Chapitre 2 - Les Sages - 3ème partie

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De son côté, Keÿlán n’avait pas perdu de temps. Ayant aussitôt repéré la petite fenêtre trop haute pour être atteinte depuis le sol dallé, il avait poussé la lourde table contre le mur opposé et entrepris de se hisser par son ouverture afin d’échapper à la vigilance de leur guide et retrouver sa mère.

Soudain, la porte s’ouvrit et se referma. Pris en flagrant délit de fuite, le gaillard sursauta. Sa tête heurta violemment le linteau de la fenêtre. Il poussa un juron et se laissa retomber lourdement sur la table.

— Tu pensais sérieusement pouvoir passer par là ? lança une voix familière, goguenarde.

Le cœur de Keÿlán bondit dans sa poitrine. D’un même mouvement, il dégaina son épée et sauta de son perchoir, prêt à engager le combat avec le nouveau venu.

Surpris par un tel accueil, ce dernier haussa un sourcil circonspect. Il ne tira pas sa lame de son fourreau et se contenta de donner un puissant coup de pied dans le banc qui les séparait. Alors qu’il se ruait déjà vers l’homme, le pied de Keÿlán heurta l’obstacle. Il trébucha tête la première, emporté dans son élan. Redoutant une fâcheuse issue, le guerrier attrapa d’une main le col du garçon afin de le retenir, et de l’autre son épée qui menaçait de le blesser dans sa chute.

— Holà, du calme ! le morigéna l’homme en l’aidant à se redresser. T’as vraiment cru intelligent de te battre dans un endroit aussi exigu ?

— Rah, lâche-moi ! s’emporta Keÿlán en se libérant d’un coup sec, submergé par la honte.

Il fusilla son père du regard. Grand, bien bâti, le guerrier au teint pâle, aux cheveux châtain foncé et aux yeux indigo lui tendit son épée pour qu’il la remette dans son fourreau. Lui aussi arborait le bandeau vierge que tout visiteur respectueux se devait de porter au sein de la forteresse.

— Je croyais que tu serais content de me revoir avant ton frère...

— Pourquoi tu m’as pas emmené avec toi ? lui reprocha Keÿlán avec véhémence.

— Parce que c’était beaucoup trop dangereux.

Un silence s’installa entre eux. Seamaël ne put ignorer la lueur d’espoir au fond des yeux de son fils. Devinant la question qui lui brûlait les lèvres, le guerrier esquissa un sourire embarrassé :

— Je suppose que pour la surprise, c’est raté. Oui, ton grand-père est sain et sauf, enfin de retour parmi les siens !

Le garçon retint de justesse un cri de joie. Son cœur battait la chamade. Après tous ces cycles... Il allait pouvoir rencontrer le héros de son enfance ! Il en trépigna d’impatience.

Son père éclata de rire et lui ébouriffa les cheveux. Comme au bon vieux temps...

— Il nous attend à la caverne avec Cislÿa. Elle avait tellement hâte de retrouver sa petite qu’elle a filé comme une flèche avec Wilhelm sur son dos !

Le rire amusé de Keÿlán se joignit au sien.

— Allez ! se reprit Seamaël en se dirigeant vers la porte. Viens, avant que quelqu’un arrive.

— Eh ! Comment ça se fait que t’es ici ?

— On s’est fait repérer près de la frontière par des guetteurs. On a même pas eu le temps de leur fausser compagnie que des Chevaliers ont rappliqué pour nous escorter jusqu’ici. Le Conseil n’en pouvait plus d’attendre pour nous interroger, penses-tu...

— Vous êtes rentrés quand ?

— Il y a trois jours. On voulait vous prévenir, histoire de vous rassurer, mais ils ont refusé. On n’était plus à quelques jours près, qu’ils ont dit !

— Ils vous ont pris en otage, constata le garçon plein de ressentiment.

— On peut dire ça... On a été séparé dès notre arrivée, comme ton frère et toi. Ils voulaient nous garder tant qu’on ne leur avait pas tout dit. Mais ils n’avaient pas l’air satisfait par nos réponses.

— Qu’est-ce qu’ils voulaient savoir ?

— Je suppose qu’ils devaient être très intéressés par toutes les informations qu’on a pu glaner sur place, mais qu’on n’a pas été assez curieux à leur goût.

