40 – 2 Mes cauchemars faits sur mesure

8 minutes de lecture

— C’est pas vrai, encore des nouveaux ! Encore plus de monde ! ne put s’empêcher de remarquer Tara qui avait pleine vue sur la salle depuis sa place.

Marc temporisa.

— La plupart sont juste en transit pour d’autres communautés. Certains d’ici vont partir aussi.

— Je préfère ça… Eh bien, il y a du progrès ! On a un nouveau cuisinier aussi, ajouta-t-elle après avoir goûté son assiette.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda Élie.

— Mange, tu comprendras, dit-elle après avoir avalé une autre bouchée.

— Ah, oui. Je vois. Ou plutôt, je savoure.

— Faut le garder, celui-là, s’exclama-t-elle plus fort vers la tablée du fond, sachant qu’ils l’entendaient.

— C’est noté, répondit un des membres du comité.

Bien qu’elle donna l’air de continuer à pester en dégustant sa nourriture, elle répandit la bonne humeur parmi ses compagnons de tablée.

— Tu l’aurais su tout de suite si tu étais venue aux réunions.

— Yahel, tu sais que je déteste perdre mon temps. Et je vois bien à leurs têtes que ma présence les dérange. Pas tous, mais de plus en plus. Je ne suis pas folle, j’ai bien compris pourquoi ils ont accepté les dragons et pourquoi ils m’ont accueilli. C’était uniquement pour leur petite renommée. Maintenant que leur vitrine est si lourde et remuante… Pas ma faute si la vérité ne plaît pas à certains.

— J’ai envoyé des charpentiers et autres artisans.

— Où ça, demanda Élie.

— Chez nous, répondit Tara en regardant Yahel, qui écarquilla les yeux, réalisant qu’elle avait dit “nous”.

— Ah ! Tu es sûre de toi ?

— Il faudra bien affronter cela un jour.

Une voix s’éleva, provenant de la partie basse de la salle.

— Elle, une héroïne ? Vraiment ? Et où était-elle quand c’est arrivé ?

Une femme d’une solide corpulence et d’un âge certain s’était levée, en furie. Elle s’avançait vers l’estrade, suivie d’une autre femme, plus jeune.

— Maman, calme-toi, arrête !

— Hein ? Où étiez-vous quand ils sont arrivés pour nous massacrer ?

Tara s’était aussi levée afin de mieux distinguer l’origines des récriminations.

— Décidément, c’est un lieu propice aux esclandres.

Elle n’en dit pas plus. Elle croisa le regard de son accusatrice. Sa respiration s’arrêta un instant.

— Oui, c’est donc bien toi, je t’ai bien reconnue… mais…

Elle leva la main pour apaiser les dragons attablés proches de la femme, alors qu’ils s’étaient redressés au cas où il serait nécessaire de la maîtriser.

— Du calme. Je la connais…

— Qui est-ce ? demanda Yahel.

— Un vieux fantôme… dit-elle tout bas avant de continuer. Petit frère, où est-il ? Non, ne me dis pas, dit-elle après avoir cessé de chercher du regard. S’il n’est pas avec toi, et pour que tu te mettes dans tous tes états, c’est qu’il est…

— Mort, oui ! Et toi dont ils disent que tu as sauvé tant de gens, où étais-tu ? Tu n’es pas venue le sauver, lui !

Tara resta stoïquement à lui faire face, encaissant la nouvelle.

— Je te l’avais confié… Comment ? demanda-t-elle à la femme.

Elle entendit de sa bouche comment et quand. Elle comprit ce quand. Les incursions… Étrange hasard de la vie ? Ou farce du destin ? Elle oublia tout, toute raison, replongeant dans son cauchemar, ses propres cris, la douleur, l’impuissance, pendant des jours interminables. Elle explosa.

— Comment oses-tu ? Comment oses-tu m’accuser de ne pas l’avoir sauvé de la mort, alors que tu en avais la responsabilité ? Comment, alors que moi-même je… Et moi ? Qui m’a sauvé ?

