Elle a 40 ans et 2 mois
On ne décide jamais des personnes qu'on aime. Elles s'imposent à nous. Qu'il s'agisse d'un coup de foudre ou d'un attachement plus lent, on ne le provoque pas, on le subit. Personne ne sait ce qui fait naître nos sentiments. Certains disent que tout est chimique, d'autres que cela vient de nos vies d'avant.
L’exil des anges, Gilles Legardinier
Cette phrase lui saute au visage dans le train, toujours perdue dans les yeux bleus perçants de son voisin et toujours avec cette sensation étrange dans tout son corps irradié. Quel rapport entre son père, ses pères et cet homme. Il est grisonnant certes mais pas en âge d’être grand-père.
Elle reste focus sur ses paroles, qu’elle boit sans écouter. Son cœur bat la chamade. Elle n’a pas de problème cardiaque pourtant. Il sent bien qu’elle n’est pas attentive et est partie dans son passé … sombre ou sombrant, il ne sait pas. « Je vous ennuie ? »
- Euh non pas du tout …
- Le moins qu’on puisse dire c’est que vous avez de la conversation à foison pour une sourde sans sonotone.
Et le voilà de nouveau à rire.
Ella rit aussi. Il a raison, elle doit se concentrer sur lui, ses paroles, et arrêter de les boire pour donner le change et arrêter de passer pour une idiote… même si elle se dit qu’elle pourrait continuer à faire la sotte, rien que pour entendre ce rire … qu’elle aime déjà. Qu’elle aime ? Non pas de suite, elle le connaît à peine, m’enfin !
Leur dialogue prend forme, à faire connaissance, à parler en même temps, à dire les mêmes mots en même temps … ça en devient presque gênant.
Il s’appelle Pierre Lebon, il est lyonnais et son travail l’envoie à Reims pour le lendemain. Il travaille du mardi au jeudi à Paris quand il n’est ni Rhône-alpin ni en déplacements.
Leurs deux langues ont l’air insatiables assoiffées d’apprendre à connaître l’autre, même s’ils ont cette impression étrange de déjà se connaître. Sur le quai, ils sont déçus de se quitter. Personne n’évoque cette déception mais chacun d’eux la connaît, la perçoit, la ressent. Machinalement, il lui tend sa carte : « Pour quand vous serez officiellement intégrée au cabinet d’avocats parisien, on ne sait jamais ! » dit-il.
Ella le laisse rejoindre le chauffeur qui l’attend avec une petite pancarte « Pierre Lebon ».
Le soir, au repas, elle constate que finalement personne n’est là. Les uns les autres mangeant à droite ou à gauche. Elle se fait couler un bain pour profiter à sa manière de ce côté paisible de la maisonnée. Si la maison l’est, Ella ne l’est pas du tout … paisible. Cette rencontre l’obsède. Qui est cet homme pour elle ? Quel sang coule dans ses veines pour envoyer de telles décharges ? Le sang, les liens du sang … encore eux. Les revoilà sous une autre forme. Le bain chaud, la mousse à flanc, elle hésite … puis tapote sur son téléphone un SMS (notez qu’elle avait enregistré le numéro dans son répertoire sous « l’homme train »). Ce SMS, elle ne sait pas trop pour quoi mais elle en a envie et elle sait au fond d’elle qu’elle doit le faire « Bonsoir ».
La réponse ne tarde pas à arriver avec le même « Bonsoir ». Mince il faut rebondir maintenant. Vite une idée « Votre hôtel est sympa ? »
- Oui très bien. Mais je le connais. Et j’ai eu la meilleure chambre.
- Ah bon et qu’a-t-elle de particulier la meilleure ?
- Une baignoire ;-)
- Ah c’est drôle ça, je suis justement dans mon bain.
- Moi aussi ! Je n’en prends qu’à l’hôtel quand j’ai une baignoire évidemment. Chez moi, je n’ai qu’une douche.
- Je me sens privilégiée à avoir baignoire et douche dans ma salle de bains.
- Vous avez de la mousse ?
- Oui plein. J’adore ça.
- Ah la chance. Je n’en ai pas ici.
- Tant pis.