— Et... vous avez affronté la Ságwyn ? osa demander son fils, qui n’y tenait plus.

Seamaël parut presque choqué.

— Heureusement non ! On n’aurait pas fait le poids...

Keÿlán afficha une moue déconfite.

— Tu t’attendais à un récit d’exploits et de combats épiques, c’est ça ? le taquina son père.

— Ben, un peu... Pourquoi avoir emmené Cislÿa sinon ?

— Tu sais, fiston, l’aventure c’est pas toujours ce qu’on s’imagine... Quand bien même on avait Cislÿa avec nous, on savait qu’on avait absolument aucune chance face aux Chasseurs. Affronter la Ságwyn aurait relevé du suicide. Cislÿa était surtout là pour couvrir nos arrières. Et faire un carnage pour nous permettre de déguerpir en cas de problème, admit Seamaël après une brève hésitation. Si on a pris autant de risques pour traverser l’Andosia et le Gwalmorth jusqu’à Gwalhren contre l’avis du Conseil, c’est parce qu’on avait bien rôdé notre plan en amont. On a passé de longues lunaisons à explorer le coin, à observer ces saletés de Naal et les allers et venues des Chasseurs pour récolter un maximum d’informations avant de nous introduire dans la forteresse. La moindre négligence, la moindre erreur aurait pu nous être fatale.

Impressionné, Keÿlán en resta coi. C’était effectivement loin de la scène qu’il avait imaginée : un combat fracassant, un sauvetage héroïque et un festin célébré sur les cadavres de leurs ennemis. Au lieu de ça, il s’était agi d’espionnage, d’infiltration et de fuite. Cette perspective lui inspira un soupçon de gêne. Son père avait-il seulement tiré une fois son épée au cours de leur mission ?

Le guerrier entrouvrit la porte et passa prudemment la tête par l’embrasure pour vérifier qu’il n’y avait personne dans les parages. Dans le hall, il retint son fils par le bras tandis qu’il se précipitait vers la pièce où était censé se trouver Naëwen.

— Gibrius a sûrement déjà récupéré ton frère, murmura Seamaël. On les retrouvera à la caverne.

— Attends... Gibrius était parti avec toi ?!

— Oui, on est allé le chercher en route. Je me doutais qu’il voudrait se joindre à notre expédition pour retrouver Wilhelm. Il se défend encore bien pour son âge, tu sais !

Keÿlán n’en revenait pas. Dire qu’il avait sûrement raté de précieux moments de camaraderie... Dire qu’il aurait pu perdre ses deux grands-pères si les choses avaient mal tourné !

— Par ici ! le pressa son père, décidément aussi inconscient que lui. Je connais un chemin discret pour sortir.

— Attends ! Et ama ?

— Eh bien ?

— Elle doit être encore avec le Conseil. On va pas la chercher ?

— Elle nous rejoindra. Vaut mieux pas s’attarder ici, sinon on risque de s’attirer des problèmes...

Ils traversèrent le couloir jusqu’à une porte qui ouvrait sur l’arrière de la cour. Après s’être assuré que la voie était libre, Seamaël se faufila entre l’épaisse muraille et ce qui semblait être les cuisines, d’après le fumet alléchant et les bruits de casseroles qui s’échappaient d’une fenêtre entrebâillée. Ils remontèrent le passage désert à pas de loup, passèrent derrière le bâtiment voisin et s’arrêtèrent en vue de l’unique accès à la forteresse.

La herse était toujours relevée, mais la garde ne les laisserait sûrement pas partir aussi tôt.

— Suis-moi et ne dis pas un mot.

Seamaël revint sur ses pas afin de s’engager dans l’allée obscure encadrée par les deux bâtiments qu’ils venaient de longer. Une fois assuré que les Novices en plein entraînement ne pouvaient pas les apercevoir de l’autre côté de l’imposante tour centrale, il s’accroupit pour déblayer un carré de neige fraîche, sous lequel était cachée une trappe en métal qui faisait toute la largueur de l’allée. Il crocheta la serrure et l’ouvrit précautionneusement en faisant le moins de bruit possible. Il bloqua l’ouverture avec les longues tiges en acier prévues à cet effet et se glissa dans le sous-sol où étaient acheminés régulièrement les chariots remplis de victuailles.

