22 – 1 Tu as vidé mon cœur et créé un pique

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Plus aucune visite de leur part les deux jours suivant. Seuls quelques vêtements posés sur le meuble confirmèrent leur passage. C’est elle qui finit par les dénicher, étant parvenue à faire seule quelques pas dans les couloirs, déphasée après des heures et des heures de sommeil hagard.

Ni se lever ni marcher n’était chose aisée. Elle était belle la combattante, à se tenir comme une petite vieille. Au moins, elle était libérée du portant à poche, retrouvant progressivement le plaisir de manger.

Au détour d’un couloir, elle entendit du monde parler dans une des salles communes, et par la porte ouverte, trouva ce qui ressemblait fortement à une réunion de préparation d’une prochaine sortie, vu les présents. S’y tenait les siens, la plupart présentant plaies et bosses, Simon les côtes et le crâne bandés, ainsi que la plupart des têtes de pont des unités de défense des dragons, dont celui de l’équipe qui avait accueilli John, tous en conciliabule avec le roi et Yahel.

Elle détestait ce genre de réunion, y participait le plus rarement possible, mais ce ne fut pas qu’une envie de distraction qui l’incita à entrer. Une entrée qui ne laissa pas indifférent. Le silence se fit. Elle réagit par un petit signe de tête à l’assemblée en guise de salut, puis à Erwan pour lui dire qu’elle se débrouillait alors qu’il commençait à s’affairer pour lui trouver un siège. Elle alla s’asseoir sur une table vide contre le mur, la hauteur parfaite.

Ils la regardèrent tous, assise là, enveloppée dans ce châle, sa main droite disparue en dessous pour s’agripper à son flanc, puis ils reprirent. Ils se penchèrent tous à nouveau sur une grande carte trônant sur les tables rassemblées. Simon, Yahel et d’autres à l’esprit stratège palabrèrent un moment, le roi les écoutant attentivement.

— Nous sommes tous d’accord ? finit-il par conclure. Alors vous enverrez des groupes en surveillance aux endroits que nous avons indiqués. Simon, même discours qu’à Tara. Que votre équipe se remette, et vous serez réassignés.

Tara se leva. Pas parce qu’on avait cité son nom. Elle voulait voir cette carte. Ils s’écartèrent pour la laisser passer.

Sur la gauche, des croix rouges formant une ligne distordue, avec en face quelques croix bleues. Elle ignora les nombreux petits points noirs sur le reste de la carte, reliés entre eux de différentes manières.

Sans lâcher son flanc, elle suivit cette ligne pourpre de la main.

Une frontière, voilà ce qu’elle vit.

Échec au roi.

— Tu as tout compris. Ce sont les emplacements des conflits entre vous et ces gens en combinaison noire.

Elle le fixa droit dans les yeux.

— Dis-moi où attaquer, et je le ferai.

Simon se redressait déjà, mais Yahel craignait que ce ne soit pas pour la contredire. Elle n’ignorait pas que lui et Tara travaillaient ensemble. Ils en avaient discuté tous les deux, alors qu’ils grignotaient des marrons grillés autour du feu un soir de mission. Elle lui avait avoué espérer qu’il ne pensait pas qu’elle voulait prendre ta place. Ce n’était absolument pas ce qu’elle cherchait.

— Nous avons besoin de toi. Tu es capable de penser le combat, d’avoir une tactique, ce dont je suis incapable.

— Et toi tu as ce truc en toi, qui nous entraîne et nous pousse en avant, qui nous oblige à aller jusqu’au bout s’il le faut.

— Oui, mais j’ai tendance à foncer sans réfléchir, et j’ignore pourquoi les autres me suivent. C’est irrationnel et dangereux, même pour moi.

— Rassure-toi, je veille. Alors oublie ce vieux mode de pensée et bossons ensemble.

Ce soir-là, ils avaient conclu en trinquant ensemble.

Le roi lui répondit, net et catégorique.

— Non.

— Ils sont dangereux, on ne peut pas les laisser et tu le sais. Dis-moi où attaquer et je le ferai.

— Tara, si tu retournes là-bas, ils vont te tuer.

— Parce que tu crois qu’ils m’auront comme ça ? Ils devront compter leurs morts avant de m’avoir. Et qu’ils me prennent pour cible, ils nous faciliteront la tâche. Nous n’aurons plus qu’à les faire tomber les uns après les autres comme des mouches.

Yahel intervint.

— Et la vie des membres de ton équipe, tu y penses ? Tu les sais capable de te suivre à tout prix.

Tara la regarda à peine.

— Ils savent tout comme moi à quoi ils se sont engagés. Ils en connaissent le prix à payer. Et pourquoi.

Elle se concentra à nouveau sur le roi.

— Dis-moi où att…

— Assez !

Le lion était en colère.

— Mahdi, tu ne peux pas m’obliger à reculer maintenant, pas alors que nous avons tant donné pour les écarter et les éliminer. Pas alors que je les ai traqués tout ce temps, même au cœur de l’hiver glacé à en faire saigner ma chair.

— C’est terminé. La décision est prise.

— Non. Tu fais erreur, et tu le sais. Ils sont un obstacle au monde que tu veux construire. La preuve en est là.

Elle désigna du doigt la ligne de croix rouges.

