Tombée du ciel

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Ému, Tristan ne quittait pas du regard la jeune fille. Elle n’était pas un rêve, encore moins une chimère sortie de son imagination, mais bel et bien celle qui avait bouleversé sa vie, au moment où il s’y attendait le moins. Il avait attendu cette fin de semaine avec impatience, à l’idée de pouvoir être enfin avec elle.

La première fois qu’il l’avait rencontrée, c’était un matin humide de novembre. Il ne s’était pas présenté sous son meilleur jour. C’était au magasin de musique. Ce jour-là, son patron était étonnamment aux abonnés absents. Il avait commencé la matinée énervé, à cause d’un retard de livraison. Un chauffeur pas très commode, prétextant de gêner la circulation dans la rue, avait eu le toupet de déposer sur le trottoir une douzaine de gros cartons, sans prendre la peine de les transporter directement dans la boutique. Furax, Tristan avait à peine commencé à les apporter à l’intérieur, qu’il avait bousculé sans le faire exprès, Charlotte, qui arrivait à ce moment-là. Il s’était aussitôt confondu en excuses, lui promettant de faire au plus vite pour la servir. La jeune fille lui avait assuré qu’elle avait tout son temps. Elle lui avait proposé spontanément son aide pour les cartons. Alors qu’il s'apprêtait à refuser poliment son offre, le téléphone avait sonné. Quelques secondes avaient suffi pour que son visage devienne blanc. Il avait raccroché, troublé. Il venait d’apprendre une mauvaise nouvelle. Sous le coup de l’émotion, Tristan n’avait pas pu s’empêcher de la partager avec elle. Son patron venait de faire, à son domicile, un malaise cardiaque. Sa femme avait prévenu Tristan dès que possible, pour l’informer qu’il ne viendrait pas de toute la semaine, laissant son employé seul au magasin. Il avait toute confiance en lui.

Au lieu de paniquer, Tristan avait soudainement réalisé quelque chose de très profond en lui, qu’il n'avait pas su exprimer sur le moment, mais qui, s’il avait regardé sa signification dans un dictionnaire, était du registre de l’impermanence. Il constata à cet instant même, que tout pouvait basculer du jour au lendemain. Il ne croyait pas au hasard de la vie, pourtant, il eut la conviction qu’elle lui envoyait cette jeune fille, pour laquelle il ressentit un sentiment doux, et l’évidence même d’une connexion qu'il avait sûrement connu dans une vie antérieure. Son visage angélique et son regard rassurant l’apaisèrent comme par enchantement. Alors, le plus naturellement du monde, ils avaient transporté les lourds cartons près du comptoir. Pour la remercier, Tristan lui proposa une tisane de thym. Il s’évertua ensuite à lui trouver le disque et la référence exacte de l’enregistrement qu’elle était venue chercher : la suite pour violoncelle nᵒ 1 en sol majeur de Jean-Sébastien Bach, par Paul Tortelier en 1960. Elle l’avait remercié chaleureusement. Ils continuèrent de discuter de choses et d’autres, tandis qu’il ouvrait un premier carton. Il ne put s’empêcher de faire la promotion de certains vinyles et autres disques compacts, tout juste sortis pour l’automne et les fêtes de fin d’année. Il s’aperçut rapidement que Charlotte ne faisait pas semblant de s’intéresser à ce qu’il lui racontait. Elle lui révéla, à leur second rendez-vous, qu’elle avait aimé son goût manifeste pour le jazz, et surtout la façon dont il parlait de musique, sans pédanterie aucune. Son humilité l’avait touchée. Quand elle avait finalement regardé sa montre, il était déjà midi. Ils n’avaient pas vu le temps passer.

Car oui, une chose était évidente entre eux. Lorsqu’ils étaient ensemble, le temps n’existait plus, et encore moins les problèmes de la vie quotidienne. Ils devenaient insignifiants ou du moins beaucoup plus légers qu’auparavant. Il aimait discuter avec elle, l'écouter parler de son dernier concert de violoncelle donné à Paris ainsi de son travail acharné pour arriver à un tel niveau d’exigence. Évidemment, la musique avait été le premier sujet qui les avait rapprochés. Mais il était loin d’être le seul. Plusieurs points communs les réunissaient déjà : les longues promenades le long de l’eau, les couleurs chaudes de l’automne, le sentiment mélancolique si particulier des dimanches soirs et les tartes au citron.

Tous les deux savaient que cette soirée serait magique et intense, à l’image des sentiments qu’ils se portaient. Et aussi la dernière de ce mois de décembre. Charlotte repartait dès le lendemain en tournée à l’étranger, à Prague, où elle passerait Noël avec ses proches. Elle ferait tout son possible pour revenir passer le nouvel an avec lui, sans pouvoir néanmoins lui en faire la promesse. Tristan comprit qu’elle était sincère, au vu de la frustration qu’il lisait dans ses yeux. Lui aussi, l’était. Ils s’étaient promis de s’écrire et de se téléphoner dès que possible.

Le serveur vint les interrompre pour les informer gentiment qu’il s'apprêtait à fermer. Surpris, le couple réalisa qu'il était effectivement le dernier dans le café. Charlotte insista pour payer l’addition. Tristan en fut un peu gêné de ce qu’il considérait comme une galanterie inversée, cependant il n’insista pas et accepta avec le sourire. Ils sortirent dans le froid de la nuit, main dans la main, en direction du quartier où logeait la jeune femme.

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