CHAPITRE 3.2 * JAMES * LA FLÈCHE DE CUPIDON (réécris)
J.L.C
29.10.22
23 : 10
♪♫ PLAYA (SAY THAT) — DENNIS LLOYD ♪♫
Tout a commencé sous le soleil implacable de Carcassonne, au cœur de la féria, il y a plus d’un an maintenant. Antoine et moi, on faisait tourner notre marque sur le terrain. Ce jour-là, j’ai craqué pour elle en la voyant de dos, alors que je revenais de ma mission ravitaillement. La fournaise d’août tapait sévère, à peine atténuée par la fraîcheur rugueuse des remparts en pierre qui ceinturaient la cité médiévale. Bouteilles d’eau en main, j’ai été complètement obnubilé par la silhouette d’une jolie blonde campée près de notre stand. À l’instant où mes yeux ont jeté l'ancre sur elle, j’ai cru que j’avais trop forcé sur les échantillons — ou bien, c’était le coup de chaud. Peut-être les deux. Je me suis demandé si les dieux du marketing m’avaient expédié une hallucination sponsorisée pour booster nos ventes. Et puis, j’ai trouvé Cupidon, peinard, accoudé au comptoir, qui me lançait un sourire narquois avant de décocher sa flèche. Le salaud m’a même facturé l’intervention au prix fort — avec supplément obsessionnel. Là, j’ai zappé de boire, de marcher, de penser. J’étais foutu. Les symptômes ne trompaient pas : déshydratation sévère, pouls en déroute, libido en orbite basse, mais intentions hautes.
Avec ses petites fesses que j’imaginais sans mal rebondies, et ses longues jambes biens dessinées, Victoria incarnait le désir à l’état pur : irrésistiblement attirante, appétissante même. Mon cerveau criait danger pendant que mon corps faisait la queue pour le buffet. Devinez qui a gagné.
Elle portait un adorable combi-short en lin couleur crème, à la croisée de l’élégance et de la nonchalance. Une tenue dite « casual » juste pour te vendre que tu peux respirer normalement après l’avoir vue. Un nœud ornementait le creux de son dos nu, appâtant l’attention sur une peau dorée caressée par le soleil. De sa nuque délicate à la ligne de ses reins courrait un tatouage subtil. Matée en une queue de cheval haute et pimpante, sa crinière trahissait déjà sa manie du contrôle, malgré les mèches blondes indociles qui s’en échappaient pour danser dans la brise. Je crevais d’envie de fourrager dans ce torrent d’or et de lumière, de le saisir à pleines mains, et d’embrasser cette fille sans même réclamer son regard. J’ai envisagé le coup du baiser à l’aveugle, à l’intuition. Bien sûr, je n’en ai rien fait. Bah ouais, dans la vraie vie, impossible d’attaquer sans un signe, un feu vert, un truc qui évite de te retrouver au tribunal pour procès pour harcèlement. Sinon, tu finis en Weinstein 2.0. Non merci !
L’œil-loupe sur ses courbes, le cœur battant la chamade, je me suis glissé dans son champ magnétique, façon rôdeur cosmique aussi discret qu’un espion en tongs — en vrai, mon approche était limite, on ne va pas se mentir — pendant qu’elle échangeait avec mon beau-frère. En m’aventurant dans son sillage, un tourbillon de notes aériennes, entre la douceur d’un savon blanc et la fraîcheur pétillante des herbes folles et des agrumes, a trouvé un raccourci jusqu’à mes préférences. Ce souffle olfactif portait un écho familier qui m’a touché au cœur. Un parfum délicat, intime, loin des fragrances capiteuses des femmes fatales, et bien différent des effluves sucrés de pomme ou de barbe à papa prisées des gamines. J’ai adoré.
Parvenu à quelques centimètres derrière elle, j’ai interpellé Antoine. Une phrase en franglais sortie en vrac, un mix approximatif entre du sarcasme à peine camouflé, un aveu déguisé et une boutade de bredouille dont je ne garde qu'un flou artistique. Bref, du grand art — du moins dans ma tête. Une de ces réparties qu’on balance quand on a trop chaud, trop soif, et qu’on vient de se faire foudroyer… J’avais la certitude d’être sur le point de commettre une énorme connerie. La plus belle de toutes.
Malgré la foule qui grouillait de toute part, au son de ma voix, la fille a légèrement sursauté. Quand ses pupilles ont croisé les miennes deux secondes plus tard, elle m’a cloué sur place. Pas besoin de grand discours : elle était magnifique. Pas simplement belle. Hypnotisante.
