L’introuvable

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Il aurait mérité qu’on le surnomme « L’introuvable », mais Hammett avait déjà eu l’idée, encore que le sien, d’introuvable, était un privé. Pas du tout le cas de José Toledano dit le Catalan, devenu Yossef Toledano à Jérusalem. Là où il avait fumé Norbert Soussan, lui-même envoyé sur place par Le Vieux pour liquider Toledano en représailles de graves manquements à l’honneur de la Famille. JCS Schneider se doutait que les turpitudes de Toledano avaient à voir avec des histoires de gros sous. Mais on ne lui avait pas donné de détails et il n’en avait pas demandé. On le payait une somme colossale pour retrouver le Catalan et le tuer, ENFIN.

Car après s’être débarrassé du Trouduc Toledano avait réussi à s’exfiltrer d’Israël. Le Vieux avait alors décidé de mobiliser toutes les ressources de la Famille et des organisations alliées pour le loger à nouveau. Mais les radars s’étaient vite affolés : on le signalait simultanément à Gibraltar et à Moscou, à Londres et à Johannesburg.

À trois reprises, il avait été localisé avec précision et certitude : dans une ferme briarde en France, dans un élevage d’alligators en Louisiane, dans une fabrique de colle industrielle à Berlin. Trois exécuteurs avaient été envoyés sur les lieux. Le premier avait été retrouvé broyé par une moissonneuse-batteuse, le deuxième (enfin, une partie) dans l’estomac de Minnie, une femelle de deux mètres soixante, le dernier dans le Landwehrkanal les poumons emplis de colle thermofusible et un trou de calibre 7,65 Browning dans la tête. On supposait que les deux premiers avaient également eu droit au petit trou pas cher, c’était en quelque sorte la signature du Catalan. Mais vu ce qu’il en restait, les conjectures étaient de mise. On notait toutefois qu’il avait complété son mode opératoire d’une mise en scène post mortem qui avait été épargnée à l’infortuné Norbert, par manque de temps sans doute. Quoi qu’il en soit, il s’était prestement évaporé de Berlin et était resté longtemps introuvable. Mais tout son talent et toute son astuce ne pouvaient effacer indéfiniment toute trace de lui. La Famille avait enfin trouvé un limier capable de flairer la piste jusqu’au bout : Johann Christoph Schneider, plus connu sous ses initiales JCS.

JCS passa une bonne partie du vol qui l’emmenait à New York à réviser le dossier dans sa tête. Les meurtres commis par Toledano ne l’impressionnaient pas : il avait eu affaire à des imbéciles. Le premier traîne-patins venu peut se prendre et se faire passer pour un tueur à gages, ce n’était qu’une question d’aplomb et de sang-froid, à son avis. Lui, JCS, savait bien que les vrais professionnels, dont il se flattait de faire partie, étaient extrêmement rares et qu’ils n’échouaient jamais. Il exerçait son activité avec un sérieux, une méthode et une rigueur toutes germaniques. Il s’étonnait d’ailleurs d’être le seul Allemand parmi les six ou sept autres tueurs de haut vol qu’il estimait d’un niveau équivalent au sien. En revanche il y avait deux Russes et un Néerlandais d’origine surinamienne. En tout cas la somme des contrats acceptés par lui et ses confrères les dix dernières années se situait aux alentours du PIB de la Guinée-Bissau. C’était d’ailleurs parce que JCS et ses homologues étaient aussi chers qu’ils obtenaient des résultats : ils avaient les moyens d’entretenir un vaste réseau d’informateurs qu’ils partageaient avec les services de renseignements du monde entier.

C’est ainsi qu’un des correspondants nord-américains de JCS avait porté à son attention deux faits survenus récemment à New-York :

- la découverte dans une benne à ordures de Brooklyn du cadavre d’un Juif orthodoxe porteur d’un passeport israélien au nom de Yossef Toledano.

- le signalement par la communauté hassidique de Brooklyn de la disparition d’un des siens, un certain Arié Schiffmann.

Un autre informateur rapportait qu’un individu correspondant au signalement de Toledano (ou du moins à l’idée qu’on s’en faisait) aurait été vu dans une boîte de nuit miteuse nommée Haïti Lounge, à Brooklyn.

En descendant du taxi qui le déposait devant le Haïti Lounge, JCS eut la contrariété de voir sortir du taxi précédant le sien un Noir tiré à quatre épingles qu’il reconnut aussitôt : Augustus Wijngard, son concurrent néerlando-surinamien.