— Ils ont créé une frontière entre eux et nous. Toi qui voulais un monde sans frontière entre les hommes, tu attends quoi, qu’ils nous attaquent et nous envahissent ?

— Tara, tu ne sais pas tout. Cette frontière est là depuis un moment. Nous aurions dû le voir venir. Tous ces contacts perdus dans les mois suivant l’effondrement, ceux qui n’en sont pas revenus… Face au chaos, cela ne nous avait pas surpris et nous n’avons pas perçu la zone blanche. Maintenant, nous savons. Il nous revient d’agir en conséquence, et avec raison et prudence. Toi, ce que tu veux, c’est une guerre. C’est hors de question.

— La guerre ? Mais nous y sommes déjà.

— N’est-ce pas plutôt parce que tu as pris goût au sang ?

Elle secoua la tête.

— Et qu’en est-il des personnes qui vivent derrière cette ligne, tu comptes les abandonner ? Dis-moi, combien de ces gens avons-nous libéré de leur joug ? Combien en avons-nous sauvé ? Des centaines, au moins. Sans parler de tous ceux-là ! ajouta-t-elle en plaquant sa main bardée de métal du côté des nombreux points noirs. Qui n’est pas d’accord avec ça ? interpella-t-elle à la ronde.

Jusqu’ici, personne n’avait osé intervenir, laissant ces deux êtres dans leur duel. Ils avaient bien leur mot à dire, pourtant.

— Alors, vous tous, qu’attendez-vous pour intervenir ? N’avez-vous rien à dire ? Simon !

— Tara, je… Nous en avons déjà parlé avant ton arrivée. Tu ne sais pas tout. Nous manquons encore trop d’informations pour prévoir une offensive. Mahdi n’a pas tort, mais… si tu penses que…

— Il y a d’autres méthodes, coupa Mahdi, c’est celles-là que nous essaierons, comme convenu. Et Tara, je te l’ai déjà dit, tu ne peux pas sauver tout le monde.

Elle plissa les yeux. Elle s’accrochait toujours à son flanc, mais c’était comme si elle avait pris de la hauteur, son regard intense contrastant avec la pâleur de son visage et les cernes sous ses yeux. Elle fixa plus attentivement la carte, comme pour la mémoriser. Le roi la replia sous son nez. Elle le laissa faire sans rien dire.

— Désormais, nous surveillerons uniquement cette ligne de démarcation, vérifiant qu’ils ne la traversent pas pour nous attaquer. Et hors de question de les provoquer, encore moins d’aller les chercher de l’autre côté. Les combats contre eux, c’est terminé. Est-ce clair ?

Il s’était adressé à tous, mais elle se savait la cible principale de ces paroles. Elle garda les yeux rivés dans les siens. Un regard dur et froid, qu’elle n’avait jamais eu envers lui.

Pour la première fois, le dragon défiait le lion.

Elle finit par sortir, sans un mot.

Yahel n’y vit pas une capitulation, mais un pur dédain. Elle échangea un regard avec Mahdi.

Le soir-même ou le lendemain, alors que ses paupières s’obstinaient à rester closes, la tête de lit produisit ce clac signalant l’enclenchement de son mécanisme. Elle ne fut donc pas surprise lorsqu’elle s’abaissa, très lentement. Cela n’empêcha pas sa blessure de protester le temps de la manœuvre, ravivant la douleur restée jusqu’ici toile de fond des plus agaçantes. Puis, une fois complètement à plat, une sensation de fraîcheur sur sa peau, très vite effacée, se sentant au final comme ce bébé que l’on maintient à la surface de l’eau, l’image même de la béatitude confiante, baignant dans un bien-être infini. Comment ? Difficile à dire, ne restant que des bribes de rêve ou de souvenir, peut-être un peu des deux.

En reprenant conscience, elle reconnut l’odeur de plantes de ce produit sur sa peau, imprégnant jusqu’à sa couverture si cruellement douce qu’elle en ramena le bord jusqu’à son nez, restant le museau caché dessous. Rien de plus tentateur pour rester plonger au fond de son lit. Elle reconnaissait là les effets de son massage et du soin qu’il utilisait, un soin qui n’avait pas servi depuis plus d’un an. Plus de courbatures, les muscles relaxés. Il ne restait que la douleur de sa blessure, atténuée mais toujours présente. Il fallait pourtant qu’elle se lève, contrainte par un besoin physiologique, et trop fière pour utiliser un bassin, alors que les effets du soin la poussaient déjà irrésistiblement vers le sommeil, étrange contradiction de dame nature. Quoique elle ne dût pas être la seule en cause. Elle gardait un œil soupçonneux sur les petits cachets contre la douleur qu’on lui avait prescris avec sa nourriture. Elle finissait pourtant par les avaler. À chaque fois, maudissant sa faiblesse.

Elle s’extirpa péniblement du lit.

D’autres habits sur le meuble. Mais une chose manquait.

Le harnais. Vide.

Et bien entendue, elle n’était pas en état de régler cela maintenant. Même si le produit avait déjà fait preuve de ses bienfaits, son corps lui criait que ce n’était pas le moment. Pas encore. Pas maintenant. Elle alla se soulager tout en attrapant des petits pains fourrés posées là, puis elle retourna s’engouffrer dans la chaleur du lit.

Ce n’était que partie remise.

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