Des yeux couleur d’ambre tiède, gorgés de feu, ourlés de mystère, de la nuance exacte de mon poison favori, celui que je vends, avale, respire : mon quotidien dans un regard ! J’ai cru à un gag céleste, à une combine du destin bien ficelée pour me transformer en marionnette consentante. J’y ai couru sourire aux lèvres. Mon carburateur venait de se prendre un second uppercut, tapait SOS en morse contre mes côtes, essayait de recoller ses valves en panique, puis, désespéré, a tenté une échappée par la trachée.
Elle m’a dévisagé comme si elle sondait mes profondeurs ou me radiographiait l’âme, comme si je l’intriguais, comme si j’étais un… un dérèglement bienvenu — ou un cauchemar potentiel, l’avenir s’érige en témoin désormais. Flatteur ? Pire. Toxique. Puis, son étonnement s’est teinté d’un sourire discret et une étincelle s’est allumée au fond de ses prunelles. Du désir ? Oh oui, clairement. Un homme capte direct ce genre d’invitation. Mon ego — mon torse aussi, peut-être — s’est regonflé au zénith. Tous mes circuits de mâle primitif ont saturé d’un bloc. Plus rien d’autre ne comptait. Un papillonnement de cils plus tard, je suffoquais sous l’évidence : elle m’a cueilli d’un regard, fracassé, foutu, conquis.
Ses lèvres, pleines et délicates, qu’elle s'humectait distraitement, narguaient la retenue. Elles invoquaient la fièvre, pas la prudence, le goût, pas la distance. J’ai eu envie de les briguer, de les savourer, de les sentir tracer leur chemin torride sur ma peau.
Dans un ballet effervescent, ses iris allumaient des ponts ardents entre ma bouche et mes pupilles. Déconcertée d’être prise en flagrant délit de « reluquage », elle a détourné son attention vers le sol, fuyant la vérité qu’elle venait de m’exposer sans défense. Jolie tentative, mais mon radar était déjà verrouillé. Ultime signature de sa propre flamme ? Un rose incandescent s’est répandu sur ses joues. Voir cette blondinette toute gênée gravait dans l'air la confirmation incontestable d’un regard affamé rivé sur moi, sans détour, sans masque. J’ai encaissé ce bouquet final tel un assaut silencieux qui a fait vibrer chaque fibre de mon être. Le coup de cœur était réciproque : nos envies se mesuraient, je n’étais pas le seul à flamber.
J’en ai profité pour détailler chaque parcelle d’elle. À chacun de ses microgestes, ses créoles dorées dansaient en éclats et le chapeau de paille suspendu à son bras oscillait doucement. Ses doigts serraient un bloc-notes bleu clair contre son buste qui ne cachait en rien son décolleté à l’encolure carré et ses bretelles volantées qui dessinaient l’arc élégant de son port altier. D’ailleurs, sa poitrine paraissait loger deux globes aux dimensions idéales, conforme à mes désirs secrets, taillés pour s’accorder à mes mains avides. Mon imagination a pris la barre et, tapi sous la toile de mon short, mon pote du rez-de-jardin s’est mis à frétiller d’impatience, déjà enchantée — obsédée même — par la promesse d’une conquête.
À ce stade, mes pensées ont commencé à implorer l’univers : faites qu’elle ait un rire insupportable ou une haleine de vestiaire, qu’elle soit bête, ou déjà casée, ou branchée meufs… n’importe quoi, pourvu que le sortilège casse. Se faire envoûter par une sirène ? Cool. Stylé. Compréhensible. Finir à la flotte après, lesté par ses charmes, beaucoup moins. J’attendais le faux pas, le tic révélateur, le détail qui déraille. Évidemment, rien n’est venu saborder mon coup de foudre. Au contraire, il a pris racine lorsque son timbre a séduit jusqu’à mes oreilles.
La jolie blonde a changé de pied d’appui, ouvert puis refermé sa bouche de velours, avec une hésitation capable de déclencher un tsunami hormonal. Après un léger pas en arrière, elle m’a offert un « bonjour » à mi-chemin entre la caresse et le soupir. J’ai décollé direct pour le septième ciel. Même sa voix… un nectar cristallin, genre miel chaud ou vent badin, a carillonné comme un frisson surprise dans mon boxer. Sitôt le mot lâché, elle m’a lancé un commentaire intrigué. Elle croyait déceler un accent particulier dans mon anglais, et s’interrogeait sur mes origines : brumes écossaises ou collines irlandaises ? Comment lui dire... Un père façonné par les vents des Highlands et le goût du malt ; une mère née parmi les faes, bercée par les chants de rébellion et les pièces d'or au pied des arcs-en-ciel. Traduction ? Un cœur qui saoule vite et un ego qui trinque mal.
