1/ Devenir père

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Je l’aimais avec ma raison, je l’aimais avec le confort de la vie qu’elle avait construite pour nous et dans laquelle je m’étais coulé, une eau douce, tiède et sans remous. C’est un bien inestimable de nos jours, lorsque court le stress chronique le long des dos tendus des êtres perdus dans leur travail, dans les heures grises de leurs journées à rallonge, dans les nuits sombres d’insomnie. Ma vie avec Atlande était organisée autour de ses choix.

Dans la lumière descendante du soir, elle portait une robe noire fendue sur le côté, très sage, sans décolleté, mais couture avec la jambe gauche dévoilée dans la découpe d’un crêpe de soie brodé d’un fin liseré doré. Une coupe de champagne à la main. Le jour s’éteignait sur une terrasse qui surplombe la grande bleue. Nous levions notre coupe à notre dixième anniversaire de mariage. A notre première décennie de couple. Elle avait choisi ce bel hôtel sur les rives de la Côte d'Azur. Cela m’allait parfaitement bien. Une soirée au théâtre, et un dîner fin au champagne.

Le chamboulement précédent l’effondrement, je savais nommer l’exacte seconde à laquelle il avait débuté. Hier matin, la douleur avait pris place, battant sourdement les tempes en même temps que le coeur.

Nous nous promenions, sous le soleil éblouissant le long de la jetée, le long des marchands de glace, des kiosques à journaux. Un bel après-midi d’été, indolent, comme seule la Méditerranée en offre. Nous marchions, chacun dans nos pensées. Nous avions posé quelques jours de congé, juste pour célébrer notre anniversaire. Les vacances, les vraies, viendraient plus tard à la dernière semaine d’août. Atlande avait réservé une maison en Tunisie. Nous déborderions sur la rentrée de septembre. Nous n’avions pas d’enfant à conduire à l’école, à inscrire aux cours de musique, à habiller de pied en cap, à aider à réviser les tables de multiplication et les conjugaisons du passé simple. Ce bonheur-là n’était pas arrivé. L’agence de publicité que dirigeait Atlande pourrait assurer la rentrée sans leur directrice. Elle avait prévu les contrats, calé les dates d’entretiens avec les clients et bouclé les agendas.

Nous marchions sur la promenade pavée, laissant traîner les regards sur les flots éclatant de reflets blancs qui ricochaient sur les rochers découpés. Atlande portait une large capeline crème, redevenue à la mode à présent qu’on savait les effets nuisibles du soleil sur les peaux dénudées et les effets destructeurs sur le plancton de la mer des huiles solaires à dérivés pétrochimiques.

Un mouvement de son cou dévoila la une du journal local, exposé à la devanture d’un kiosque à journaux dans lequel Atlande avait décidé qu’il serait du dernier chic suranné d’acheter quelques cartes postales. Les smartphones avaient annihilé les mots courts et banals couchés sur le carton glacé des cartes postales. Pour sûr, le coeur des destinataires ne manquerait pas de battre en reconnaissant les signatures manuscrites singulières.

Sur la une du journal, un nom, Cassandre. Un fait divers, une noyade. Une photo, celle de la journaliste reporter pour la protection des fonds marins d’Antibes. Un accident survenu alors que la jeune femme explorait une épave aux longs des côtes des îles de Lérins. Pourtant aguerrie, elle avait perdu connaissance, et l’équipe de secours n’avait pu ranimer la noyée remontée à bord du bateau. Aujourd’hui, étaient célébrés ses obsèques au cimetière de l'Aspé.

Le soleil brûla mes yeux. Le sol se déroba et je m'appuyai vacillant sur l’étal des magazines exposés. L’espace rétrécit, oppressant la poitrine et raccourcissant l’horizon, comme si la ligne entre ciel et mer avait perdu de sa profondeur. Dans cet espace réduit, je revécus une déchirure qui m’avait ôté l’élection au bonheur.

Cassandre, son regard bleu foncé vrillait mes entrailles, cinq ans auparavant.

J’étais en congrès à Monte-Carlo. Jeune médecin, je suivais ces congrès la journée, et m’éclipsais les soirées au lieu de fréquenter les dîners et cet entre-soi que je ne supportais déjà pas. Cassandre était assise sur la plage les genoux repliés sous le menton. En ce début de soirée, lorsque le soleil rougit l’horizon, je décidai d’entamer la conversation plutôt que d’appeler Atlande toujours plus occupée par les préparatifs de l’agence dans laquelle elle travaillait.

Cassandre avait réussi en quelques soirées à bouleverser mon âme. Je ne posais pas de mots sur cette relation hors temps, hors cadre, hors logique. Elle avait insufflé à mon corps un frisson que je n’avais pas connu avec la femme avec laquelle je vivais. Mais elle avait également stoppé tous prémices de projet d’avenir ou de relation durable entre nous. Nous étions une parenthèse hors du temps.

Etourdi, je réalisai que je devais taire ce fait divers, car je ne pouvais en partager ni la douleur, ni la tristesse, ni même la consternation sans voir l’effondrement de ma vie structurée autour des choix d’Atlande. A cet instant précis, je devenais le veuf ectoplasme. Celui qui n’a aucune légitimité d’exprimer toute tristesse.

« Paul, tout va bien ? Tu es si pâle tout à coup. Rentrons. Je conduis la moto. »

Nous rentrâmes à l’hôtel et je pris soin d’étouffer toute émotion, reléguée dans la profondeur des temps passés, des choix non faits (assumés) et l’obscurité des fonds marins. Demain, nous fêterions, Atlande et moi, nos dix ans de mariage.

Avant de rentrer à Paris, après ce dixième anniversaire de noces, je décidai sans rien en dire à Atlande encore endormie dans les draps chauds du lit, de sortir et de passer au cimetière juste déposer un regard sur la tombe d’un souvenir.

J’avançai lentement dans l’allée gravillonnée, le gardien m’avait indiqué l’emplacement. Je l’aurais trouvé sans cela, car il était encore recouvert de la multitude de gerbes signifiant les adieux récents.

Devant la tombe de Cassandre, un homme d’une quarantaine d’années. Les épaules voûtées. A sa main droite, un petit garçon, aux cheveux blonds, bouclés, auréolés du soleil de juillet. Il tenait son père par la main. Je vis alors son autre main, celle qui venait de déposer quelques fleurs sur le marbre dur. Mes pas ne purent aller plus avant. La main droite du petit garçon était atrophiée, il manquait les deux derniers doigts et elle était plus petite. Instinctivement, je plongeai ma main droite dans ma poche de jean, cachant honteusement le même handicap, ma main atrophiée à laquelle il manquait les deux derniers doigts.

« Paul, nous rentrons, allez viens. Je t’emmène chez papy mamie. Tu passeras la journée. Saute dans mes bras. »

Je sus désormais qu’il y a des chagrins qui ne finissent jamais. Je dépassai l’homme et le petit Paul, rebroussai chemin, montai sur ma moto et pris le chemin de la corniche d’Or à trop vive allure.

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