30 – Mes espoirs s’effondrent, je détruis mon épave

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Après avoir vomi un flot de parole dont elle ne gardait aucun souvenir, elle ne prononça plus un mot, et aima ce mutisme, son propre silence. Elle s’y réfugia, leur renia toute réponse, leur imposa l’échec. De toute manière, elle ne comprenait plus rien à ce qui se passait, à ce qui lui arrivait. Lui faisait-on avaler de l’eau ou la gavait-on à de rares occasions d’une espèce de bouillie infâme, insipide ? Pas une bonne idée. Avec son petit traitement, elle le gardait rarement, sentait à peine la brûlure acide de chaque régurgitation, ni le liquide s’échappant, vidant ses intestins. Sombrant trop souvent dans un état de demi-conscience, tout s’embrouillait. Combien de jours, combien de nuits, où, quand ? Plus capable de penser, d’aligner deux mots dans sa tête, le monde oscillait du noir complet à un kaléidoscope improbable, l’embarquant dans un voyage entre délires et souvenirs, la raison s’éloignant, l’esprit chavirant dans la folie.

La majorité du temps, on la rejetait dans sa geôle, la laissant un temps infini à pourrir dans sa propre crasse. Les pointes de paille agressaient sa peau. Les chaînes lourdes, si lourdes, enfonçaient, abîmaient ses chairs. Jusqu’à ce qu’on vienne la chercher, lui offrant le malheur d’une douche glacée, la laissant des heures, des jours, gisante à même le sol, ce sol dur, inconfortable. Cela annonçait toujours la même suite : pendue dans cette pièce, son corps étiré, les morsures des entraves de métal sur ses poignets, à attendre le bon vouloir de son bourreau se faisant désirer, l’attente bien plus importante que les joies des pluies de coup, éclats électriques, lacérations ou étouffements. Ne manquait plus que le viol, apparemment pas prévu au programme. Même lorsque deux geôliers un peu plus entreprenants voulurent faire preuve d’initiative, avant que son fessier ne se dégrade encore.

— Là, il est à point. Qu’est-ce que t’en penses, s’était exclamé l’un alors qu’une tape claquant sur sa fesse la ramena dans son corps trempé, étendu sur le sol lisse comme de la faïence, les croûtes de ses lèvres buvant cette eau goût de sang. Après, elle sera trop maigre.

— Mouais. Tant qu’elle est moins crade aussi. Puisque tu préfères, moi par le haut, toi par en bas.

Elle fut saisie par les cheveux, soulevée à les lui arracher, tirée par le bassin de l’autre côté.

— Tu vas voir ce que c’est un vrai lion, sale pute !

Comme c’est surfait. Ce sombre crétin serait déçu, s’il savait. J’ai eu bien plus d’amants que le roi ne l’a été pour moi.

Elle connaissait la suite du scénario. Un autre salopard l’y avait initié quelques années auparavant. Elle n’était surprise que du fait qu’ils n’en aient pas profité avant. Ils étaient si nombreux dans cette belle civilisation, par-delà toute frontière, à avoir été élevé dans ce diktat, cette obligation, cette évidence du corps offert d’une femme, simple jouet à manipuler, à utiliser quand et comme bon vous semble, car c’est vous les plus dominants, c’est vous le sexe fort, soyez un homme. Pas intéressant, cette histoire. Déjà vu.

— Messieurs ! clama une autre voix d’homme, son bourreau en personne. Vous venez de gagner une mutation inopinée à effet immédiat !

Moult protestations, alors qu’au fond de sa conscience, elle riait, partageait cette blague avec Erwan, tous deux se moquant de ces salauds qui n’ont pas eu le temps d’entamer grand-chose, à peine celui de frotter leur sexe à son corps gelé pour l’échauffer. Ils devisaient en cœur de l’ambivalence, des contradictions de ce pays, de ce tortionnaire qui la sauve d’un viol en s’excusant de leur mauvais comportement, strictement interdit, inadmissible dans une civilisation digne de ce nom, gravement punissable, qu’elle le mérite ou pas. Erwan qui, après son malheur, s’était presque rendu malade d’inquiétude pour elle. Ce malheur dont elle fuyait encore trop souvent le mot. Ce malheur qui laisse une marque indélébile en vous, et vous change à jamais, malgré vous. Quelle ironie. Dans leurs rues, ce n’est pas le viol qu’elle aurait risqué. Sans être connue comme le soldat dragon, c’est en toute sécurité qu’en tant que femme, elle aurait pu les arpenter. Cruel rappel que même dans ce pays maudit, tout n’était pas mauvais.

