gérer comme ça ? Tu veux en plus enfreindre la loi des ancêtres et t’aventurer sur leurs terres sacrées ?!


Son frère fit de grands gestes paniqués pour lui signifier de parler moins fort et vérifia qu’il n’y avait personne dans le couloir. Au rez-de-chaussée, il entendit Hesja remplir la baignoire de la salle d’eau. Rassuré, il ferma doucement la porte. Keÿlán grommelait encore des paroles inintelligibles lorsque Naëwen revint s’asseoir sur le lit.


— Tu prétends que les Sages se sont servis de l’âme de notre père avant qu’il ait pu entreprendre le Dernier Voyage, souligna froidement ce dernier, contrarié par la réticence du gaillard alors qu’il était toujours le premier à se précipiter au-devant du danger. Rappelle-toi : quelles que soient nos questions, les Sentinelles sont censées détenir la connaissance absolue. À moins que tu aies envie de te confronter à nouveau aux Sages, c’est le seul moyen d’en avoir le cœur net.


Keÿlán reconnut qu’il marquait un point. S’il désirait statuer sur le sort des disparus, il ne voyait pas d’autre option que celle de se rendre lui-même à Gwalhren pour mener ses propres recherches. Et périr à son tour face à la Ságwyn. Non, décidément, c’était peut-être son unique chance de parler à son père avant qu’il franchisse à jamais les Limbes. De lui demander pardon. De l’aider à partir en paix et avec honneur...


— Va pour les Sentinelles, lâcha-t-il à contrecœur.


Une vague d’excitation déferla en Naëwen, qui ne put s’empêcher de trépigner sur place. Il n’en revenait pas. Il allait enfin trouver réponse à toutes ses questions... Cela dépassait ses rêves les plus insensés ! Et ils allaient vivre cette incroyable aventure ensemble !


Loin de partager son enthousiasme, son frère le fit redescendre sur terre :


— Comment on va s’y prendre ? Faudrait pas qu’on se fasse repérer, sinon on risque de se faire attacher à un arbre à l’extérieur du village pendant la Longue Nuit. Et si ama découvre notre plan, je donne pas cher de notre peau...

— On va attendre qu’elle reparte au col de Pwyll et on se faufilera de bois en bosquets jusqu’aux falaises.


Un frisson parcourut Keÿlán, partagé entre l’appréhension et l’excitation communicative de son frère. Ils allaient vraiment le faire... S’ils parvenaient à passer inaperçus pendant toute l’expédition, ils accompliraient un véritable exploit.

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