Sa voix, montée crescendo, tonna à travers la salle, alors que son corps agissait pour elle, retrouvant ses vieux réflexes. Elle se retrouva coupée en plein élan, un pied sur la rambarde, prête à sauter, bâton de combat à la main en position d’attaque, lame sortie. Ses amis la maintenaient fermement, Yahel, Marc et Élie, luttant pour l’empêcher de commettre l’irréparable. Elle bouillait de rage, de haine, prête à tuer, comme par instinct.

Une bombe, ne vous l’avais-je pas dit ?

La femme recula, autant par peur que repoussée par la barrière formée par les autres compagnons. Un des dragons sortit un petit appareil muni d’un écran que tous reconnurent provenant de l’ouest. Au son de la vidéo, Tara ferma les yeux. Elle s’entendait, elle.

— Je comprends votre colère, mais c’est odieux ce que vous faites. Cette femme que vous accusez, pendant ce temps, voilà où elle était.

Le compagnon, un de ceux qui avaient survécu à leur défaite à l’époque, colla le petit écran à la face de la femme, qui blêmit littéralement.

— On vous l’a dit, on est désolé. Ce n’est pas de la trahison. Le réseau ne vous a pas oublié. C’est que… À ce moment-là, nous avons manqué de prudence et d’anticipation. Ils ont failli avoir définitivement le dessus sur nous. En tout cas, c’est ce qu’on a cru. Personne n’aurait pu venir vous aider. Et elle s’est sacrifiée pour nous.

Il arrêta la vidéo, juste au moment où le bruit d’une foule y avait explosé. La femme redirigea ses yeux vers Tara. Elle remarqua enfin ses prothèses, son œil, sa peau brûlée, et leurs regards se croisèrent à nouveau.

Tara cessa pour de bon de lutter contre les mains amicales qui la tiraient en arrière, les laissant la désarmer, l’asseoir. Le rythme de son cœur se ralentit enfin.

— Ne lui faites pas de mal. Elle est malheureuse, c’est tout. Mais ôtez-la de ma vue.

Yahel s’agenouilla devant elle, lui maintenant chaleureusement les bras avec ses mains.

— Tara, lui dit-elle doucement, je croyais que tu n’avais plus de famille. Depuis toutes ces années, pas une seule fois tu n’as évoqué ton petit frère. Je pensais qu’il était mort.

— C’était il y a bien longtemps, bien avant tout cela. Tu m’avais conseillé de fuir cette ambiance délétère. Mais son sort était bien pire que le mien. Je ne pouvais partir et le laisser là, entre les mains de son bourreau. Il fallait que je le mette à l’abri, sinon oui, la mort l’attendait. J’ai fait ce qu’il fallait. Je l’ai emporté loin, en sécurité, le confiant à une personne fiable, puis je l’ai oublié, affaire classée, espérant qu’il en ferait de même pour pouvoir vivre sereinement sa nouvelle vie… Tu vois, tu n’es pas la seule que j’ai abandonnée à l’époque… Alors c’est donc ça, ajouta-t-elle alors que son regard se portait loin. La mort m’a narguée, mais elle a bien emporté quelqu’un de mon sang.

“Ma famille, j’ai son sang sur les mains.”

Pourquoi est-ce que je pense ça ? Pourquoi ai-je l’impression que c’est un souvenir ? Quand aurai-je dit cela ?

— Viens, lui dit Yahel. De toute façon, il est temps de faire tes soins.

Une silhouette surgit dans l’encadrement de la porte restée ouverte. C’était la jeune femme qui accompagnait l’autre.

— On m’a dit que je vous trouverais ici.

— Laisse, Yahel… Tu es sa petite sœur de cœur, c’est ça ?

— C’est joliment dit… Oui. Maman m’avait raconté votre histoire.

— Mmm, tu ne peux pas te rappeler de moi, tu étais si jeune, presque un bébé… Dis-moi, a-t-il été un peu heureux, au moins ?

La jeune femme opina. Tara la laissa la détailler du regard. Elle n’y vit ni pitié, ni condescendance, juste une certaine assurance.