Par chance, les Dévoués étaient affairés à terminer la préparation du repas et à dresser les tablées du réfectoire. L’estomac de Keÿlán choisit cet instant opportun pour manifester sa faim. Son père se fendit d’un sourire malicieux. Il attrapa un petit sac rempli de gâteaux sur une étagère et lui lança.

— Tiens, c’est la maison qui régale ! chuchota-t-il en lui adressant un clin d’œil. Cache ça sous ta cape, on grignotera en route.

Seamaël lui tendit également une cape rouge, récupérée sur la patère à côté de la porte du cellier qui menait directement aux cuisines, et en enfila une à son tour. Il lui fit signe de rabattre la capuche sur sa tête, puis tira une charrette vide vers la pente douce qui remontait à la surface.

Comprenant le plan, Keÿlán poussa à l’arrière pour l’aider. Il admirait l’ingéniosité de son père. Avec une mise en scène pareille, ils n’attireraient aucune attention sur eux ! Qui se préoccupait des faits et gestes des Dévoués du moment qu’ils s’acquittaient de leurs corvées ? À la réflexion, son frère avait parfaitement sa place ici...

Ils s’approchèrent ainsi de l’entrée, à découvert. La garde leur jeta à peine un regard, les laissant quitter la forteresse à leur guise. Père et fils maintinrent une allure convaincante jusqu’à la corniche, de manière à ne pas éveiller les soupçons. Enfin à l’abri du virage, Seamaël observa les alentours et, une fois certain que nul ne les avait suivis, s’arrêta. Il retira la cape des Dévoués et l’abandonna sur la charrette, imité par Keÿlán.

— Retire ça, t’as l’air ridicule, lui fit remarquer son père en libérant de sa prison de cuir végétal sa gemme d'un noir opaque, insondable.

Keÿlán se débarrassa volontiers de son bandeau avec un rire complice et le piétina dans la neige.

— Cacher sa gemme... quelle bande d’abrutis !

— C’est la chose la plus inconfortable que je connaisse, et pourtant c’est la meilleure astuce qui soit si tu veux surprendre ton adversaire pendant une confrontation, expliqua Seamaël en rangeant le sien dans une poche de son manteau. S’il connaît la nature de ta gemme, il en déduira aussitôt ton Arcane primaire et trouvera une parade pour prendre le dessus. Si en plus tu ne maîtrises pas encore ton Arcane secondaire, tes chances de réussite seront sérieusement impactées et cela peut te coûter la vie...

Son fils ouvrit de grands yeux stupéfaits.

— Ah ouais, c’est bien pensé en fait !

— C’est pour ça que la philosophie de la Númbÿa repose sur la diplomatie avant tout, et sur les armes en cas d’échec. Le Don ne doit servir qu’en dernier recours, quand la situation est désespérée. En plus de puiser dans notre Souffle, on ne peut pas complètement s’y fier. Ou alors il faut être prêt à prendre le risque de tout perdre en un instant. C’est pour ça que je vous ai uniquement formés aux armes. Vous envoyer à Núrya aurait été une perte de temps, en plus de vous bourrer le crâne avec de la propagande.

— Tu sais que Naëwen nous tanne avec la Númbÿa depuis que t’es parti ?

Seamaël émit un grognement désapprobateur et se mit en chemin sans plus tarder.

— Il faut qu’il arrête de se bercer d’illusions. Les Sages se servent des Disciples et des Dévoués pour accomplir leurs basses besognes, rien de plus. Une fois ton Souffle drainé, tu ne leur sers plus à rien et ils te jettent comme si un Insha s’était accroché à ton ombre.

— Mais c’est horrible ! s’offusqua le garçon, révolté par une injustice si mesquine.

— Et encore, tu ne sais pas tout... La réalité de la Númbÿa est aux antipodes de ce que le peuple croit. Et parmi tout ce qui se raconte, l’Épreuve est sûrement le pire mensonge.

Alors qu’ils franchissaient l’un après l’autre le passage de la Gueule du Nadrihim, l’étonnement de Keÿlán fut tel qu’il faillit glisser et tomber dans le vide vertigineux. Il eut le réflexe de fléchir à temps les genoux afin de baisser son centre de gravité et de garder l’équilibre.

