Chapitre 3

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En été, la clairière se remplissait de trimardeurs attirés par la promesse d’un travail harassant mais correctement payé. En ces temps d’occupation, entre les prisonniers de guerre et le travail obligatoire, il ne restait que les plus maigres et les plus vieux. Les tentes de fortune des plus prévoyants s’amoncelaient autour d’un large feu de camp, et les fossés, à la nuit tombée, s’emplissaient de corps allongés sur des couvertures sales, endoloris par une journée passée dans les champs.

Le gendarme chargé de les surveiller, prénommé Albert, prenait ses ordres du petit poste de commandement allemand installé dans la mairie. Sa fonction lui permettait d’assouvir sa méchanceté naturelle dont sont habituellement dotés les hommes de petit pouvoir. De temps en temps, il choisissait au hasard un travailleur sans domicile qu’il battait jusqu’au sang, et quand on lui demandait la raison, disait qu’il le suspectait d’avoir volé. Non pas que l’homme de loi n’ait jamais restitué un seul objet prétendument dérobé, ce n’était pas ce qu’on lui demandait, mais les trimardeurs se tenaient à carreau, acceptant sa présence comme on accepte les chlamydias quand on va au bordel.

Avec les allemands, Albert avait reçu en plus la prérogative d’identifier les Juifs. Si il en suspectait un, il le dénonçait, s’assurant ainsi une ration supplémentaire à la fin de la semaine. Quand il avait faim, il en désignait un dont les traits rappelaient les caricatures qu’on pouvait voir sur certaines vitrines de commerçants zélés. Les allemands, peu regardants, ne s’assuraient pas de la véracité de ses accusations et le gratifiaient de la même façon. Rapidement, l’enjeu n’était plus tant de dénoncer les Juifs avec exactitude que de conserver un subtil équilibre entre garde-manger et besoins de main d’œuvre.

Albert vivait seul, car aucune femme ne l’avait trouvé à son goût. Il faut dire : plutôt petit, les traits grossiers, son visage donnait l’impression d’avoir été pris dans une moissonneuse. La Grande Guerre, qui l’avait élevé jusqu’à ses dix-sept ans, lui avait fait cadeau d’une franche cicatrice lui bouffant la face de la tempe au menton. Revenu au foyer, ses parents ne le reconnurent pas et il leur fallu plusieurs semaines pour se dire, finalement, que cette chose blessée, mutique et vorace était leur fils. Très vite il dut quitter sa région natale pour s’établir en Touraine, où ses supérieurs, ravis de ses services rendus correctement à la patrie, lui avaient déniché une retraite correcte : maintenir l’ordre dans un village où il ne se passait jamais rien.

Albert et ses stigmates s’installèrent dans une petite maison mal fichue du bourg, jouxtant la mairie. Il avait passé du temps à la remettre en ordre, son prédécesseur ayant visiblement abandonné toute dignité dans la fonction. Il jeta les bouteilles vides, nettoya jusqu’au plafond taché, ramona le vieux poêle. Il chassa les araignées nombreuses ainsi que les blattes, colmata les trous de souris et planta, dans le petit jardin, quelques arbres fruitiers. Très vite, la petite maison mal fichue devint une demeure modeste tout à fait correcte et, bien que sceptiques au départ, les habitants plus aisés du centre adoubèrent Albert comme nouveau gardien de la paix.

Tous les jours, Albert saluait Louise qui empruntait le chemin de l’école. Le trajet de la petite fille passait, une fois le sous-bois dépassé, la clairière aux trimardeurs où le gendarme était posté dès sept heures trente pour s’assurer que tout ce beau monde se rendit au charbon. Il vérifiait à sa montre l’heure précise où il entrevoyait Louise au coin du chemin, et c’était, hiver comme été, entre sept heures cinquante et sept heures cinquante trois. Il s’était mis à apprécier l’enfant sur la base unique de sa ponctualité et de sa rigueur. Militaire, c’était pour lui des valeurs cardinales, et il pestait souvent contre le dernier trimardeur qui avait le malheur de partir plus tard que les autres. Celui là savait que, tôt ou tard, il finirait dénoncé ou molesté par Albert, qu’on craignait même si on moquait copieusement son air imbécile autour du feu de camp, le soir, après une dure journée de travail.

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