Chapitre 1

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C’était un village tout à fait commun, sans attrait ni tare. Une petite rivière s'écoulait entre les champs de céréales, quelques vignes malingres et les sous bois denses. Disséminées dans la vallée de la Claise, de petites maisons en pierre blanche et aux toits noirs entouraient une vieille église mal bâtie, le long de laquelle serpentaient de nombreuses fissures remplies de lierre.

La végétation envahissante donnait au bâtiment un air pittoresque qui ne faisait pas oublier la rusticité de l’ensemble. S’y regroupaient, chaque dimanche, une population tout aussi rustique, écoutant avec une ferveur souvent feinte les élucubrations d’un vieux curé habité par l’alcool. Il faudrait penser à le remplacer, car si l’âge ne l’emportait pas avant la boisson, l’un ou l’autre le ferait rejoindre son créateur dans des délais brefs, à coup sûr.

Le vieux Gustave était l’un des rares à pouvoir rater la messe dominicale sans que les ouailles ne s’en offusquent trop bruyamment. Il avait nourri à l’égard de l’arbitraire divin une rage contenue, polie, mais sournoise. On l’appelait le vieux Gustave mais il avait tout juste quarante ans et, à une époque ou les hommes de cet âge ressemblaient à nos quinquagénaires d’aujourd’hui, il était déjà passé, physiquement, au stade supérieur. Ses débuts précoces dans les cultures de blé ou de maïs avaient ridé sa peau, courbé son dos et calé ses mains. Mais c’est plutôt son tempérament qui l’avait prématurément usé.

Gustave avait, très tôt dans la vie, fait de l’acharnement le pilier de son existence. De faible constitution, il avait souffert, enfant, des moqueries de ses camarades mieux dotés. Les petites filles, souvent plus grosses que lui, ne manquaient pas de lui rappeler son physique d’enfant mal nourri dont elles préféraient rire car, pour ces gens-là, la pitié n’apportait rien de bon. Une bouche à nourrir devait ramener le double de nourriture, sinon c’était le risque de décimer toute une fratrie. Gustave avait donc été forcé de prouver aux autres qu’il était digne de son assiette. Son dos osseux ne supportait qu’une demi charge ? Il irait deux fois plus vite. Ses muscles frêles ne lui permettaient pas une grande précision dans les gestes ? Il se concentrerait davantage. Souvent il se blessait, et son corps portait la trace de nombreuses cicatrices mal soignées que sa femme massait régulièrement le soir, au moment du coucher, avec de l’huile de chanvre. La plus grosse était un coup de faux mal contrôlé, qui avait failli lui sectionner complètement le tendon. Emporté par son mouvement, il s’était pris les jambes dans la lame tout juste affûtée et, dans sa chute, le fil était passé le long de sa cheville droite. Mathilde passait beaucoup de temps à masser la trace que l’incident avait laissé, en silence, dans l’intimité de leur petite chambre.

C’est dans cette chambre que Mathilde, une petite femme mince et nerveuse, avait donné naissance à ses deux enfants, un garçon et une fille. Ils en avaient en tout trois, la dernière ayant été recueillie avant la guerre. Louise, une fillette aux jambes épaisses solidement ancrées dans le sol, ne dormait pas à la maison. Le couple avait aménagé un coin sous le hangar, jugeant qu’il n’y avait pas assez de place au foyer pour elle.

Henri et Claire, les deux vrais enfants de Gustave (c’est ainsi qu’ils les désignaient), étaient toujours correctement lavés et habillés. Ayant hérité de la constitution de leurs parents, ils approchaient, si on les mettait ensemble sur la balance, du poids normal d’un enfant de leur âge. Leur père en nourrissait les plus grands regrets et la plus grande frustration, si bien qu’il avait développé à leur endroit un sentiment confus fait d’amour et de dégoût qui l’avait encouragé, avec le temps, à beaucoup les protéger. Ils travaillaient peu au champ et étaient le plus souvent dispensés du labeur estival. C’était la raison pour laquelle ils avaient accepté d’accueillir Louise qui, bien qu’étant une fille, semblait suffisamment robuste pour compenser la force manquante des deux jeunes corps inutiles. Quand l’employé de mairie était venu leur proposer l’adoption, ils avaient sauté sur l’occasion. La guerre frappait à la porte, les temps s’endurcissaient, et ils auraient bien besoin de bras supplémentaires pour surmonter les épreuves à venir. Avant même que les papiers fussent signés, Gustave, ayant échappé à la conscription, avait aménagé un coin de hangar en chambre de fortune, et Mathilde rassemblé suffisamment de vêtements à la bonne taille.

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