Et puis, un viol, au milieu du reste… Pourquoi m’en protéger, alors qu’ils me tuent ?

— Mmh… Tu ne t’es même pas défendue. Cela me surprend de ta part, s’étonna son bourreau.

Même si elle l’avait voulu, qu’aurait-elle pu faire, son corps tétanisé, incapable de répondre, de réagir, aussi raide que du bois. Ni vivante, ni morte, elle ne sentait plus rien, ni soif, ni faim, ni chaud, ni froid. Quoique elle n’aurait pas parié sur la réaction de sa mâchoire si un de ses geôliers avait réussi à y faire rentrer son précieux appendice.

— Oui, c’est vrai, elle ne dit plus grand-chose non plus, ces jours-ci, continua-t-il après un moment de silence. Mais non, je ne te la donnerai pas tout de suite. Je la garde encore. Cependant, tu peux rester jouer avec moi, si tu veux.

Il semblait parler à quelqu’un d’autre. Elle avait sûrement encore décroché dans un ailleurs aux hospices plus avenants, car à part une odeur effroyablement immonde, pas le moindre autre son de voix. Était-ce le fruit de tous ces mauvais traitements, son corps nu habitué à subir sans cesse mille assauts cruels ? L’effet de drogues quelconques ? Ou avaient-ils déjà réussi à briser quelque chose en elle ? Même ses questions, elle ne les entendait plus. Le cerveau déconnecté, éteint, la dissociait de cette réalité sordide, le voile se déchirait à de rares occasions. La douleur était là. Loin, mais toujours là. Son supplice s’éternisait. Elle ne voulait plus avoir mal. Même les visites de la femme, qu’elle estimait régulière, matin ou soir, ou les deux selon son état. Comment affirmer qu’elle n’en ratait pas ?

Et puis, finalement, le silence la servait encore. Il y voyait une technique pour ne pas céder. Elle n’allait pas lui donner tort.

Il l’accrocha à son joug, puis disparut. Elle était restée longtemps à agoniser seule, à attendre. Elle pensait être seule, quand un doute l’assaillit, sans pouvoir expliquer pourquoi. Une odeur envahissante, entêtante, submergea l’espace. Une odeur de vase, d’égout, pestilentielle. Son estomac trouva là encore l’occasion de régurgiter ce qu’on y avait gavé. Le mélange d’odeur prolongea ce supplice impromptu.

Un mal de tête s’ajouta à la fête, lui fit soupçonner être le jouet d’une nouvelle hallucination. Elle préféra replonger dans ses propres divagations, revivant sans fin les meilleurs moments de ces dix années, même pas le quart de sa vie, tous ces instants de joie simple, et pourtant si intenses qu’ils en effaçaient le reste. Mahdi l’entraînant au combat. Mahdi lui offrant son bâton de combat. Mahdi la prenant contre elle, peau à peau, leurs corps nus s’épousant en cuillère tendre. Mahdi la couvrant de son corps puissant, couverture à chaleur humaine. Mahdi et ses histoires. Mahdi l’emmenant dans la forêt. Sa chère forêt.

Pourquoi toujours toi ? Et Yahel alors, venant dormir sous ma couverture les nuits d’hiver, pour nous tenir chaud, nous deux riant comme des gamines quand elle finissait par terre. Mathilde, la bienveillance personnifiée, posant une main discrète mais d’une solidité rassurante sur votre épaule, retenant votre âme risquant d’exploser, elle que la vie n’a pas épargnée non plus. Yacine sidéré, ébahi, ahuri jusqu’au ciel, alors que son enfant, ce petit bébé nouveau né, tenait si petit dans ses deux mains jointes, ses deux grandes paluches comme il les appelait. Simon flippant à dormir comme un mort, la tête rejetée en arrière, bouche grande ouvert. Nos bouteilles de bière s’entrechoquant à la lumière du feu de camp, scellant notre profonde amitié. Yahel qui m’aide à me changer quand je suis blessée, exténuée, qui m’apporte à manger, qui veille sur moi, mon ange-gardien. Yahel collant son front contre le mien, me tenant fermement, m’ordonnant, me suppliant de revenir. Yahel effrayée, choquée, pleurant dans les bras de Mahdi la réconfortant comme il peut. Mahdi qui prend soin de mon corps, qui le lave, qui le masse, qui le guérit comme j’aime à le croire, qui le réchauffe, qui éveille mon désir. Mahdi gardant ses beaux yeux léonins braqués dans les miens, m’affirmant sans jamais faillir ses espoirs, ses croyances en ma ténacité, en ma force.

