CHAPITRE 1.2 * JAMES * TATOUAGES DE L'ÂME (réécris)

11 minutes de lecture

J.L.C

29.10.22

22 : 15

♪♫ THE HILLS — THE WEEKND ♪♫

Quelques minutes plus tard, mes baby-sitters m’abandonnent sous prétexte de se perdre sur la piste de danse. Selon leur trajectoire, je verrai bien s’ils ont l’intention de bouger au rythme de la musique ou de prolonger leur séance de bécotage en se dégotant un coin privé. Ces deux-là n’ont pas froid aux yeux. À leur place, je ne serais pas le dernier à foncer non plus…

— Arrête de t’apitoyer sur ton sort, Jamie ! Même une limace aurait plus d’ambition que toi. Allez, viens t’amuser !

Une limace ? Putain... J’adresse un superbe doigt d’honneur à ma jumelle en réponse et elle laisse échapper un rire cristallin. J’observe les deux amoureux se mêler à la foule. Isla, fidèle à elle-même, ouvre la marche d’un mouvement fluide. Classique, intemporelle, minérale. Le parangon de la sobriété, perchée sur talons de vingt centimètres, avec cette touche de feu iconique du clan Cameron : des cheveux roux éclatant — un rappel infaillible qu’une flamme brûle toujours sous notre surface glacée. Antoine, flegmatique, mais non moins joueur, la suit tout sourire en me lançant un dernier regard entendu. Ouais, mec. Je vais rester sagement ici.

Ce petit veinard est vraiment mordu. Ma sœur, guerrière dans l’âme, a jeté son dévolu sur lui il y a cinq ans. Antoine a tout du gendre idéal, approuvé et adopté par toute la famille. Au-delà de ce rôle de beau-frère irréprochable, il a gagné, au fil des années, le statut d’associé, de confident, de véritable ami à mes yeux. À la faveur de l’été, Isla Cameron deviendra officiellement Madame de la Clastre. Et même si ce tableau me ramène à ma propre réalité, je suis content pour eux. Ce bonheur leur revient de droit.

Izy et Antoine forment un sacré couple : harmonieux, solide, complémentaire, équilibré. Je les observe un instant danser en parfaite symbiose, à l’aise, comme si leurs mouvements étaient dictés par un souffle unique. Un pincement au cœur me saisit. Leurs regards, leurs gestes, tout chez eux témoigne d’une osmose qui va bien au-delà de la simple proximité physique. Un jour, j’aimerais revivre cette complicité, et pas seulement la chaleur d’une peau contre la mienne. Ça, c’est un plaisir facile à savourer, mais temporaire, style chips : croquant au début, puis décevant dès que tu te rends compte que ça sert juste à t’ouvrir l’appétit pour un truc plus substantiel. Et moi, j’ai souvent été du genre à garder la bouche pleine et à fuir les casse-tête…

Aujourd’hui, ce que mon cœur désire par-dessus tout, c’est retrouver l’intimité subtile effleurée l’été dernier. Sauf que, pour l’heure, même si l’idée me frôle d’envie, elle me semble aussi inatteignable qu’un ticket pour Mars. Et soudain, la soirée prend une tournure d’iceberg émotionnel. Elle. Elle erre en fantôme dans les recoins de mon esprit, hors de la portée de mes bras tendus vers le réel. Alors, je m’égare à nouveau dans les futilités de l’instant, cherchant à éluder cette obsession vorace. La foule, les visages, la musique… tout m’apparaît flou. Aucune fête, aucun son ne comble le gouffre intérieur qu’elle a creusé en moi. Voilà la limite de ce qui m’est accessible : l’écho de ma propre solitude.

Je m’extirpe de mes pensées et, une fois n’est pas coutume, reprends l’assaut visuel de la salle. J’appellerais ça : « isolement social actif ». Dans le renfoncement à ma droite, un groupe de mecs baraqués, bière en main, entame un chant de supporters — un de ces bruits d’ambiance typique des stades, gorgés d’une énergie brute. Des rugbymen, sans aucun doute. Quels génies, ces Français ! Le mot lui-même n’existe pas en anglais, une particularité bien d'ici. Antoine a joué au rugby pendant longtemps. Numéro dix, demi d’ouverture. Moi, j’en ai fait aussi au lycée, troisième ligne, mais j’ai raccroché bien avant lui. N’empêche, sacré sport : une compétition pour savoir qui peut manger le plus de terre. J’adorais.

