47 – Même les anges meurent dans les bras des démons

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Qui ose me déranger ?

Violente douleur qui la réveilla, l’extirpa du néant, la rappela à la vie. Elle inspira, toussa, sa bouche cracha du sang qui coula.

— Tara, réponds-moi, je t’en prie !

Elle arrêta de fixer la roche, chercha cette voix l’appelant de si loin.

Oui, c’était bien son amie de toujours. Mais que fait-elle ? Que font-ils ?

On pressait son corps à plusieurs endroits, faisant encore plus mal qu’elle avait mal. On lui releva les jambes. Les visages de Marc et de Yahel flottaient au-dessus d’elle. Élie aussi. Marc entourait son bras percé d’un linge indéfinissable, déjà imbibé. Il déchira un autre morceau, un logo dessus, un dragon, qui absorba, but son sang à son contact.

Élie avait tenu à être présent alors qu’il boitait encore suite à la bataille précédente, où Tara l’avait sauvé. Il était resté avec Simon devant les écrans. Dès qu’il avait pu, il avait foncé comme un damné pour les rejoindre. Il souleva sa tête pour la stabiliser, l’aider à respirer, approcha son visage du sien.

Elle le voyait à l’envers. Comme son père autrefois.

Petit lion…

— Bon sang, Tara…

Il ferma les yeux un instant, déglutit, mais trouva le courage. Plus tard, ce sera trop tard.

— Désolé mais… Dis-moi, qu’est-ce que c’était ?

Oui, c’est vrai, ils ont le droit de savoir.

— Cauchemar… Terminé… comprirent-ils au milieu du sang envahissant sa bouche. Tous sauvés…

— Il y en a d’autres comme ça ?

— Rien à… craindre.

Yahel…

Pauvre Yahel.

Elle regarda tristement son amie qui appuyait sur son ventre pour tenter d’y retenir la vie.

— Reste avec moi, tu entends !

Elle arriva à lever une de ses mains, la posa sur celles de Yahel, cette main souillée de miasmes inconnus, en plus de son propre sang. Elle fut navrée de toucher son amie avec ça.

Elle lui fit non de la tête.

Pardonne-moi, pas cette fois.

— Tara, Non ! Tu es ma petite sœur, comment veux-tu que je te laisse partir ? Je ne veux pas ! Je ne peux pas !…

Yahel la vit remuer les lèvres, comme si elle essayait de parler, cesser un instant pour aspirer de l’air en sifflant avant de reprendre. Seul du sang sortit de sa bouche. Elle regarda ses propres mains rougies par ce même sang, celle de Tara les pressant brièvement…

Tout ce sang !

— Arrête, n’essaie plus de parler…

On lui essuyait le visage. Marc. Il tentait d’effacer la terre et le sang pour lui redonner une image.

Marc, protège-la, prends soin d’elle, elle a besoin de toi.

Et toi, que tu m’appelles petite sœur, cela me touche le cœur. Mais tu l’as compris comme moi. Je le vois aux larmes qui coulent de tes yeux. Tu n’as pas le choix. Fais-le pour moi, accepte-le…

Je ne veux plus voir la suite. Je ne veux pas savoir ce qui se passera. J’en serais déçue, je le sais. J’en ai assez de tout ça. J’ai assez donné. Pardon de t’imposer cela, mais… C’est ce que je veux.

Laisse-moi partir, maintenant.

Sa main retomba.

Yahel savait depuis le début, peut-être même depuis que cette paroi s’était refermée, qu’elle allait la perdre. Quand le bâton de Mahdi était tombé de sa main, elle en fut sûre. Il fallait qu’elle se décide. Elle entendait Marc l’appeler doucement, probablement pour l’aider à comprendre ce qu’elle refusait, car il n’y avait plus qu’elle qui tentait de repousser l’inéluctable.

C’était trop tard, elle le savait.

Lentement, elle relâcha la pression sur la plaie la plus importante du ventre de Tara, la plus monstrueuse. La vie s’en échappa à flot.

Ne regarde pas !

Ses yeux revinrent sur le visage de Tara, pâle comme la mort, encore habité de traces sanglantes. Elle souriait. Elle lui souriait. Ses lèvres prononcèrent encore quelques mots. Yahel approcha son oreille, réussi à en comprendre quatre.

