CHAPITRE 3.1 * JAMES * FEU ET GIVRE (réécris)
J.L.C
29.10.22
23 : 00
♪♫ BREAK MY BABY — KALEO ♪♫
Rester ou détaler. Simplissime, en théorie. Une équation de lâche taillée pour des enjeux fantômes. Sauf que là, le dilemme s’incarne en un prénom : Victoria. Je pense à elle sans arrêt. Trop. C’est maladif. Visiblement, j’ai un don douteux pour foncer tête baissée dans des bails sans issue, genre casse-tête gordien sans lame pour couper court. Entre l’orgueil en lambeaux, les nerfs au bord de la rupture et cette obsession sourde de la récupérer, la fuite vient de se tirer une balle dans le pied. Ai-je vraiment envie de me barrer, là ? Pas sûr.
Je racle un fond d’air, tente de ravaler ma connerie. Indigeste, elle plante ses ongles dans ma gorge, la garce. Si quelqu’un tombe sur ma dignité, prière de ne pas me la rendre. Elle me desservait. J’ai honte.
Dès que je replonge dans le chaudron, l’atmosphère m’englue : moiteur huileuse, parfums en duel, pulsations qui tabassent comme un pouls en surchauffe. L’ambiance du lieu a sans aucun doute signé un pacte avec mes pensées poisseuses. Aussitôt que j’en ai l’opportunité, mon regard s’envole vers la mezzanine, l’endroit précis où sa présence avait la densité d’un sortilège. Vide. Forcément. Pas de trace d’elle. Karma pourave ou boussole affective à la dérive, dans tous les cas, me voilà à côté de la plaque. Je serre les dents.
Mon palpitant se ratatine en silence. Je patauge dans une marée tiède d’effluves et de regrets ; mon corps hésite sur quoi exsuder en premier, mes pas rasent les murs, mon esprit patine dans un smog rance de peurs mal cuvées, moitié culpabilité, moitié flippe. De toute façon, jamais je n’oserai me pointer devant elle directement. Pas maintenant. Pas en l’état. Elle mérite mieux qu’un type en kit, monté à l’envers. Non, oublions la charge frontale. Même si, à travers mon casque de suspicion vissé au crâne et mes filtres détraqués et paranos, mes yeux m’ont menti en rejouant à ma sauce la scène du balcon, mon cœur, lui, réclame la méfiance. Il a assez encaissé. Mon instinct aussi me crie demi-tour. Je ne veux surtout pas me jeter dans un guet-apens — pire, dans ses bras pour qu’elle m’achève d’un simple coup d’œil éteint. Pour l’instant, ma mission consiste à la localiser. À distance. Pas d’incursion. Pas d’interaction. Protocole de survie d’un agent double nul en mode reconnaissance passive avec syndrome panique molle. Zéro contact, zéro dégât. Et zéro oxygène, apparemment. J’avance. J’étouffe. Je continue malgré tout.
Je la cherche, bien sûr. Avec méthode. Avec ce besoin irrépressible, ce manque étrange, aigu, de ses prunelles d’ambre dans les miennes. Mon plus grand espoir ? Qu’elle me voie encore. Qu’il reste un éclat de moi quelque part dans sa mémoire. Même flou. Même flétri. Même enfoui sous tous mes foirages.
Je traverse la foule en intrus. Muet comme une faute, élimé jusqu’à l’os, transparent. Chaque pas me dépouille un peu plus, mais mes pompes me ramènent à mon point de départ : l’alcôve. Là où je me suis liquéfié sous mes propres délires. Je devrais y poser une plaque commémorative : « Ci-gît un mec foudroyé par son illusion de maîtrise, dévasté par l’ouragan Victoria. Encore. Et à jamais ».
Installés sur la banquette, Isla et Antoine accueillent mon retour d’un regard appuyé. Pitié, pas de discours creux… Qu’ils me laissent sombrer en paix — j’ai déjà l’océan dans les poumons — et m’accordent le luxe d’un silence sans diagnostic. Je suis trop brisé pour leurs gentillesses maladroites. Un foutu « ça va ? » pourrait me plomber. Heureusement, aucun mot, juste deux paires d’yeux qui matent mon crash de missile détourné. Je m’écroule dans le fauteuil, pile au même angle, au même point de fracture. Acte II du naufrage.