Voilà le plat principal de notre dialogue inaugural : un déballage insipide sur mes ascendances, ma marque, la fichue météo. Rien de folichon, rien de substantiel. Du blabla d’apéro. Et surtout, après cinq minutes d’échanges, de sourires à fondre les pôles, de regards borderline illégaux, rien sur elle. Absolument aucune info à me mettre sous la dent. Si le sexe de l’âme existait, on venait de se peloter grave. Mais côté concret ? Zéro prise. Son nom ? Aucune foutue idée. Elle m’a tellement torpillé les méninges que j’avais sauté la plus élémentaire des questions. Putain, je ne me suis pas présenté ! Le mec, il vend du whisky haut de gamme, mais il arrive pas aligner trois neurones quand une femme lui fait les yeux doux. Un vrai bleu, du pur génie, un imbécile heureux.
Antoine n’avait pas su m'en dire plus sur son identité ; il avait juste mentionné qu’elle faisait partie du comité d’organisation. Elle aurait pas pu porter un badge, cette légende ? Non. Bah non, trop facile. De toute façon, ma matière grise en fusion pilonnait un seul refrain : « À moi, à moi, à moi… ». Mode homme de Cro-Magnon activé, mission unique : posséder cette blonde incendiaire, la faire mienne, la bouffer du regard, des mains, de partout. Le reste ? Politesses, protocoles, prénoms ? Largués sur le bas-côté. Quel idiot fini ! Mais un idiot qui souriait comme s’il avait gagné le jackpot… sauf que le ticket était anonyme.
Voilà comment j’ai rencontré la femme la plus extraordinaire qui ait jamais croisé ma route. Un ange tombé du ciel. Non, je n’exagère pas du tout. Je l’ai mise dans mon lit — ou plutôt, elle m’a ouvert le sien, avec une innocence et une confiance désarmantes. Mais pas seulement. Elle m’a offert un refuge, un espace où j’ai pu être moi-même, le temps d’une aventure exceptionnelle, pleine de vérité et d’émotions brutes. Dix jours à peine, et cette fille m’a accordé ce qu’aucune autre ne m’a jamais lâché : sa présence vraie, une tendresse rare, et la sensation d’être enfin vu, compris, accepté.
La trentaine me fonce dessus, je traîne des tas de merdes, des démons et des fantômes qui me collent aux basques, gangrènent mon identité, pourrissent l’existence de mon entourage. Sans parler de mes fiançailles pulvérisées par une garce qui m’a quasi planté devant l’autel avec le goût d’un autre au fond de la gorge. En vrai, cette putain d’évidence, planquée derrière des œillères bien calées, enfermée dans la cage de mon ego sourd, torturée par mes doutes corrosifs, je l’ai délibérément ignorée, préférant me bercer de mensonges plutôt que d’affronter ce qui brûlait mes tripes. Parce que je ne suis qu’un lâche, un champion toutes catégories du déni sentimental.
La seule vérité, à cet instant précis, c’est que mon cœur s’est reconstruit — ou pété en mille morceaux — autour de Victoria, il y a déjà plusieurs mois. Quelques jours ont suffi pour que mon existence bascule, que mes convictions se délitent, et que mes désirs inanimés se réinventent. C’est un choc brutal, un seuil franchi, un point de non-retour.
Maintenant, le regret me ronge. Il me rappelle chaque fraction de seconde à quel point je me suis vautré. Je me hais d’avoir sacrifié cette unique chance, cette étincelle qui aurait pu raviver un type qui se laisse crever à petit feu. Un homme capable de respirer sans culpabiliser, d’aimer sans tout foutre en l’air, de bâtir sans démolir, de donner sans se cramer. Hélas, fallait réfléchir avant, espèce de sombre con ! Avant de trahir, avant de dilapider mon cœur au gré des conquêtes, de baiser comme un désaxé en cavale, de souiller la seule femme qui pouvait me tirer des flammes, avant d’injecter encore une fois tout ce poison dans mes veines… Bordel, aucune main ne me relèvera, aucun souffle ne me délivrera, je le sais. Autant me dissoudre dans l’oubli, sombrer dans le silence sans résistance. Je ne suis rien.
Je me hisse avec peine, les paumes écrasées contre la froideur rugueuse du lavabo. Quelqu’un tambourine sur le bois épais du battant dans mon dos, brisant la bulle voilée où je me suis enfermé. Face à moi, mon double dans le miroir ne cache ni le mépris ni la fatigue, un adversaire taciturne et inflexible. Des gouttes ruissellent encore sur mes joues, mes tempes pulsent à vif : je ressemble plus à un gars qui vient d’encaisser un coup qu’à un homme qui s’est passé de l’eau sur le visage. J’expire, effleure mes cheveux mouillés, cherche à y rétablir un semblant d’ordre — dehors du moins. Dedans, le tumulte règne. Victoria s’est emparée de chaque recoin : imprimée dans mon esprit, vibrante sur ma peau, oppressante entre mes côtes.
