CHAPITRE 1.1 * JAMES * LE RUBIS ROSE (réécris)

8 minutes de lecture

TOME 1

24 H POUR SE RETROUVER

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PARTIE 1

AU CŒUR DES RETROUVAILLES

LE RUBIS ROSE

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J.L.C

29.10.22

22 : 00


♪♫ GOODBYES — POST MALONE ♪♫

Me jeter dans la gueule du loup ? Fausse bonne idée. Voire, erreur de débutant. Sérieusement, je n’aurais jamais dû me traîner ici ce soir. Mémo interne : obéir à ce grincement d’instinct quand il prédit « trop tôt ».

Les voix me heurtent, les éclats de rire percutent mes tympans, les verres tintent et tambourinent mes nerfs à cran. Un nuage d’effluves âcres et capiteux — de foule compacte, de parfums chimiques, de cuir craquelé ou de bois vernis — me prend à la gorge, me vrille le crâne. Suffocant. Les landes me manquent. La morsure salée de la mer, aussi.

La brume indigeste de la fumée électronique assèche mon palais à chaque respiration. Pendant ce temps, la chaleur moite s’accroche à mes pores, imprègne ma chemise, m’arrache des frissons de dégoût. Et la musique, pulsée, envahissante, criarde, elle cogne comme un cœur hystérique désynchronisé. Le mien panique dans sa cage d’os. Pas bon signe.

Piégé dans cet écheveau de sensations, je m’entends à peine réfléchir et ça, c’est mauvais. L’orage mental, je commence à saturer sévère. Des pensées sous bâillons, un cerveau à huis clos, la chaudière menace d’exploser sous la pression. Pas d’alternative, cela dit : c’est ma traversée du désert, point barre.

Les éclairages stroboscopiques déchirent l’air, aspergent l’obscurité de lueurs livides, aussi tranchantes que du verre pilé pour mes rétines. Sous mes doigts, la froideur lisse du cuir m’évoque la peau tendue d’un tambour silencieux. Génial comme image, non ? Quand on sait qu’avec tout le bruit qu’il fait, il n’est rempli que de vent…

Ici, tout est trop proche, trop intense, trop sensible, trop… tout en fait. Ça s’empile, ça s’écrase, ça se plaque contre les bords de ma conscience. Diagnostic éclair : allergie foudroyante à la faune nocturne. Étonnant. Inattendu. Qui l’eût cru ? Pas moi. Encore un aveu avec dix ans de retard.

On est dans un bar hype du centre-ville : le Rubis Rose. Pour le coup, attendu. Je suppose que « rose » est un clin d’œil à Toulouse. « Rubis », par contre, fait surgir la silhouette d’une personne bien particulière sous mes paupières. Oublie. Efface tout de suite. Croix. Verrou mental. Pare-feu. Toute l’artillerie défensive là-dessus.

Bon sang, je me suis laissé embarquer alors que j’en avais foutrement pas envie. Le risque de la croiser frôle le seuil d’une secousse de magnitude 8 sur l’échelle de Richter. Je ne suis clairement, absolument, définitivement pas prêt à trembler ce soir. Je viens tout juste de poser la première dalle de béton toute fraîche sur mes fondations.

— T’as choisi ?

La voix d’Antoine me tire de ma torpeur. Il attendait que je nous commande une bouteille. Enfin, il semblait surtout plus concentré sur ma frangine que sur la carte. Les tourtereaux roucoulent sur leur banquette comme deux ados en parade nuptiale.

J’abandonne le menu des boissons sur la table sans même le feuilleter davantage. Isla s’en empare et y jette un œil distrait.

— Une Lagavulin, 16 ans.

— Très bon choix, mo bràthair[1], me signifie-t-elle, souriante.

Comme si ma chipie de sœur s’y connaissait plus que moi en whisky ! OK, il coule à flots dans nos veines — surtout en ce qui me concerne. Quoi de plus normal quand on a grandi dans les Highlands.

— Prends-toi un Rob Roy si tu veux jouer à la dure…

— Et si je demande un Manhattan, tu feras quoi ? rétorque-t-elle les yeux pimpants de malice.