Mon bras agit seul. Vers le goulot de la fidèle bouteille. Vers l’oubli en solde. Le millésime du désespoir dégringole — vulgaire remontant bas de gamme pour l’illusion qu’il est censé soigner, non sa qualité. Dieu me garde de traiter de piquette ce monstre noble qu’est Lagavulin. Pourtant, ce soir, ce feu sacré fait figure d’amuse-gueule face à mon bordel.
Une dose. Puis, une seconde pour bien enfoncer le clou. Le liquide dans ma gorge a perdu toute sa chaleur ; ne reste que la morsure interne, lente et crade. À défaut de solution, ni plan A ni plan B, noyons le problème. À grandes rasades. Whisky à volonté jusqu’à disparition des symptômes — ou du sujet.
Un éclat de rire me vrille l’oreille. Pendant une seconde, j’y crois. Mon cœur part au quart de tour, stupide animal dressé sur une fréquence fatale. Puis non. Pas le bon timbre. Putain, James, décroche un peu. Débranche-la, cette saloperie d’obsession. Pfff, tu parles… t’as déjà rebranché la boisson.
— Eh mec, vas-y mollo, t’as demandé de…
— Ouais, ouais, message reçu, je le coupe avant qu’il n’achève sa phrase.
J’ai noté, lu et relu, poussé le vice jusqu’au post-it frontal. C’est quoi ? Mon quatrième ? Cinquième ? Parfait. Le quota est explosé. La fête est finie.
Suspendues au-dessus de ma nuque pendant que je mate le sol deux minutes, leurs regards m’entaillent en silence. Je les connais trop bien pour feindre de ne pas subir leur poids.
Sans ouvrir plus la bouche, Antoine dégaine un cocktail molotov d’inquiétude et de reproche étouffé, en mode « Tu brûles la corde, vieux ». Izy, quant à elle, m’examine d’une douceur glaciale, à la fois bienveillante et parcimonieuse, de celle qui pardonne à crédit, mais ne liquide jamais la dette. Leur doute perce mon jeu de façade. Mon masque de mec qui gère est fissuré de partout. Encore une fois, je me découvre en pyromane désabusé, m’approchant des flammes à chaque verre avalé. Leur fil de tolérance grésille et j’entends le câble grincer sous la pressi…
Soudain une ovation s’élève dans le club, rompant net le fil de ma branlette mentale. Ah. Génial. Coupure du signal mélancolique. Fin de l’auto-apitoiement.
D’abord des voix, isolées, surexcitées, jaillissent telles des bulles de champagne secouées trop fort. Des cris enthousiasmés et des hourras brouillons retentissent de toutes parts, se chevauchent pêle-mêle. La sono baisse d’un cran — juste assez pour qu’un mouvement commun prenne corps. Je relève la tête : mes yeux savent avant que je l’admette. Le tumulte se condense en un chœur mal accordé, mais incandescent, porté par cette ivresse collective qui chante faux, mais avec les tripes. Puis la ruade. Des sifflements stridents vrillent l’air d’éclats euphoriques. Des salves de paumes déferlent crescendo en une montée orgasmique d’énergie brute, amplifiée par les murs comme une enceinte vivante. Les verres s’entrechoquent en cascade, cliquètent les uns contre les autres, dans des toasts désordonnés. Des rires fusent, des bras s’envolent : la marée sonore colonise tout. Et l’origine du séisme ? Victoria.
Perchée sur l’estrade, reine de la scène, elle devient l’épicentre d’une gravitation hystérique. Parce que c’est son anniversaire, et que toute la salle s’est arrêtée pour la célébrer. Relégué à la périphérie, je ne peux que la contempler. Non, mieux que l’admiration : la prosternation. C’est violent, viscéral. Putain, qu’elle est belle ! Même la lune pâlirait de jalousie devant ce charisme tellurique. Certaines étoiles ne brillent que pour te rappeler que tu es ténèbres…
Elle rayonne sous les feux de la rampe, inondée d’affection et d’adoration. À ses côtés, trois autres filles — pétillantes d’élégance et d’insouciance dans leurs robes coordonnées — rigolent, l’entourent, la câlinent, la portent en triomphe. Un carré de complicité drapé de satin, une sororité qui la hisse au sommet d’une nuit qu’elle ne pourra pas oublier.