Ils s’ignorèrent. JCS, qui ne croyait en rien et sûrement pas aux coïncidences, avait deviné que Wijngard avait été embauché aux USA par des commanditaires ignorant qu’un contrat avait déjà été placé sur la tête de Toledano en Europe. Ce qui indiquait que le Catalan avait marché sur des arpions sensibles peu de temps après avoir posé les siens chez l’Oncle Sam. Et aussi que Wijngard avait très probablement recueilli ses renseignements à la même source que lui, ce qui n’était guère surprenant. Il commanda au bluff une Kölsch qu’il fut stupéfait de voir disponible dans ce boui-boui sans envergure. Wijngard s’était assis quelques tables plus loin et feignait toujours de ne pas l’avoir vu. Trois travelos déguisés en Andrews Sisters gesticulaient en play-back sur « Boogie Woogie Bugle Boy » à grand renfort de décibels.

Le serveur qui apporta la Kölsch lui murmura quelque chose à l’oreille. JCS dut le faire répéter plusieurs fois à cause du tapage infernal mené par le bastringue des fausses Andrews. Il finit par comprendre qu’on le demandait au téléphone. Il commença par soupçonner une vacherie de Wijngard mais un coup d’œil rapide lui apprit qu’il était toujours à sa place.

— On m’a demandé par mon nom ? cria-t-il au serveur.

— Non monsieur, hurla le serveur, on a juste dit : « Le monsieur qui vient de commander une bière allemande. »

Dans une cabine téléphonique dont l’insonorisation résistait vaille que vaille à la profanation de « Bei mir bist du Schön » par les pseudo-Andrews, il décrocha et aboya en anglais :

— Allô, qui est là ?

Une voix inconnue et détimbrée lui répondit dans la même langue, avec un accent qu’il n’aurait su situer :

— Vous cherchez Jo Toledano ?

— En admettant ? répondit-il, prudent.

— Il faut d’abord que vous sachiez que le macchabée de la benne à ordures n’est pas Toledano. C’était un clodo hirsute à qui on a coupé les cheveux, taillé la barbe et qui a été affublé de frusques pour le faire passer pour un hassidim.

— Et Arié Schiffmann ?

— Ce bon vieil Arié… fit la voix avec ce qui parut à JCS une légère trace de compassion ou de tristesse. Il n’est pas important en soi. Encore que sa contribution n’ait pas été si négligeable : les vêtements du mort étaient les siens. Il en a fait don très généreusement.

— Passionnant. Un hassidim se baladant en caleçon, ça doit valoir son pesant de clous rouillés, persifla JCS. Cet individu ne m’intéresse pas. Vous savez très bien qui je cherche.

— C’est pourtant Arié qui vous mènera à celui que vous cherchez.

— Vraiment ? Et de quelle façon, je vous prie ?

— Retournez boire votre bière et offrez du feu à la jolie jeune fille qui va venir vous en demander, répondit la voix avant de raccrocher.

Lorsque JCS regagna sa place, Wijngard avait disparu, et les Andrews avaient laissé place à une fausse Raquel Meller qui s’attaquait avec force mimiques à « Lagarterana ». À peine assis, il vit venir à lui une renversante créature. Un Perfecto négligemment jeté sur l’épaule, moulée dans un tee-shirt orné de la mention « Tribe of Kickapoo » et une minijupe en jean, juchée sur des escarpins rouge vif à talons hauts, c’était une brune bouclée avec de merveilleux yeux verts. JCS la contempla avec ravissement : il avait l’impression d’avoir découvert un diamant au fond d’une fosse à purin. Une cigarette fichée au coin de ses lèvres zébrait d’un trait blanc le bas de son visage au teint mat : adorablement vulgaire, vulgairement irrésistible. Elle s’arrêta devant lui, et il remarqua qu’elle ne portait qu’un seul bijou : une maguen David en or qui reposait sagement à la lisière de son décolleté.

Sans lui laisser le temps de parler, JCS l’invita d’un geste à s’asseoir et lui offrit du feu. Elle tira une bouffée hésitante de sa Muratti Ambassador et le regarda en souriant.

— Merci, cher Monsieur, lui dit-elle en allemand.

— Comment savez-vous que je suis allemand ?

La fille désigna d’un coup de menton la bouteille de Kölsch et répondit en anglais :

— Il n’y a qu’un Allemand cent pour cent pur porc pour boire cette pisse d’âne.

— Vous n’êtes qu’une petite fille mal élevée qui mériterait une bonne paire de claques, riposta JCS, vexé.

— Je préférerais une bonne fessée, lui renvoya-t-elle avec un sourire mutin.

— Quel est votre nom, belle enfant ? lui demanda JCS en ignorant l’impertinence.

— Ronit.

— Ashkénaze ou Séfarade ?

Ni l’un ni l’autre ou les deux, je ne sais pas. Mon père est yéménite et ma mère lituanienne.

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