— Arrête de te gaver de cette série, Izy… Tu vas t’installer à un bureau, feindre de pondre des slogans publicitaires et t’allumer un cigare aussi ?

Qu'elle est marrante avec sa grimace de maternelle…

— Un Rusty Nail pour moi, dans ce cas, annonce-t-elle, menton levé.

C’est déjà autre chose que ce jus détox pétillant qu’elle m’a fourré entre les doigts, à défaut d’eau. Je pourrais presque l’entendre me dire : « C’est un câlin liquide pour ton cœur blessée », mais je suis trop occupé à essayer de comprendre si ce goût est légal quelque part. Sérieusement, j’ai baissé la nuque, tout penaud, quand le serveur a déposé cette parodie de boisson devant moi. M’enfin, j’ai besoin de toute ma lucidité, de chaque miette de volonté, chaque lambeau de poigne sur moi-même. Encore faudrait-il mettre la patte sur mes résolutions. Dissoutes au fond de ma coupe ? Si c’était de l’alcool, oui, hélas là, c’est juste un mocktail à bulles…

Sous la pression de mes phalanges, la fine paroi givrée goutte sur ma paume échauffée — pas tremblante, pour une fois. OK, je m’astreins, mais seulement un verre sur deux. Après, place au whisky, pur et dur. Le goût, la chaleur, l’authenticité, pas ce joli ruban tropical qu’Isla m’encourage à entortiller sur mon bleu à l’âme.

Le serveur vient, le serveur repart, mes deux mamans poules se bécotent dans leur coin et moi, je me plonge dans la contemplation taciturne de la salle, whisky en main. Enfin. J’avais soif de feu. Je savoure le liquide doré comme un homme qui n’a plus que ce réconfort en bouteille pour clouer son âme sur Terre. Ooh là, doucement, je me fais peur à moi-même quand je m’inflige de telles lumières philosophiques. Et pourtant, c’est ma corde, je m’y agrippe. Je m’y pend pas.

Le club grouille de monde. Dans notre coin, l’ambiance se veut feutrée et intimiste, avec des murs de briques qui absorbent les vibrations basses de la musique, créant une résonance sonore palpable dans l’air. À notre droite, une bande de mecs occupe une des alcôves à l’éclat tamisé semblable à la nôtre. Eux aussi, goûtent à la puissance et à la chaleur d’un bon scotch. Saint-Laurent, Balenciaga, Louis Vuitton, je parie qu’ils pensent que le luxe qu’ils portent sur le dos va les protéger du vide intérieur. Spoiler : que nenni.

À leur bras, des filles à la beauté refaite et au sourire préfabriqué qui ne cherchent qu’à briller sous les feux des projecteurs qu’ils allument. Je reconnais le profil : des cadres, probablement. Des gars persuadés d’être au summum de leur état de grâce, arrogants, parfumés, les poches pleines de Mastercards, d’égo surdimensionné et de capotes pour serrer les jolies pouliches qui se pavanent sous leur nez à grand renfort d’œillades énamourées, de décolletés précipices et de compliments sucrés au sucre. Je sais, je force le trait, mais, ayant baigné dans ces eaux troubles, je vous garantis que l’image est moins déformée qu’elle n’en a l’air.

Superficialité, vanité, faste, besoin constant d’attirer les regards pour compenser la vacuité d’un monde où le paraître prime sur l’être. Ces types-là, avec leur assurance plaqué or, leur confiance en carton, leurs discours prêts à l’emploi et leurs sourires sous blister, font tout pour qu’on les prenne au sérieux. Pourtant, si on gratte un peu, il n’y a rien d’autre qu’une chasse éperdue aux applaudissements et l’illusion du pouvoir. C’est fou comme la façade peut être rutilante, mais qu’est-ce que c’est creux derrière... Soyons honnêtes, j’ai été le premier à leur envier leur capacité à s’inventer une réalité, à singer la sérénité, à mimer la maitrise. En fin de compte, ce ne sont que des mecs qui endossent leur rôle dans une pièce qu’on a tous choisi de jouer à un moment ou un autre. Je les juge, mais je les comprends. Et peut-être qu’il n’y a pas de mal à ça, après tout. Chacun son masque, chacun son combat. Moi, j'en suis sorti grandi. Fracturé, mais grandi.