— Je peux ? demanda-t-elle en tendant les mains vers celles de Yahel, dont une portait un pot et l’autre passait sur le dos de Tara, qui donna son assentiment.

Et elle la remplaça.

— Tu te débrouilles bien, dit Tara alors qu’elle sentait le massage faire pénétrer la crème.

— J’aime bien faire ça… aider les autres.

Tara échangea un regard avec son amie.

— On a besoin de quelqu’un à l’infirmerie ?

Yahel sourit.

— Toujours !

— Alors, jeune fille, si tu es d’accord, tu as trouvé ton rôle.

Un début d’après-midi, Yahel avait retrouvé Tara dans la salle des écrans, assise dans un des fauteuils de pause. Elle s’était endormie là, son châle sur ses jambes en guise de couverture, l’une d’elle en extension grâce à une chaise, une main encore posée dessus.

Yahel n’était pas surprise de la trouver ici. Malgré l’hiver, la majorité des sections des dragons était partie, dont celle d’Élie et de Simon, cette guerre n’en finissant pas de s’éterniser. Mais la voir ainsi, dans cette position, les traits tirés, Yahel en fronça les sourcils. Plus l’hiver avançait, plus Tara errait sans but à travers la ville, rodait trop souvent près de cette salle, sans plus s’intéresser à grand-chose d’autre. Présente de plus en plus rarement dans la vie quotidienne des lieux, le reste du temps, elle préférait s’isoler dans sa chambre aux volets trop souvent fermés, sous prétexte d’une vue pas intéressante.

Elle la réveilla doucement.

— Tara ? Je prends le relais, va te reposer un peu.

Son amie ouvrit les yeux, hébétée, passa d’elle aux écrans.

— Toujours rien ?

— Non, rien de plus. Ils n’ont pas bougé.

— Bon sang, ils ont dû reculer l’autre jour, et depuis…

Yahel soupira.

— Cela ne sert à rien d’attendre ici. Va, je te tiens au courant.

Tara obtempéra, fit passer son châle de ses jambes à ses épaules, se leva en s’aidant de sa canne. Rien d’autre. Pas de ceinture, ni de harnais. Elle ne le mettait plus depuis quelque temps. Depuis l’incident. Et sa canne, c’était loin d’être la première fois qu’elle la reprenait ces dernières semaines.

— Le froid et l’humidité, c’est ça ?

— Ça passera, répondit Tara, agacée. Je vais marcher un peu pour délier tout ça.

Yahel l’accompagna jusqu’à la sortie du bâtiment, resta à l’observer s’éloigner. C’était le premier hiver qu’elle passait de nouveau sous ses latitudes, depuis. Un hiver loin d’être glacé, même trop doux, mais se résumant généralement à un couvercle opaque libérant trop souvent son crachin. Le précédent, en convalescence, elle profitait encore du soleil de l’île d’Adama. Son amie se disait que finalement, ce n’était pas un mal de ne pas avoir encore pu partir pour leur ancienne communauté au milieu de la forêt. L’hiver y étant d’autant plus présent, plus rude. Elle se remémorait leur première année là-bas, lorsque Tara s’écroula, son genou l’ayant trahi, alors que son pied avait ripé sur le sol humide.

— Non, laisse-moi !

Tara savait qu’elle avait été vue. Elle avait aussitôt rugi à son encontre. Yahel attendit tout de même d’être sûre qu’elle parvenait à se relever seule avant de rentrer.

Ses jambes, ce n’était peut-être pas le seul problème. Des nouveaux arrivants logeant dans le même couloir que Tara étaient venus se plaindre. La nuit, ils étaient dérangés par des cris. Yahel avait alors fait le calcul.

Ce soir-là, c’était décidé. Elle avait prévenu Marc qu’elle risquait de ne pas rentrer avant le matin, d’autant plus déterminée que Tara avait une nouvelle fois préféré emporter un en-cas pour le soir plutôt que de les rejoindre dans leur mess.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bea Praiss ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0