Ella se retient de proposer de lui apporter du bain moussant et encore plus de lui demander de venir en chercher. Elle y pense pourtant, elle y pense mais non, ce n’est pas raisonnable.
- Et que faites-vous dans votre bain ? Hormis écrire à un inconnu voisin de train.
- D’habitude, j’écris mais là je n’avais pas envie alors je vous ai écrit.
- Euh … donc vous écrivez aux inconnus qui vous croisent ?
- Mais non pardon. Ma phrase n’était pas claire. J’écris des poèmes d’habitude. Ce soir, j’écris pour la première fois de ma vie à un inconnu.
- Je dois m’en trouver flatté. En tous cas, j’en suis ravi… je l’espérais presque votre message.
- Je n’ai pas encore intégré le cabinet vous savez. Mais au besoin, je peux faire le relais.
- Non, je ne l’espérais pas pour un conseil d’avocate.
- Ah ! Vous avez besoin de quoi alors ? C’est vrai que j’aurais pu vous laisser mon numéro (mais je n’ai pas encore de carte donc je n’y ai pas pensé).
- De vous !
- Oui, je vous écoute.
- Je vous veux vous. Je crois que j’ai pris la foudre en même temps que vous non ?
Un silence s’installe. Ella a voulu cet échange. Mais il est un peu direct là le mec quand même non ? Elle ne sait que répondre, elle tergiverse alors qu’en réalité, elle a la même envie que lui, de lui.
- Ah vous aussi ? Pourtant il n’y avait pas d’orage, si ?
- J’aime votre naïveté chère Madame. Je pense qu’il s’agit plutôt d’un coup de foudre…
Ella reste silencieuse un moment, pensant à cette décharge dans tout son corps dès qu’il l’a touchée. Elle n’a jamais imaginé que l’expression « coup de foudre » est aussi au sens propre. On ne nous dit jamais ça dans les films romantiques de Noël. Et pourtant, elle se dit qu’il a raison. Mais que répondre ? Vivre ou renoncer ? La raison l’invite au renoncement de cette rencontre imprévue et déjà fabuleuse même si elle s’arrête là. Le coeur lui souffle d’y aller tête baissée car elle sait déjà que c’est une belle personne qui sait lire en elle en plus… et qu’elle l’aime déjà ? Non il ne faut pas se précipiter et confondre l’amour et la drague.
- Ah vous aussi !
Ella ne trouve rien de mieux à répondre.
- Me voilà rassuré. Il est donc mutuel ?
- Oui je crois bien … et ça fait peur …
- Qu’allons-nous faire de nous ?
Les échanges se poursuivent à l’évocation de cette question qui les taraude l’un comme l’autre. Pour autant, ils sont conscients que ça n’arrive pas tous les jours et que quelque part, ils n’ont pas le choix que de se laisser porter par ce qui leur arrive. Ils continuent leurs SMS pour se découvrir, apprendre à se connaître encore mais ils ont l’impression de ne rien apprendre de l’autre comme s’ils se connaissaient déjà, depuis toujours.
Leurs échanges sont fluides, naturels, sans détour, sans retenue. Ils ont besoin et envie de se revoir, de se toucher à nouveau pour savoir si la foudre est bien présente. Si elle est dans un couple un peu bancal, lui pas du tout : son couple est stable. Ils n’ont jamais été infidèles, ni l’un ni l’autre et à leur connaissance, jamais cocus non plus. Ça leur fait peur. Ils n’ont pas envie de sauter le pas et en même temps, tellement envie de vivre cette attirance qui les attire tels deux aimants, tels deux amants.
Plusieurs jours et nuits se passent à s’écrire et se parler sans pouvoir se voir pour échanger leur premier baiser. Car oui, ils ressentent ce besoin d’apposer leur bouche l’une contre l’autre.
Plusieurs jours et nuits se passent à se demander pourquoi ça les chamboule tant. La foudre est capable de tuer un arbre et pourtant Ella se sent plus que vivante. Et lui aussi, même s’il n’avait pas le sentiment d’être mort non plus avant ce voyage.
Ils finissent par se donner rendez-vous à Paris. Dans un hôtel qu’ils réservent pour une nuit alors qu’ils n’y passent qu’une partie de l’après-midi. Ils se retrouvent devant la Gare de l’Est, là où tout a commencé. Ils se font la bise car ils ont convenu qu’en extérieur, ils ne doivent pas montrer leur intimité naissante. Le monde est petit, même à Paris.
