40 – 1 Mes cauchemars faits sur mesure

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Il fut décidé d’un commun accord que Tara accompagnerait Simon et son équipe jusqu’à un camp de transit proche de la frontière.

— Tu sais que cela me fera du bien de m’éloigner un moment d’ici. J’ai besoin de voyager, de retrouver la nature.

Et autre chose…

— Et juste avant la fin de l’été, ça me fera des vacances.

— Et rassure-toi, ajouta Simon. Elle sera avec moi, je m’occuperais d’elle. Je te promets de garder un œil sur elle à ta place.

Yahel la laissa partir. Enfin, elle put respirer un peu, profitant même de faire une partie du trajet en moto. Ce n’était pas son amie qui la dérangeait, au contraire. S’il lui avait été possible de participer au voyage, elle en aurait été la première ravie. Se retrouver à moto au dos de Yahel, comme au tout début… Cela remontait à si loin… Non, c’était cette communauté qu’elle était heureuse de quitter un temps. L’atmosphère, l’ambiance… Rien d’inquiétant ou de dangereux, mais à long terme… Et l’hypocrisie, elle ne supportait pas !

— Simon, tu viens de faire mon bonheur.

C’est lui qui avait joué les pilotes. Elle ne souriait toujours pas, mais il remarqua bien son visage plus apaisé et détendu. À l’arrivée, des préparatifs étaient en cours. Élie abandonna ce qu’il était en train de faire pour venir l’accueillir en personne.

— Dis-moi, c’est du lourd !

— Yes ! Comme on est chaque jour plus nombreux, on avance bien. On arrive à leur reprendre des villes entières.

Elle ne put s’empêcher de noter la marque sur son front, ainsi que le bandage sur son bras.

— Fais attention à toi, ou je vais avoir ta mère sur le dos, dit-elle doucement.

Cela le fit rire.

Sous une des tentes, ils lui avaient réservé un espace pour la nuit, séparé par un voile. Ce premier matin, elle le repoussa, les rejoignit autour du rata. Elle leur fit un petit signe en guise de salut. Ils la regardèrent s’installer en silence. Élie lui tendit une gamelle et du pain. Elle commença à manger.

— Reprenez votre conversation, ne vous gênez pas pour moi.

Ils restèrent muets.

— Qu’est-ce qui se passe ? Vous en faites une tête. Je me suis levée trop tard, C’est ça ? Je sais, désolée.

— Non, c’est juste… dit enfin Simon, l’air gêné. Tout va bien ?

— Oui, pourquoi ? rétorqua-t-elle d’un ton naïf.

— Tara, si jamais tu as besoin de… si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais que je suis là.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle aurait dû s’en douter que cela pouvait poser problème. Dans ce camp temporaire, impossible de dormir seule dans une chambre isolée, sans personne autour. Ils l’avaient forcément entendue.

D’ailleurs, j’ai bon dos de reprocher l’hypocrisie régnante dans ma communauté d’accueil. À ma façon aussi, je joue les hypocrites. Mais que peuvent-ils y faire ? Des cauchemars, j’ai déjà eu des raisons d’en avoir, et j’ai toujours réussi à m’en débarrasser, avec ou sans aide. C’est jusque que là… Adama elle-même a tout essayé, mais rien n’y a fait.

— Une fois que j’aurais fini ça, dit-elle en avalant une bouchée de son déjeuner, c’est mon dos qui va avoir besoin de toi.

Résignés, les hommes échangèrent un regard entendu. Ils ne pouvaient la forcer à parler.

Elle resta au camp, put suivre les événements depuis un poste de contrôle avec caméras et contact radio. Il était moins risqué de le faire d’ici en direct que de la communauté. Elle le savait, même si c’était vraiment frustrant, se sachant d’autant plus près. Mais quelque part, c’était toujours mieux que rien.

Oui, jamais elle n’avait été aussi proche, depuis. Dans les moments de calme, elle partait en exploration dans les environs, en profitant pour ramener plantes comestibles, fruits sauvages et petit gibier trouvés dans la campagne, sa petite contribution à l’accueil que ses compagnons lui accordaient. Cela lui rappelait les temps où elle-même partait en mission.

Ils lui avaient indiqué les caméras à éviter autour camp et les limites à ne pas dépasser.

— Si jamais ils parviennent à se connecter à nos caméras, ils ne te verront pas, et ne saurons pas non plus que c’est toi derrière l’œil de la caméra. Tu n’es qu’un code parmi les autres.

Soudain, son sang s’était glacé.

— Mais… Simon, toi aussi, ils te recherchent. Je me rappelle les avoir entendus.

— Je sais, la rassura-t-il, rétorquant d’un grand sourire malicieux. Je me suis vu sur leurs murs. Je dois pas valoir assez pour être dénoncé… Et puis, en tant qu’ange-gardien, cela fait longtemps que je ne vais plus en première ligne.

Elle ne doutait pas que sa vision apparaisse parfois sur les écrans, surtout sur un en particulier. Son ange-gardien attitrée, restée à des centaines de kilomètres de là, bourrée d’inquiétude, se connectait sûrement plus d’une fois. Quant à ces limites, elle s’y arrêtait souvent, restant un long moment les yeux rivés dans cette direction interdite.