À force de laisser mon esprit lambiner, mes yeux dérivent d’alcôve en alcôve, de visage en visage, sans but précis. Jusqu’à ce qu’ils cueillent la danse légère d’une silhouette blonde dans une robe écarlate. Elle se déhanche au rythme syncopé d’un morceau électro. J’ai toujours préféré les filles qui se donnent à fond, ambitieuses, libres, qui plongent sans retour. Les âmes indécises, engoncées dans leurs doutes, principes ou convictions, qui ne savent pas ce qu’elles veulent, aiment ou sont vraiment, je les cède aux plus courageux. Faut avoir le cœur bien accroché pour se perdre dans leur labyrinthe. Vu que ces dernières années, je tiens plus du Minotaure que de Thésée — plus bête que héros, plus instinctif que réfléchi — je me garde bien de m’y aventurer. Sauf pour V... Allez, hop, on rembobine la cassette. Ne pas penser à elle. Ne pas penser à elle. On appuie sur le bouton distraction. Mater n’est pas tromper.T Tsss, à qui le dis-tu ? 

Je repère deux ou trois nanas agréables à l’œil. Mignonnes. Je n’irais pas jusqu’à dire belles, il n’y en a qu’une qui mérite ce qualificatif, et elle est là, quelque part, dans cette ville, ce soir, sûrement accompagnée, heureuse, épanouie. Bordel, ça me tue : je pense à elle. Tout le temps. C’est trop tôt.

J’ai tout ruiné, tout fait capoter avant même que notre histoire ne commence vraiment. Gâchis total. Quel con putain !

Sans faire gaffe, mon genou tape la table et tout le bordel se met à tanguer. Illico, Isla, braque ses yeux revolvers sur moi, telle une snipeuse prête à presser la détente. Je lui offre un sourire contrit. Rassurée, elle retourne susurrer des mots doux ou qu’est-ce que j’en sais à l’oreille de son jules, et je lève les miens au ciel. Le prix de mes conneries, je le paye à chaque fois que ma jumelle plante son regard de louve sur moi, chaque fois qu’elle m’attrape dans son viseur. C’est une sensation devenue familière, et pourtant, j’ai une furieuse envie de l’envoyer bouler. J’ai le droit de respirer, oh !

J’inspire à fond, expire par à-coups pour expulser cette mouture d’agacement, avant de me caler dans mon siège, en mode « zen attitude ». Sauf que j’ai l’impression de me transformer en pompe à air de frustration. Je relâche l’oxygène dans un soupir inaudible et plonge dans l’inspection de mon whisky. La teinte ambrée, boisée murmure une chaleur muette à mon esprit cabossé. Un tour de poignet pour en exhaler tous les arômes : tourbe sauvage, épices, pointe de sel. Une gorgée lente. La texture huileuse caresse ma langue, charriant des saveurs de caramel torréfié et de fruits secs. Un emblématique de l’île d’Islay. Pur apaisement. Fugace, évidemment.

La soirée est loin d’être finie — ça ne tient qu’à moi de me barrer d’ailleurs. Mais, puisque le whisky sait combler les failles du cœur — parole d’Écossais — je hisse mon verre et trinque avec ma propre illusion. Ce soir, je m’accorde un peu de marge, me bricole un semblant de contrôle et pourlèche mes blessures. Super. Un peu comme un lion qui panse ses griffures après avoir fait la guerre avec un miroir. Aujourd'hui, on fait ce qu’on peut. Demain, on avisera. Comme toujours.



[1] mo bràthair : Mon frère, en gaélique écossais.

Note de l'autrice → Dans ce roman, j'introduis des mots et expressions en gaélique écossais. N’étant pas une experte de cette langue, des approximations peuvent survenir. Si des connaisseurs parmi vous souhaitent partager leurs connaissances, je serai ravie d’échanger !

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