Ce contact amical leur envoie, à tous deux, une nouvelle décharge irradiant déjà leurs corps brûlants. Et oui, les jours précédents, ils ont beaucoup échangé et discuté tout en s’envoyant des photos choisies. En réservant une chambre d’hôtel, ils savent bien qu’ils ne viennent pas jouer au Scrabble. Leurs corps sont déjà incandescents à l’idée de se retrouver. Aussi, sans se le dire, ils ont compris qu'ils sont déjà amoureux, leur tête est prête à imploser car comment gérer l'infidélité ? Ils savent qu'il y aura un avant et un après, cette porte de chambre d'hôtel.
Ils marchent silencieusement vers le petit hôtel, à se poser l’un l’autre mille questions. Il lui avouera plus tard que sur le trajet, son cerveau n'a que oscillé entre partir et rester, alors qu’Ella ne pensait qu’à la façon dont leurs corps allaient s’unir. Cette première fois … qu’elle n’avait pas connue depuis près de 20 ans.
À l’hôtel, il sort immédiatement la bouteille et les deux flûtes de champagne en verre qu’il a prises de chez lui. C'est sa première surprise. Il sert les coupes pendant qu’elle se languit de l’embrasser. Elle devine qu’il joue la montre, anxieux à l’idée de passer le pas. Ils trinquent à leur rencontre, à leur rendez-vous improbable puis il pose le verre sur la table de chevet et tout s’enchaîne.
Le baiser déjà … électrisant tout, leurs corps, leurs langues, leurs âmes. Il scelle aussi leur coup de foudre, leurs bouches ne parviennent plus à se séparer. Leurs mains commencent à vagabonder.
Leur nudité leur apparaît seulement après avoir uni leurs sexes. Avant ils restent collés, même par un simple fragment de peau, mais ils ont attendu ce moment et leur temps est compté, donc ils maximisent la copulation. Ils ne forment qu’un, et encore plus quand il la pénètre… Là cette union, cette unicité se révèle bien plus intense, plus puissante qu’avec les seuls baisers et caresses. Ils ne forment qu’un.
C’est au premier baiser, aux premiers émois de leurs corps soudés, à échanger des regards qui rendent la vie encore plus arc-en-ciel … c’est à ce moment-là qu’Ella comprend, et pardonne.
À la daronne, celle-là même qui lui a donné la vie et qui lui a pulvérisée un midi d’été à sa majorité passée, à 19 ans.
Le choc de ce jour fut incroyable et tellement peu surprenant finalement. Ce premier rendez-vous d’amour avec Pierre est un catalyseur pour accorder le pardon à sa mère. Il n’est pas le moment d'analyser ses origines mais elle pardonne car elle comprend que l'Amour mène à tout, même si c'est aussi à n'importe quoi.
Tu as été la plus aimante des mamans.
Tu as été mon modèle, mon pilier.
Ton secret découvert à mes trois ans
Longtemps hospitalisée, tu étais.
Tu as fauté, une fois,
M’as-tu dit, rien qu’une fois.
Et je suis née.
Bébé, enfant, je n’ai rien compris.
Ado, j’ai commencé à douter.
Inconsciemment, je me suis rebellée,
J’ai cascadé pour me blesser.
À ma majorité, tu as dû tout me révéler.
Et je suis née.
Le choc sans en être car je savais.
Le secret à garder pour les raisons qu’on connaît.
Je veux en savoir plus de ce secret.
« Dis-moi ou tu ne nous verras plus jamais ! »
Le choc, le chaos, je disparais.
Puis un coup de foudre dans un train
vient bouleverser mon train-train.
Et je suis née.
J’ai quarante ans.
Il remet en question tous mes à priori.
Retour à la vraie vie.
Je t’aime maman.
Tu as tout pardonné,
Tu m’as tout donné.
J’ai récupéré de vous trois le meilleur.
Et je n’ai plus de rancœur.
Pour ce que je suis, je te dis merci.
Pour le mensonge, non merci.
Un jour, la fratrie d’amour saura.
Pour que ces histoires s’arrêtent là.
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