Son expédition au Gwalmorth et les retrouvailles avec son père semblaient avoir profondément transformé Seamaël. Jusqu’à ce jour, il avait toujours refusé de parler de la Númbÿa et de l’époque où il était Novice. Chaque fois que Naëwen tentait d’aborder le sujet, cela provoquait chez lui une colère effrayante. Il devenait soudain froid et brutal, intransigeant. Cette fois-ci, il avait choisi d’en parler de sa propre initiative, d’un ton presque détaché, quelque peu teinté d’amertume.

Le garçon en profita pour creuser ce sujet délicat tant que son père paraissait disposé à satisfaire sa curiosité.

— Comment tu sais ça ? Tu l’as pas passée toi l’Épreuve, si ?

— Non, ta mère et moi on a choisi de quitter leurs rangs juste avant.

Ama aussi était Novice ?!

À la croisée des sentiers, ils descendirent vers l’est. Seamaël poussa un soupir nostalgique.

— Pas à proprement parler... Quand j’ai rencontré ta mère, j’étais l’élève de Gibrius depuis peu. Hesja n’était qu’une gamine andosienne vivant au milieu de nulle part avec sa mère et sa cousine. Elle ne connaissait rien de la Númbÿa mais elle en savait beaucoup plus sur le monde que n’importe quel Novice. Et elle avait beau être plus jeune que moi, elle était déjà sacrément intelligente, rusée, têtue et forte ! Dès notre premier combat, elle m’a mis une de ces raclées...

Keÿlán pouffa de rire, imaginant la scène. Si leur père pouvait se montrer intimidant, cela n’était rien comparé à la fureur que contenait parfois leur mère. Son seul regard foudroyant était capable de dissuader son époux de continuer à lui tenir tête chaque fois qu’ils étaient en désaccord. De manière générale, il ne valait mieux pas les contrarier, l’un comme l’autre. Le caractère de Hesja, bien trop affirmé pour une femme aux yeux du peuple Galhwë, avait-il incité Seamaël à disparaître sans rien dire, sachant ce qui l’attendait s’il lui faisait part de son audacieux projet ? Était-ce pour cette même raison qu’il n’avait manifestement pas cherché à l’extraire des griffes du Conseil pour l’embarquer avec eux ? Peut-être redoutait-il des retrouvailles un tant soit peu musclées...

— Ta mère n’a pas eu le même parcours que le mien. À l’époque, les femmes n’avaient pas leur place à Núrya. C’était impensable. Mais ça ne l’a pas découragée, loin de là ! C’est grâce à Hesja et à Gibrius que tout a changé. Et regarde maintenant : il y a même des femmes au Conseil ! Si tant est que ce soit une bonne chose...

Le garçon ressentit une pointe de fierté. Certes, ses parents ne s’étaient pas illustrés au sein de la prestigieuse Númbÿa, mais au moins avaient-ils tracé leur propre voie en accord avec leurs valeurs. Ils avaient œuvré pour le bien commun et ainsi mérité le respect des Galhwë.

— Mais du coup, c’est quoi en vrai l’Épreuve ? le relança Keÿlán, qui n’avait pas perdu le fil de la conversation. Et comment tu le sais ?

— C’est Liam qui m’en a parlé... confessa Seamaël, presque dans un murmure.

Un pli soucieux barra son front. Son regard s’obscurcit, sa voix devint plus grave :

— Tu ne t’en souviens peut-être pas, tu étais encore jeune à l’époque... Ton oncle est passé nous voir juste après s’être confronté à l’Épreuve. Je l’avais vu qu’une seule fois dans cet état, il y a bien longtemps... On aurait dit qu’il avait contemplé la mort en face. On n’a jamais vraiment été en bons termes tous les deux, on ne se voyait plus depuis un moment, mais là il a dit qu’il fallait absolument qu’il me parle d’une chose importante avant de partir en Maúgadi.

Ils marchaient côte à côte dans la paisible forêt de conifères, désertée par les bûcherons à cette heure. L’homme accablé soupira, comme s’il espérait que les mots allaient sortir d’eux-mêmes. Son fils était suspendu à ses lèvres, se retenant de toutes ses forces pour ne pas perturber sa confidence. Cette attente lui était insoutenable. Il avait presque envie de secouer son père afin de lui arracher les mystères qu’il diffusait au compte-goutte.