Encore toi…

C’est long, si long…

Emmène-moi…

Ce jour-là, ou cette nuit-là, elle se retrouva entièrement nue, bringuebalée sous le jet d’eau froide, retournée comme un sac.

— Allez, faut te faire belle. Tout le monde t’attend.

On la mit assise sur une chaise, la soutenant pour qu’elle ne tombe pas, le temps de lui enfiler un vague pantalon au tissu rêche, et de la recouvrir en haut avec un autre morceau informe de composition identique.

Jeu des chaînes pour qu’elle reste là. Elle eut le temps de sécher un peu et de refroidir.

On finit par venir la prendre, l’emportant à travers un long couloir qui n’en finissait pas. Un moment, elle sentit quelque chose venant frôler son visage, remuer ses cheveux.

De l’air ?

Du vent !

Il est froid, mais qu’importe. Je suis dehors.

Cela la réveilla un peu. Elle tenta même par réflexe de poser ses pieds nus sur… Quoi ? Des graviers ?

On la fit monter. Des escaliers ?

Au fur et à mesure, un brouhaha lointain s’intensifia.

On dirait qu’il y a du monde.

— Ah, la voilà. Mesdames et messieurs, comme promis, après avoir eu le roi, je vous amène son soldat des plus émérites.

— Assassin !

— Meurtrière.

— Démon, tuez-la !

— C’est la pute au lion !

Je vois.

Je suis attendue… Évident. Et il était temps, devrais-je dire.

Tu n’as pas voulu être seul pour savourer ce moment. Et bien soit…

Elle leva son visage au milieu des éclats de voix et des cris de la foule.

Je me demande juste s’il fait gris ou si le soleil me regarde… De la neige, peut-être…

Étrange, tout de même. C’est un destin que je pensais t’être destiné, et finalement, c’est moi qui me retrouve à ta place. Au moins, je n’aurais plus mal.

— Oui, c’est ça, amenez-la par ici.

Elle n’écouta pas vraiment son discours. Il devait être des plus banals, inepte au possible.

— … Et comme vous allez le voir, il est réellement marqué du sceau de l’infamie, gravé sur sa peau…

Il était tout près. Son bourreau. Il déchira le morceau de tissu la recouvrant. Le vent frôla le haut de son corps.

— Là-devant, regardez… Vous pouvez zoomer, c’est bien.

Nouvelle hausse des exclamations de la foule.

— Retournez-la.

Les mains serrant ses bras de chaque côté lui firent faire demi-tour.

— Et voilà le meilleur.

Ils l’obligèrent à courber la tête. Il repoussa ses cheveux emmêlés de la main.

— Oh… Et puis, cela va gêner…

Bruit du fer sorti de sa gangue. Ses cheveux entortillés vers le haut, un coup sec, deux, trois… Tout se relâcha, quelques pointes de mèches venant chatouiller son visage, le vent glacer mordant sa nuque.

Pas très efficace. Ne fais pas la même chose avec ma tête ! Ça risque d’être long.

— Allons, allons. Mesdames, messieurs, calmez-vous. Devant vous aujourd’hui, je vais le faire disparaître. Et vos frères et sœurs, vos fils et vos filles, vos parents et amis morts au combat, tués de ses mains, seront vengés. En exclusivité pour vous, et en direct pour nos concitoyens.

Elle rit intérieurement. À quel point en sont-ils pour pratiquer un équivalent des jeux du cirque ? De quoi les détourne-t-il ?

— Mettez-la en position.

Après avoir séparé les chaînes entre ses mains et ses pieds, de fortes pressions sur ses bras, second demi-tour, avancer un peu… Puis une main appuyant sur sa tête, alors qu’on poussait sur l’arrière de ses jambes.

— À genou ! lui dit un de ses geôliers.

Hein ? Mais non, mais… Ils ont oublié que mes jambes sont un peu mal en point ou quoi ? Rahh, ça fait mal !

Elle serra les dents au maximum, tentant de réprimer un râle de douleur, le temps de parvenir à plier les genoux. Les attelles avaient disparu depuis longtemps, fracassées durant les séances infernales, mais la souffrance les remplaçait à la perfection. Vu la motivation de ses aides, ils arrivèrent au but, assez brusquement, son genou gauche brassant du verre pilé. Dans le même temps, ils avaient modifié leur façon de lui tenir les bras. Elle ne put que suivre le mouvement.

— Baisse-là.