Légèrement en contrebas, je repère le centre névralgique de l’illusion sociale : le bar principal. Là, installé au comptoir, un mélange hétéroclite de gens discute, rit, s’interpelle joyeusement. Certains se tapent dans les mains, d’autres sirotent des cocktails colorés, tous se laissent emporter par l’engouement de la soirée. Une vraie bande-son de convivialité. Si l’enthousiasme était une drogue, ce bar serait une plantation. Aïe. Coup de frein. Rétropédalage.

Derrière, à une table pour deux, se trouve un couple — ou du moins, à leurs postures symétriques, c’est l’apparence qu’ils renvoient. Ils sont plongés dans leurs téléphones, leurs traits noyés dans la lueur bleutée de l’écran, comme s’ils s’étaient coupés du monde alentour. La femme, vêtue d’une robe trop courte et trop suggestive à mon goût, n’a que faire de l’œil de ceux qui les épient. Moi, par exemple. Le mec, moulé dans un blazer sombre option T-shirt blanc méga décolleté dessous, reste scotché par ce qui défile sur son interface. C’est fascinant, cette propension qu’ont les gens de s’échapper dans le virtuel. Le concret, le contact, les sensations tangibles, quand on est concentré sur ce petit rectangle lumineux, tout disparaît.

Un joli paysage ? Photo panoramique. Un feu d’artifice ? Mode nuit activé. Un coucher de soleil ? Immortalisé avant même d’être pleinement ressenti. La réalité n’a plus d’existence quand on peut en capturer des fragments. De toute façon, sur ma planche, j’ai pas le temps de dégainer l’objectif — encore moins de sortir mon téléphone, qui finirait inévitablement au fond de la flotte. En mer, t’as déjà assez à faire avec les vagues pour t’occuper de ces conneries numériques.

Voilà qu’ils lèvent enfin les yeux de leurs miroirs digitaux. Un peu d’animation. Mouais, fallait s’en douter : mission selfie, moue suggestive et sourire d’usine, le nec plus ultra de la mondanité sociale. Je préfère de loin profiter du moment présent — je veux dire, surtout de ce verre de whisky qui attend d’être rempli. Bon, je vais quand même tempérer ma soif de fuir dans l’alcool. Mais qu’est-ce que je cause moi ? Je ne suis pas mieux loti avec mon fond d’oubli qu’eux avec leur doudou technologique !

Ah… une éclatante anomalie surgit dans mon champ de vision : une fille aux mèches ombrées de bleu et au style vestimentaire tout aussi audacieux que sa chevelure surprenante. Elle slalome entre les clients accoudés pour rejoindre le comptoir. Derrière elle, un jeune élancé à l’allure taciturne, bras entièrement ornés de tatouages colorés, la colle de près.

Je me laisse happer par une réflexion personnelle, nourri par mes envies d’encrage, imaginant les dessins que j’aimerais inscrire sur ma peau. J’en ai déjà plusieurs. La plupart — sobres, subtils, presque des secrets gravés à l’abri des regards — sont disséminés un peu partout sur mon corps : poignet, côtes, clavicule latérale, mollet, mains et, dernièrement, angle de la hanche. Elle aussi arbore une pièce tout en finesse sur cette même zone, une branche stylisée de fleurs, des coquelicots qui courent sous l’os de son bassin. Super sexy et… putain, sérieux ! Mon cerveau me catapulte des flashs érotiques en pleine poire juste à l’évocation d’un bout de chair sur une silhouette des plus délicieuses. Cette fille m’obsède jour et nuit, bon sang !

Revenons à nos moutons… Mon biceps gauche est déjà un terrain d’expression complet, recouvert d’un entrelacs de motifs et de réseaux qui part de mon coude pour s’enrouler dans un enchevêtrement de lignes et de formes fluides. L’idée serait d'étendre le design, de le faire déborder et se fondre vers mon épaule, peut-être même vers mon torse. Une extension naturelle de l’histoire déjà tracée. L’avant-bras aussi reste une page blanche, un champ de possibles qui pourrait bien se remplir. Peut-être qu’un de ces jours, lorsque le dessin ne pourra plus être contenu, ce tatouage se décidera.

