Chapitre 2

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En 1944, Henri était un garçonnet de dix ans au regard clair et vif. Malgré son caractère studieux, il peinait à retenir les enseignements de l’école communale et, très vite, Mathilde avait cru bon de le confier au curé après l’école pour rattraper son retard en écriture et en calcul. Claire, sa petite sœur de neuf ans, avait l’intellect très développé et un goût pour la lecture qu’elle assouvissait surtout l’été, quand les autres enfants s’attelaient aux travaux manuels. Elle faisait le tour des maisons du bourg pour emprunter ici ou là un ouvrage qu’elle n’avait pas encore lu, au grand étonnement des habitants ainsi dérangés, et lisait jusqu’au coucher du soleil. Elle sélectionnait les résidences les plus cossues du village où elle savait la bibliothèque, sinon bien fournie, au moins existante, et jouait la mendiante digne et vertueuse. Elle récupérait ainsi des dizaines d’ouvrages variés, du traité agricole au classique littéraire. Durant le dîner, entre deux nouvelles du front partagées par Gustave revenant du bistrot, elle remplissait l’espace sonore du résumé du dernier roman ou des dernières nouvelles qu’elle avait lus, ce qui ennuyait tout autant son père que cela ravissait sa mère.

Henri, lui, ne comprenait pas le plaisir qu’elle éprouvait en se perdant dans ces histoires sans queue ni tête. Si on lui avait demandé son avis, il aurait dit haut et fort que sa sœur perdait son temps et qu’elle ferait mieux de mettre son intelligence au service de quelque chose d’utile. Quand on a pas de bras, on utilise sa tête, le garde-manger ne se remplissant pas tout seul, surtout en temps de guerre. Mais on ne lui demandait pas son avis et, quelque part, c’était mieux comme ça.

Quant à Louise, elle n’écoutait pas les histoires de sa sœur. Elle paraissait absente à elle-même, regardant la plupart du temps le contenu de son assiette se vider au fil des cuillerées. Elle comprit très vite que cette tache était plus importante que tout le reste à cette heure, car il arrivait souvent que sa portion fut moins copieuse que celle des autres. Durant le repas, personne ne lui posait de question et elle n’en posait à personne. Elle faisait de sa présence la chose la plus insignifiante possible. Le souper terminé, elle regagnait poliment sa couche sous le hangar, protégée par un grand panneau de bois pourrissant dont elle aimait particulièrement l’odeur âcre. Éclairée par une petite lampe à huile, elle jouait jusque tard avec des poupées prêtées par sa mère, les plus usées de sa collection. Elle daignait néanmoins les confier aux bons soins de sa fille qui, il fallait bien le reconnaître, n’avait pas grand-chose, afin qu’on ne puisse pas dire qu’elle ne l’aimait pas. Louise s’inventait ainsi une vie faite de parents affectueux, de princesses amies et d’entourage enthousiaste, tout ce qu’elle ne possédait pas dans cette existence.

À l’école, Louise l’étrangère était traitée avec les égards dus aux enfants d’ailleurs. Elle savait venir de quelque part plus à l’ouest et eut le malheur de le dire. Ainsi, la réputation de ses parents inconnus sortit des jeunes bouches, toute inventée à partir de ce qu’on croyait savoir des étrangers, c’est à dire qu’ils buvaient beaucoup et que leurs enfants portaient de nombreuses tares. Quand Louise avait le malheur de venir en classe en claudiquant, la plupart du temps à cause d’une mauvaise chute au travail, on disait que c’était à cause de sa mère qui avait trop bu en la portant. On croyait reconnaître dans les traits de son visage grossier l’aspect bouffi des alcooliques, et on disait que son père d’avant l’avait initiée très tôt aux affres de la boisson. Malgré tout, Louise restait impassible face à ces ragots, ce qui ne manquait pas d’agacer ses camarades. Ils redoublaient alors de méchanceté, sans grand succès encore, et il ne fallut pas longtemps pour que les choses deviennent physiques. Les mauvais jours, les coups pleuvaient à l’abri du regard des adultes, le plus souvent au détour du chemin qui reliait le bourg aux petites maisons derrière le sous-bois où habitaient Gustave et Mathilde. Quand elle était en veine, les camarades de Louise regagnaient leurs pénates dès la sortie de la communale, jugeant certainement qu’il valait mieux filer vite ce soir là, aux beaux jours quand les travaux des champs les obligeaient.

Quand Louise rentrait chez elle le visage tuméfié, Mathilde était dans tous ses états. Non pas que la santé de sa fille adoptive la tracassait plus que ça, mais elle se souciait particulièrement des on-dit. Que penseraient les autres parents en voyant les yeux pochés, les joues rougies, les cheveux décoiffés et les vêtements salis de la pupille ? Une robe déchirée et c’était en plus la contrainte de la couture, car elle n’allait pas sacrifier quelques francs à l’achat d’un habit de rechange, surtout pour Louise. Au bout d’un certain temps, elle en eut assez de rapiécer le tissu, et pria sa fille de le faire elle-même.

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