Elle se retrouva ainsi, le nez presque à ras du sol, les bras tendus, maintenus, fermement tirés de chaque côté vers l’arrière.

Position bien humiliante… Pour faire quoi, d’ailleurs ? Comment vont-ils s’y prendre ?

Alors qu’un silence relatif s’installait, le vent glacé la fit frissonner. Elle ressentit comme une chaleur inconnue qui se rapprochait d’elle. Un chuintement l’accompagnait.

— On dirait que tu as froid…

Je n’aime pas le ton qu’il utilise. Qu’est-ce qu’il prépare ?

Elle essaya de se redresser, de tourner son visage dans sa direction, bien qu’elle ne puisse pas le voir. En vain, bien sûr.

— Ne t’inquiète pas, je vais te réchauffer un peu.

Pas bon, pas bon ! Il fait quoi là ?

Son cœur battit plus fort, alors que la source de chaleur se rapprochait dangereusement. Elle tenta de se débattre plus fortement, sérieusement, un mauvais pressentiment déclenchant un regain d’énergie.

Sur le haut de son dos.

Chaud.

Brûlant.

Fer rouge.

Passant sur sa peau. Consumant sa peau. Lui arrachant sa peau…

Sa respiration se bloqua. Son cœur. Sa bouche, fermée au départ, dents serrées, dut pourtant s’ouvrir de plus en plus, cédant sous la pression de forceps invisibles.

Plus qu’une pensée : fuir. Fuir le feu.

Impossible. Ceux qui la maintenaient étaient inflexibles, pressant ses bras à les broyer. Elle le sentit à peine. Le feu était sur son dos, ravageant tout le haut de son dos, faisant rougir et fondre les quelques rares morceaux de métal restant de l’articulation de son bras et de son omoplate gauche.

La gorge aussi lui brûla, le nez, son estomac retourné, n’y sortant que de la bave et de la bile.

Est-ce moi qui crie comme ça ?

Un cri, un hurlement, long, rauque au départ, montant crescendo face à cette souffrance qui ne cessait pas.

Douleur impossible, impensable, inconcevable…

La flamme se promena à droite, à gauche, dessina des arrondis, un peu plus droit ensuite, remonta, descendit…

Le cri se transforma en hoquets pathétiques, misérables. Elle toussa, cracha, bava encore.

La flamme avait fini sa funeste balade. Elle mit un temps à le réaliser. La douleur, elle, toujours présente, toujours aussi intense, insupportable.

Une main attrapa son crâne, saisi, s’agrippa à ses cheveux, la tira vers le haut pour la redresser, la relevant brusquement, presque à l’en mettre debout. Presque. Ils la gardèrent ainsi maintenue, et tant pis si son crâne cède.

Elle voulait juste avoir de l’air… ou que tout s’arrête.

Mais non. Pas le temps de respirer. La flamme revint sur le haut de son torse, serpenta, ravagea cruellement la peau entre son cou et ses seins.

Nouvelle énergie sortie du néant, devenant crie, hurlement.

Elle n’entendait plus rien.

Plus rien ne la maintenait.

Ses jambes la trahirent. Elle atterrit sur ses genoux, qui crièrent à leur tour. Elle se demanda comment elle pouvait encore éprouver leur mal, la douleur de son corps se consumant si envahissante.

Un instant plus tard, un de ses genoux céda. Elle bascula sur le côté.

Elle ne contrôla rien. Il n’y avait rien à contrôler.

Silence de mort. Ton solennel.

— Vous venez d’assister à la chute du dragon…

Clameurs, vivats, applaudissements, alors qu’elle agonisait, échouée à terre, bavant, étouffant sur place.

Comme j’ai pitié de vous. Que vous n’ayez jamais conscience de votre folie.

Il s’abaissa, se rapprocha tout près d’elle.

— Un petit mot pour l’assemblée ? Allez, je sais que tu peux être plus bavarde que cela…

Elle étira le cou, tendant lamentablement son visage vers l’endroit d’où provenait sa voix. Elle chercha jusqu’au fonds de ses tripes, lui cracha son poids noir, réveillé, bien vivace.

— Crèèèève !

Un mot. Une voix d’outre-tombe qui résonna sur la foule.

— Oh, pardonnez-la. C’est l’émotion.

Il vint écraser sa joue avec la semelle de sa chaussure, la rabattant à terre.

— Ah, j’ai oublié quelque chose.

La flamme mordit une dernière fois, rouge sang, coupa la patte du dragon qui avait agrippé son cou toutes ces années.

Le rouge tourna noir.

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