— C’est lui qui m’a convaincu de ne pas vous envoyer à Núrya à votre quatrième cycle, finit par avouer Seamaël. Au départ, c’était hors de question, j’étais en rage contre ces foutus Singes, mais Hesja avait finalement réussi à me décider de vous confier à la Númbÿa quelques cycles, histoire de vous faire profiter de la meilleure éducation possible. Moi-même je garde d’excellents souvenirs de mon enfance et de mon adolescence passées là-bas...

— On aurait pu en profiter et partir avant l’Épreuve comme toi et ama, ne put s’empêcher de lui faire remarquer Keÿlán.

— C’est vrai, admit son père. Mais c’était une question de principes. Je savais, je sentais, déjà à l’époque qu’il y avait des choses pas nettes autour de la Númbÿa et de certains Sages... Quand Liam m’a raconté ce qu’il avait vécu, ce qu’il avait entrevu pendant l’Épreuve... Il est devenu clair que je ne voulais plus avoir affaire avec eux. Ce qui ne leur a pas plu du tout.

Dans la tête du garçon, les pièces du puzzle se mettaient lentement en place. Ainsi s’expliquaient les tensions et les désaccords entre leurs parents et le Conseil depuis tout ce temps... Il ne s’agissait pas de conflits puérils envenimés par leur mauvais caractère et leur manque de bonne volonté, n’en déplaise à Naëwen qui clamait le contraire, mais bel et bien d’une courageuse résistance face à une menace contre laquelle ils s’avéraient impuissants.

Alors qu’ils traversaient une clairière, le guerrier leva la tête et contempla d’un regard insondable la lune de sang, bientôt à son apogée. Sa main fébrile enserrait fermement le pommeau de sa garde. Par-delà le voile d’azur resplendissant, l’astre écarlate luisait faiblement.

— L’Oracle connaissait le destin de Wilhelm, lâcha soudain Seamaël avec rancœur. Le Conseil le savait. Depuis le début. Avant même qu’il parte en mission. Ils n’ont rien dit. Ils ont laissé se faire les choses. Parce que ça les arrangeait bien...

Keÿlán eut l’air horrifié par cette révélation.

— C’est tout ce que nous sommes aux yeux des Sages : des pions qu’ils déplacent à leur guise pour satisfaire leurs propres intérêts, asséna son père, la mâchoire crispée.

Le garçon n’en revenait pas. Dire que son jumeau rêvait de consacrer son existence au service de ces monstres, qui se prétendaient les plus justes et accomplis de Kaïdëna !

— Tu comptes en parler à Naëwen ?

— Évidemment. C’est pour cette raison qu’on s’est donné rendez-vous à la caverne. Il faut qu’on en discute, qu’on s’organise, qu’on se prépare. On doit trouver des alliés, avant qu’il soit trop tard. Si on ne fait rien, tout ce pour quoi tes grands-pères se sont battus aura été vain.

Arrivés au pied de la montagne, ils obliquèrent en direction du nord plutôt que de continuer vers le domaine. Ils remontèrent le courant de la rivière pétrifiée et ne tardèrent pas à atteindre l’entrée de la gorge qui irriguait leur vallée. Habitué au tumulte assourdissant des rapides qui dévalaient des hauteurs, Keÿlán trouva étrange, presque oppressant, le silence qui enveloppait les lieux.

Impatient, le gaillard pressa l’allure et dépassa Seamaël pour s’engager le premier sur la corniche qui longeait le cours d’eau immobile.

— Eh, pas si vite ! Tu veux te rompre le cou avant d’avoir pu voir Wilhelm ?

Son fils ralentit un peu l’allure à contrecœur. Bien que le danger fût moindre, il n’avait pas envie de déraper comme tout à l’heure...

— Wilhelm a dit qu’il avait hâte de te voir à l’œuvre avec une arme. Je pense qu’il aura quelques trucs à t’apprendre pour parfaire ton entraînement. Quand on aura mis un terme aux exactions de la Númbÿa, on pourrait partir à l’aventure. Rien que tous les trois.