Un soupir dégonflé et un « putain » mâché entre les dents, aussi futile qu’un cri dans le vide, je finis par m’arracher à mon terrier de solitude. Ouverture brutale de la porte et là devant moi, je tombe sur un couple qui me toise sévèrement, l’air à la fois pressé et complice, manifestement bien décidé à s’installer ici pour leur propre escapade.
Le quickie dans les toilettes, un grand classique des nuits enfumées. J’en connais les gestes, les angles, les silences… Une ancienne mécanique routinière — ou plutôt, à l’échelle de mes regrets, pas si ancienne finalement… Un loquet tiré, des gémissements étouffés — ou pas d’ailleurs — une urgence feinte cachant souvent une crevasse invisible. Un feu de paille sur une banquise intérieure. Sur le coup, ça anesthésie, ça détourne. Mais ensuite ? Reste une saveur râpeuse, une amertume post-coïtale nichée sous la glotte : tu voulais du lien, t’as confondu collision et connexion.
Derrière moi, un claquement sec. La porte ? Ou un corps qui vient d’y être écrasé avec impatience. Allez savoir. L’impact est le même. Et là, flash. Un battant différent, une nuit d’un autre temps. Victoria. Dans les W.C. feutrés d’un bar du quartier Saint-Pierre. Ses paumes plaquées contre le miroir, mon prénom qui rebondissait contre les murs sombres. Une cadence trouvée à l’instinct, précise, sauvage. Ses cris courts, ses fesses qui percutaient mon bassin et mes doigts enfouis dans sa chevelure, penchant sa nuque en arrière pour que ma bouche vagabonde s’égare sur sa peau.
Nom de Dieu… des souvenirs de cette trempe, j’en ai plein les tiroirs… Elle et moi, je… Fichue passoire sentimentale ! Posté dans le couloir étroit qui longe les toilettes du rez-de-chaussée, je remets vaguement ma chemise froissée en place. Des filles me bousculent en gloussant, rient dans mes oreilles, puis un contact équivoque là où il ne devrait pas y en avoir. Sérieux ? Une main au cul ! On m’a pris pour une borne tactile en libre accès. Génial. Je dégage de là en vitesse.
À l’angle, un reflet attire mon regard. Je relève la tête — arrêt sur image. Elle… merde… C’est quoi son blaze, déjà ? Je me rappelle plus volontiers d’un Glenfiddich que d’une nana. Ma hiérarchie affective est clairement maltée : les whiskys haut de gamme d’abord, les prénoms des copines ensuite — ou jamais. Mais elle, je la reconnais sans mal. Queue-de-cheval sombre, un bout de tissu vert pomme collé aux hanches, subtil comme un klaxon dans une cathédrale. Faut le faire. Loucher sur une pote de Victoria sans connecter les points. J’ai zieuté sans scrupule, pas fichu de percuter qu’elle faisait partie du cercle restreint. Erreur de novice. J’avais enclenché le focus charnel aussi, pas la lentille sociale. Belle bourde…
Le regard de la meuf se dilate, son corps se fige. D’un quart de tour nerveux, elle scanne derrière elle, quelqu’un la talon… Attends une seconde… Je me branche sur sa ligne de mire, et là, bam, confirmation visuelle. Une fille de dos en robe fuchsia — Nina, pas de doute possible — pousse sèchement une troisième silhouette devant elle, l’air de rien. Le satin bleu, les escarpins, l’allure… Et ce tatouage sur le mollet. Vi ! Trop tard. Hors de portée, happée par l’autorité tranquille de sa meilleure amie.
Brunette reste là, hésitante, appui flottant, comme si elle marchait sur le fil de son indécision. Un mot ou un virage ? Moi, de même, planté les poings noués, gelé net. Putain, fiasco en approche. Le genre de dérapage qu’on regarde arriver sans frein. Je suis au pied du mur. La prochaine seconde pèse une tonne — faut viser juste. J’ouvre la bouche, elle me supplante :
— Je t’imaginais plus discret pour un revenant, l’Écossais. Tu la cherches, hein ? Dommage, t’es toujours à une longueur derrière. Mais qui sait… un bon sprint, un peu de cran… et t’as peut-être encore une carte à jouer.
Elle pivote sur ses talons, m’abandonnant sur place, le souffle coupé, le cœur tambour battant. Merde et remerde !
Annotations