Je me demande si, comme elle et moi, et tous ceux qui s’adonnent à ces ornements, cette envie de marquer notre corps n’est pas, au fond, une manière de fixer dans le tangible un besoin plus profond. Une quête silencieuse d’identité, une impulsion de changement, ou alors simplement un hommage au fugitif éclat d’un instant vécu, une tentative de le retenir à tout prix avant qu’il ne s’évanouisse dans les trous noirs de la mémoire. Des mots, des dates, des symboles… Autant de balises muettes dispersées sur ma peau. Rien d’innocent en vérité. Une victoire. Une perte. Un serment. Un rêve abandonné ou en cours de route. Peut-être qu’on tatoue ce qu’on sait condamné à disparaître, faute d'avoir le courage de les laisser partir. Ou bien, ce qu’on espère transmuter en quelque chose capable de résister, malgré l'évidence de l'effondrement.

Isla et Antoine finissent par revenir, essoufflés, transpirants, avec leurs airs d’amoureux transis. Izy, comme d’hab, me lance une pique moqueuse en s’asseyant, pendant qu’Antoine, plus posé, essaye de tempérer la plaisanterie.

— Ouais, on dirait un vieux loup solitaire en dépression, et alors ? je grommelle. J’ai toujours des crocs, je te signale.

Elle éclate de rire en attrapant son cocktail, trop heureuse d’avoir réussi son coup : me faire dégoupiller une minute.

— Vaux mieux ça qu’être amorphe, me signifie-t-elle.

— Si tu le dis...

Mon regard capte le sien filant droit sur ma main, comme attiré par un aimant. Je serre mon whisky un peu trop fort, au point que mes jointures blanchissent sous l’impulsivité du geste. Respire, James. Je me force à détendre les doigts, puis, je fais tournoyer machinalement le liquide ambré, porte le verre à mes lèvres et avale le contenu d’un trait. L’alcool me brûle agréablement la gorge. Tant mieux.

Une promesse est une promesse : pas d’excès ce soir. De base, je ne suis pas venu noyer mon chagrin dans la boisson. Mais, je vais le faire quand même. Je claque un œil sur la table — la carafe est vide. Si je ne veux pas me faire écharper par ma frangine, faut que je parte au ravitaillement. D’eau. Génial. Dilemme : lever ma carcasse ou héler un serveur… Va pour un dégourdissement de jambes.

Une odeur subtile d’agrumes s’immisce dans l’air tandis que je descends les deux marches qui me séparent du coin bar. La structure imposante, néanmoins sobre, dégage une impression nette de sophistication et de modernité. L’habillage en bois noir sculpté crée un contraste saisissant avec le comptoir en zinc poli, cuivré, large et lisse, qui confère au tout une pointe de luxe chaleureuse. Derrière, les étagères assorties alignent des bouteilles présentées avec soin, dressées en mur de liquides scintillants aux nuances ambrées, vertes, cramoisies ou cristallines qui capte et restitue les halos dorés diffusés par des luminaires en verre soufflé, accentuant les lignes épurées et contemporaines du mobilier. Pas une trace, pas une fausse note. Juste cette rigueur furtive qui parle sans mot dire et laisse filtrer une idée : ici, tout est sous contrôle.

L’atmosphère épouse le lieu : orchestrée, conçue dans les moindres détails. Rien de clinquant, de surjoué. Des designs élégants, équilibrés, des matériaux de qualité, une sensation de décontraction et de convivialité imprévue pour un club de nuit où la froideur côtoie souvent l’industriel — comme à Glasgow — ou, au contraire, l’ostentatoire jouxte le baroque ou le tape-à-l’œil — à l’instar des hauts lieux monégasques ou ibiziens, où le luxe débridé se conjugue aux célébrations excessives et à l’illusion de grandeur.

Le Rubis Rose — non, je ne suis définitivement pas fan de l'appellation — fidèle à sa ville, incarne tout aussi bien l’esprit toulousain : des briques foraines, gage d’authenticité, des plafonds décorés de moulures et de corniches, vestiges du passé, des fenêtres à meneaux sur le devant du bâtiment descendant des trois étages supérieurs, sans oublier, l’escalier monumental orné de ferronneries derrière la piste de danse qui, si je ne m’abuse, donne accès à des loges VIP. C’est surement là-bas que se cache la vraie fête, celle où... je mettrai plus les pieds.