Enthousiasmé par cette nouvelle, Keÿlán dut se retenir de courir au fond de la gorge sinuante. Le tapotement de ses doigts le long de ses cuisses trahissait l’agitation qui bouillonnait en lui. Devant eux, la cascade figée en myriades de stalactites offrait un spectacle fascinant. Ils la contournèrent et se glissèrent dans l’anfractuosité, longue et étroite, que son élégante chute dissimulait.

À plusieurs endroits s’ouvraient dans la paroi rocheuse des cavités de différentes tailles, exhalant un souffle humide et glacé qui remontait des entrailles de la montagne. Un frisson saisit l’échine du garçon, qui resserra son manteau contre lui. Quelle que fût la saison, le froid transperçait jusqu’aux os dans cette grotte.

— À toi l’honneur, fiston, lança Seamaël d’une voix chaleureuse en posant une main sur l’épaule de celui-ci afin qu’il le guide.

Si Keÿlán ne distinguait plus son visage, il percevait toujours les contours de sa silhouette dans la pénombre. Bientôt, ils n’auraient plus à regretter de n’avoir emporté avec eux aucune source de lumière : une fois ce dédale franchi, la bioluminescence souterraine éclairerait leur chemin. Ainsi le guerrier leur avait transmis la façon de procéder pour ne pas attirer l’attention sur le sanctuaire des Aïwë.

Tâtonnant d’une main la paroi suintante, Keÿlán s’enfonça dans l’obscurité d’un pas assuré, suivi de très près par Seamaël. L’entrée secrète des cavernes tant convoitées, indiscernable à l’œil nu, se situait au creux d’un repli rocheux à quelques centaines de pas. Cela faisait plusieurs lunaisons qu’il n’était pas venu, pourtant il se souvenait de chaque relief sous ses pieds et sous ses doigts.

Le garçon se concentra sur la longueur de ses pas et les compta soigneusement afin d’éviter de se perdre à un croisement. Néanmoins il se lassa vite de cette rigueur. Pourquoi n’avait-il pas pensé à prendre une de ces grosses billes incandescentes que Gibrius lui avait ramenées de Yelahad le cycle dernier ? Il n’était guère étonnant que Naëwen rentrât chaque fois grognon de ses expéditions dans les ténèbres...

Quand il eut dépassé le nombre de pas voulu, il commença à s’inquiéter. S’était-il trompé dans le comptage ? Ou peut-être avait-il oublié un changement de direction ? L’estomac noué, redoutant de s’être égaré, il risqua encore une dizaine de pas à l’aveuglette.

Constatant une certaine hésitation de sa part, son père le taquina :

— Ben alors, c’est comme ça que tu comptes t’illustrer en tant que Gardien ? Me dis pas que t’as oublié le chemin...

— Non non ! se récria Keÿlán, qui craignait par-dessus tout de le décevoir.

Celui-ci se mit à palper frénétiquement la surface de la paroi, imaginant que son père l’observait de son regard narquois. Son soulagement fut immense lorsqu’il perçut enfin la légère saillie ovoïde qu’il recherchait au fond d’un creux dans la roche. Il enveloppa de sa main douloureusement gelée ce relief bien particulier. En se focalisant dessus, il pouvait percevoir une douce chaleur en émaner. Il ferma les yeux et essaya de visualiser une porte se découper devant lui.

Embarrassé de ne pas être autant à l’aise que Naëwen dans ce genre de situation qui lui paraissait naturelle, le gaillard marmonna les phonèmes d’une antique formule Onima laborieusement apprise, tandis qu’il se concentrait de toutes ses forces sur sa représentation mentale. Comme il ne se passait rien, le garçon vexé supposa que sa prononciation laissait à désirer ou qu’il manquait de conviction.

Déterminé à prouver sa valeur, sans laisser le temps à son père de lui envoyer encore une pique, Keÿlán se remémora la dernière fois où il avait accompagné son jumeau, qui s’était chargé d’ouvrir le passage, et recommença d’une voix forte et confiante. Un scintillement argenté émergea soudain des ténèbres, gagna en intensité et dessina dans la paroi les contours d’une porte. Une joie ineffable enivra le garçon. C’était la première fois qu’il l’ouvrait lui-même !