Un des combats fut rude, très rude. Un des plus éprouvants qu’a eu Élie et ses jeunes compagnons. Encore une génération de chair à canon volontaire, prête à mourir dans la fange baignée de leur sang pour la bonne cause.

Elle laissa Simon et les autres diriger les opérations, écouta, suivit en direct toute l’action. Elle se permit de transmettre, mais uniquement des encouragements, des mots pour les pousser toujours plus loin. Pour vaincre.

Je tremble… Est-ce de peur ou de frustration ?

— Allez, relève-toi !

Une victoire, oui. Mais une de plus qui coûta bien cher.

Elle assista à leur retour, exténués, certains portant encore des traces du sang de leurs ennemis, d’autres le leur ou celui des leurs, pour tous un sentiment de perte au souvenir de leurs amis tombés. Élie sortit d’un des camions, portant son chien ami fidèle, soutien inconditionnel, dans ses bras. Tara saisit la situation, fonça comme elle put dans le camion infirmerie, posa une couverture au sol. Il le plaça délicatement dessus.

L’œil de Tara ne lui annonçait pas de bonnes nouvelles.

Mon pauvre ami, tu t’es obstiné, tu as voulu suivre ton maître à tout prix, tu as voulu lui sauver la vie, mais au final, tu vas prendre une partie de la sienne en perdant la tienne…

Élie s’était assis sur une chaise, regardait la pauvre bête, désespéré.

— Je sais que… mais je ne peux pas.

Elle posa sa main sur son épaule, la pressa chaleureusement.

— Laisse-moi le faire pour toi.

Il hocha la tête pour donner son accord. Elle s’assit par terre, se positionnant tant bien que mal, le prit sur elle, la pauvre bête n’ayant même plus la force de gémir. Elle le caressa, prit son couteau dans sa ceinture, sans que le chien puisse la voir.

Elle savait où cela serait efficace. Même si cela lui était difficile, il fallait le faire, qu’il parte sans souffrance. Par respect pour cet être qui avait partagé la vie de son maître depuis des années, qui avait rendu moult services, un vrai magicien auprès des enfants ou de patients de la clinique, qui se métamorphosaient littéralement à son contact, les traumatisés retrouvant le sourire, s’éveillant à la vie. Il avait même joué les bons samaritains ces dernières nuits, venant dormir avec elle, bouillotte rassurante dans les nuits fraîches pour la saison. Grâce à lui, bien qu’Élie n’y soit sûrement pas pour rien, de vagues réminiscences de son coma qu’elle avait réussi à distinguer de ses divagations le prouvant, elle avait pu profiter de nuits plus reposantes, avec en prime la joie de sa gueule béate quand elle le grattait derrière les oreilles au réveil. Par sa simple présence, il avait le don d’atténuer les plus sombres cauchemars.

— Merci pour tout, mon gros… Je te libère, chuchota-t-elle.

Ce fut rapide.

L’instant d’après, elle se retourna vers Élie. Il vint prendre sa place, berçant le corps de son ami entre ses bras, les yeux fermés. Elle resta à ses côtés, une main posée sur son dos en réconfort. Pour lui, c’était une perte de plus, et pas des moindres.

Pardonne-moi de t’avoir transmis ce fardeau.

Si seulement je pouvais arrêter tout ça. Combien de vies, de générations sacrifiées faudra-t-il encore ?

— Je devrais rester.

— Non, Élie. Rentre. Tu as besoin de te reposer.

Elle passa la main sur le côté de son visage, alors qu’il se tenait assis, hagard, comme perdu.

— Lutter jusqu’à l’épuisement, ce n’est pas toujours la solution. Si tu veux les avoir à l’usure, laisse d’autres prendre le relais un moment. Tu en as les moyens. Ne commets pas la même erreur que moi.

— Sage conseil, dit Simon. De plus, il faut que je confie la mission de ramener Tara à quelqu’un de confiance. Tu veux bien ? Si elle ne revient pas, Yahel va me tuer.

Elle soupira, une ombre de sourire triste flottant sur son visage.

— Je ne peux qu’obtempérer moi aussi, alors.

Au moins, elle pouvait bien faire cela. Pour elle, Élie dépérissait de jour en jour, son sourire si lumineux, l’innocence, la fougue de sa jeunesse s’effaçant progressivement. Et pourtant, pas moyen de lui dire les mots que son père lui avait toujours accordé à elle. Une liberté même.

Tu as le droit de reculer. Tu as le droit de tout arrêter. Personne ne t’en voudra.

Pourquoi ne lui ouvrait-elle pas ce choix ? Pourquoi ne le lui rappelait-elle pas ?

L’obliger à profiter du prochain convoi de retour pour prendre un temps de repos bien mérité n’était qu’une solution intermédiaire. À croire qu’elle espérait toujours qu’il se déciderait de lui-même. Ou était-ce ce choix offert qui elle-même à l’époque l’avait incité à continuer, à toujours aller de l’avant, chaque invitation à reculer provoquant l’effet contraire ? De ce fait, elle évitait de reproduire cette erreur. Mais rien n’était moins sûr. Depuis qu’elle était ici, cela se confirmait. Alors qu’elle était au plus bas, plus qu’un pantin désarticulé, cela la démangeait plus que jamais. Elle n’aurait aimé avoir que ces deux choix : aller lutter avec les dragons, ou mourir. Pas cette demi-vie.

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