J’attends, patiemment, qu’un membre du personnel se libère pour prendre ma commande. Derrière le comptoir, un barman et une barmaid prolongent l’esthétique du lieu, accomplissant leur travail avec une précision artistique. L’une, brune aux cheveux courts, jongle habilement avec les bouteilles. Ses gestes sont fluides, chorégraphiés. Elle sait capter l’attention. Je l’aurais embauchée moi-même. Son collègue, c’est… un autre style. Disons qu’il a pas besoin de shaker pour rameuter les clientes. Plus discret dans les manips, certes, mais son sourire espiègle et son regard enjôleur montre qu’il connaît parfaitement son métier.

La brunette se lance dans une démo de mixologie en préparant deux cocktails aux éclats de rose et de bulle, mélange de vodka, jus d’agrumes, sirop de groseille et tonic. Vu que j’ai rien sur le feu, je me laisse engloutir par le spectacle. Encore une preuve que je suis trop facile à distraire… Elle peaufine la déco en agrémentant les verres à pied d’une rondelle de citron et d’une tige de romarin. Même les boissons respirent le raffinement ici. Intéressant. Est-ce le produit d’une démarche réfléchie ou une simple manie du détail ? Je le saurai probablement si je décide de rencontrer le patron. À suivre.

En tout cas, les deux jeunes femmes qui en profitent semblent ravies. L’une d’elles, trempant ses lèvres dans son verre, pivote la tête dans ma direction. Nos regards se croisent et elle me lance un sourire mutin. Je lui réponds en miroir, la trouvant plutôt agréable dans son genre. Cheveux d’ébène, frange légère, peau hâlée, crop top jaune, jupe courte métallisée, et une attitude résolument assurée. Enjouée. Séduisante. Visiblement intéressée. Merde… Pressentant qu’elle pourrait engager la conversation, je feinte aussitôt, avant qu’elle tente de me piéger dans ses filets. Fuite stratégique. Désolé, ma belle, ça aurait pu, mais ça n’ira pas. Et demain encore moins. Et, si ça ne tenait qu’à moi, plus jamais. Voilà. Maintenant, je vais apprécier ma solitude avec dignité. Je simule une curiosité pour les étiquettes des bouteilles parfaitement rangées, tout en lui tournant calmement le dos.

C’était sans compter sur la force de la détermination. J’ai dit que j’étais attiré par les femmes qui savent se jeter à l’eau ? Bah, je devrais peut-être revoir mes standards. À peine ai-je eu le temps de me détourner que la nana me tapote l’omoplate. J’ai foutrement envie de faire comme si j’avais rien capté, mais sa paume coulisse déjà vers le bas. Eh merde…

La fille, tout sourire, se rapproche plus près. Sa voix sucrée et son accent toulousain glissent dans l’espace entre nous :

— Et si tu venais boire un verre avec nous ?

La pression de ses doigts sur ma peau, cette insistance invisible… je garde mon sang-froid puis me redresse, pivote légèrement, lisse la tension dans mes épaules et esquive un rictus gêné.

— C’est… sympa de proposer. Mais ce soir, je suis pas… trop dans le mood.

Je marque une pause, histoire de donner un peu de poids à mes mots.

— Et qu’est-ce qui chagrine un mec comme toi ?

Elle… Ma trahison… Mes échecs… Mes fantômes… Un bon gros sac de nœuds quoi…

Je jette un regard furtif vers ses lèvres, mais je me ravise aussitôt.

— C’est… compliqué.

Soudain, je m’aperçois que le barman au sourire rieur s’adresse à moi. Merci, putain !

— Une carafe d’eau, s’il te plaît. Température ambiante. Et un Spritz Saint-Germain, merci.

— Ah… remarque une voix mélodieuse à ma gauche. T’es déjà accompagné, on dirait…

Non, mais…

— Ouais, désolé, je voulais pas être impoli.

Elle me glisse un « dommage » avant de tourner les talons, l’air déçu. Pas moi. OK, si, je vais pas mentir, le corps a ses besoins… Le mien est carrément en chien ces temps-ci, mais je suis à la diète. Quant à mon cœur, il a pris un congé sans solde. Je suis une putain de friche émotionnelle, un terrain vague et y’a rien à récolter de ce côté-là.

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