Par un phénomène étrange qu’il ne comprenait pas, la roche devint transparente et perméable en cet endroit, révélant un long couloir baigné d’une lointaine lueur d’or, de turquoise et d’améthyste entremêlées.

— Bravo fiston ! s’exclama Seamaël, qui lui témoigna sa fierté en lui ébouriffant les cheveux.

Keÿlán se dégagea avec un éclat de rire et courut en premier dans le passage.

— Le dernier arrivé est un vieux Singe croulant !

— Eh ! protesta son père. Tu triches !

Celui-ci s’élança à sa suite et entreprit de le rattraper, sans succès. Keÿlán jubila lorsqu’il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Derrière eux, l’accès s’était déjà refermé, indécelable.

— Ben alors, tu te fais vieux ?

— Ingrat, je te permets pas ! Attends que je t’attrape !

— Laisse tomber, t’as fait ton temps, railla le revanchard, exalté par sa victoire écrasante. C’est moi l’homme de la maison maintenant !

Au fond du couloir s’ouvrait la gigantesque caverne qui abritait les Aïwë. Il apercevait les pitons rocheux recouverts de mousse violette au sommet desquels les Lÿmánti établissaient leur nid. Plus que quelques foulées et il rencontrerait son grand-père, son héros ! Au comble de l’excitation, le cœur du garçon battait à tout rompre.

Intrigué néanmoins de ne plus entendre les pas de son poursuivant, Keÿlán vérifia ses arrières. Il se figea dans sa course. Le couloir par lequel ils étaient arrivés avait disparu, ainsi que la montagne. Autour d’eux, une étendue infinie d’une blancheur aveuglante se confondait avec le ciel à l’horizon. Après tant de temps passé dans l’obscurité, une telle clarté heurtait la rétine. Abasourdi, le garçon se retourna pour constater que l’entrée de la caverne s’était volatilisée à son tour.

La panique l’envahit. Que se passait-il ? Où étaient-ils ?!

Le guerrier se tenait immobile, les yeux écarquillés par l’épouvante. Les jambes tremblantes, il s’écroula à genoux dans la neige.

— Non... non ! Ce n’est pas possible, gémit-il en se prenant la tête entre les mains.

Voir son père dans cet état choqua Keÿlán. Inquiet et méfiant, il s’approcha de lui avec prudence. Une sourde angoisse lui tordait le ventre. Quelque chose n’allait pas. Les yeux plissés, il observa les alentours, balayés par un blizzard naissant. Des flocons tourbillonnants lui fouettaient le visage. Son pouls s’accéléra. Pas le moindre signe de vie... Ils se trouvaient au milieu de nulle part.

Keÿlán s’alarma face à l’absence de réaction de son père :

— Qu’est-ce qui se passe ? Où est-ce qu’on est ?!

— Non... se lamenta de plus bel le guerrier effondré. C’est un piège ! Je suis mort là-bas...

Ses paroles foudroyèrent le garçon. Sans plus se soucier de sa présence, Seamaël se mit à creuser la neige avec frénésie. Un visage blême se dévoila. Il redoubla alors d’efforts, exhumant peu à peu le corps rigide d’un homme marqué par le temps.

Le cœur de Keÿlán sembla tomber comme une pierre au fond de son estomac. Rien de tout ceci n’était réel. Il devait fuir. Le plus loin, le plus vite possible.

Penché au-dessus de la dépouille de son père, les sanglots de Seamaël se mêlèrent à la plainte de la tempête. Celle-ci s’intensifia, assourdissante, et les malmena, menaçant de les ensevelir vivants. Incapable de se détourner du macabre spectacle, le garçon sentit ses jambes se dérober au milieu de la tourmente.

Soudain le blizzard se dissipa, comme s’il n’avait jamais été. Encore tétanisé par le froid glacial et l’effroi, Keÿlán reconnut les murs de pierre nus et le mobilier de la pièce austère qui l’entourait. Son sang ne fit qu’un tour. Ses poings et ses dents se serrèrent, dans une vaine tentative d’endiguer la haine incommensurable et la fureur dévastatrice qui le submergeaient.

Il n’avait jamais quitté Núrya. Son père n’était pas revenu.

Devant lui, assis sur un banc, trois Sages le jaugeaient avec une intense satisfaction.

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