Nom de Dieu… Elle me ruine le cortex, me déboulonne les nerfs et me laisse creux et heureux à la fois, comme un junkie flairant sa prochaine ligne. La vue de cette femme siphonne le sang de mon cerveau vers des contrées plus primitives — intelligence out, érection en prime. Les priorités du corps, quoi. Pas glorieux, mais bon… faut bien qu’un bout de mon anatomie trouve encore la vie supportable…
Duel élémentaire sous la peau : brasier au sud, banquise au nord. L’incendie court dans mes veines, l’excitation m’ébouillante à mort, pourtant, en même temps, un givre rampant m’envahit le thorax, me congèle les côtes, me fige sur place. Tout en moi se déchire entre ces deux extrêmes. Le désir me bouffe, ouais, sauf que ce foutu sentiment d’être persona non grata dans ce feu de joie m’achève d’autant plus.
Putain, j’ai tellement envie d’elle que je pourrais — non. Coup de klaxon mental. Dérapage contrôlé dans la cervelle. Pas… ce scénario. J’suis pas un clébard en rut, merde ! Je convoque toute ma volonté — qui se résume à éviter de me ridiculiser en public, surtout que ma psy autoproclamée et son agent infiltré dans la famille me reluquent en coin — pour maintenir la bête sous sédatif. Faut que je relâche la pression, que j’extériorise, que je me… me… rafraîchisse les idées. Juste ça. De l’eau. Un refuge aqueux pour désarmer la fournaise. Un instant d’hydratation et de clarté liquide. Merde… pourquoi y a plus une goutte de flotte sur cette table ?! Le sort s’acharne. Ma jambe trépigne, nerveuse, tandis que mes doigts tapotent un solo de batterie sur mon genou, suppléant à mon immobilité. Tel un ado sous hormones, risible et fébrile, je gigote dans mon siège. Trop de chaleur, trop de manque. Ça suffit. Je dois m’extraire de ce piège. Du mouvement. M’éloigner. Reprendre souffle. En route pour les chiottes, faute de quoi je m’enflamme sur place.
Après une excuse minable baragouinée à ma jumelle et à Antoine, je trace vers les toilettes. En un éclair de fuite, je pousse la porte des sanitaires hommes et file droit sur le robinet. L’eau glacée gicle, m’éclate à la face. Une, deux, trois rafales gelées, pour espérer calmer la tempête. Mes tempes battent, ma poitrine cogne. Mon esprit tourne à cent à l’heure, aucune pensée ne tient l’ancre.
Je fais quoi, bordel ? Je vais la voir ? Je fonce dans le mur ? J’en crève d’envie. D’elle, pas du mur — mais la collision risque d’être la même. Yeux clos, j’empoigne le rebord du lavabo, cramponné à une illusion de stabilité. Non, impossible de prévoir sa réaction — sourire ou crucifixion — et j’ai pas le droit de transformer sa fête en malaise géant ou de planter une crise au milieu des cotillons.
Je tire mon téléphone de ma poche. Par pur réflexe désespéré, je me connecte à son écho numérique : Insta, son nom déjà sous mes pouces. Là, dans la bio : scorpion, 29. Ça correspond. Le 29 octobre. Son anniversaire. Et je le découvre maintenant ? Crétin fini ! La honte… J’ai dévoré son profil un nombre incalculable de fois, stalké ses photos, ses stories, ses playlists, sans jamais remarquer cette putain d’info ! Comment on peut aimer comme ça, à moitié ? Aimer dans le vide ? Aimer sans connaître le b.a-ba, c’est aimer pour soi, pas pour elle. Ça me saute à la gueule. À quoi ça sert de savoir sa date de naissance, au fond ?! Dans mon cas, à me rendre compte que ma sœur m’a entrainé dans une embuscade dorée. La plus belle de toutes, sauf que je ne suis pas prêt.
Ce fragment de vérité, minuscule, mais de plomb, fout en l'air mes certitudes : est-ce que je l’aime vraiment ? Ou c'est juste une obsession de plus ? Une addiction bien habillée ? Putain, ça me ronge de douter ainsi. J’ai besoin de me raccrocher à du solide pas du vent. Pendant des mois, son souvenir m’a hanté, guidé, sauvé. Je l’ai fantasmée, idéalisée, convertie en planche de salut, en étincelle d’espoir, en muraille contre l’abîme. Jusqu’à ce qu’elle devienne plus qu’une ombre croisée. Jusqu’à ce que je la serre contre moi. Jusqu’à cet été. Bref. Intense. Inattendu. Réel.
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