— Je suis… déjà morte.

Sa gorge la serrait, mais elle se força à lui parler. Une dernière fois. Elle lui caressait la joue.

— Je sais… Mais cette fois-ci, tu ne mourras pas seule. Je suis là, avec toi. Nous sommes tous là.

À ces mots, Tara ferma les yeux. Juste un instant. Elle avait encore tant à leur dire.

Mon amie, ta mission d’ange-gardien est terminée. Je te libère. Va, une autre mission t’attend. Marc, aide-la.

Son visage s’apaisa, serein, comme il ne l’avait plus été depuis longtemps.

Tout va bien. En fait, je n’ai plus mal, je ne souffre plus, juste un peu froid. Je me sens bien, légère, je ne sens plus rien… Oui, enfin, tout va s’arrêter. Je vais être libre.

Oh, c’est joli !

Ils la virent suivre quelque chose du regard.

Elle souriait.

Elle rayonnait.

Yahel essuya d’un doigt la larme de la mort qui avait coulé de son œil. Elle lui ferma les yeux.

Les armes s’étaient tues. Le combat avait cessé. On commençait à compter les blessées, les morts et les prisonniers. Des compagnons arrivèrent, silencieux, sidérés, ne comprenant pas ce qui venait de se passer. Simon parmi eux, éteint. Il avait tout vu sur écran, tout entendu grâce au micro planqué dans son oreille, jusqu’à ce que la connexion cesse. Il découvrait ses blessures, la cruelle réalité.

Élie se releva, réagit aussitôt en demandant aux derniers arrivés de bloquer l’accès, juste le temps d’y voir clair, sachant les résistants en route pour les rejoindre. Il estima heureux la décision de réserver ce combat aux dragons. Il se dirigea ensuite vers l’énorme amas de chair grisâtre, la tâta du pied.

— C’est cette chose qui l’a tuée ?

— Oui. Tara l’a achevée d’abord… À quel prix !

— Quelle puanteur !

Ils étaient tous un peu perdus, sous le choc, contemplant autour d’eux cette scène étrange. Seule Yahel était restée agenouillée à côté de Tara, incapable de se relever, incapable de la quitter.

— Comment on va expliquer ça ? Moi-même je n’ai pas tout compris à ce qui s’est passé ici.

— N’était-ce pas le souvenir de cette chose qui la hantait ?… dit Yahel tout bas.

— Va savoir ce qu’il lui a fait, lui répondit Marc.

Comme Simon ne se décidait pas à intervenir, Élie demanda à la cantonade.

— Qui d’autre, à part elle et nous, a vu ce qui s’est passé ici ?

— Nous étions proches de cette paroi, bien qu’on ait rien compris à ce qui s’est passé ici. Les autres témoins, on s’en est chargé, ils ne sont plus en état de parler. On aurait dit des explosions. C’est quoi ce truc ?

— On vous expliquera, mais je vous en prie, gardez cela pour vous. D’après nos échanges radios avec les résistants, ils n’ont vu que ce qui provenait des caméras extérieures. Celles de l’intérieur ont cessé d’émettre à peine la paroi abaissée.

— Là, je dirais qu’elles sont mortes…

— Ils n’auraient alors assisté qu’à la bataille. À vérifier, car je ne me vois pas raconter ça. Surtout aux résistants et aux gens de ce pays. Ils ont autre chose à penser, désormais.

— Et puis quoi, ça ? Le fruit d’expériences d’un savant fou spécialement créé pour le petit chef ? Son animal de compagnie transformé en monstre dopé aux hormones et au bouillon chimique ? Un garde du corps un peu spécial ?

Ni Simon, ni Élie ne contredit leurs théories. Il était encore temps de décider qui devait être au courant de toute l’affaire. Du fin mot de cette histoire. Pour tout le monde, cet être pouvait tout aussi bien être un monstre sorti des enfers que le délire d’un généticien.

— Je sais pas si on peut encore passer, mais on dirait un tunnel, au fond.

— Et quoi ? Tu veux y aller ? Pour quoi faire ? C’est à moitié écroulé, de toute manière.

— Tu as raison. Ce que les gens voudront savoir, c’est comment ce type est mort. Ce truc, c’est trop sordide. Personne n’y croira.

— Vous voulez dire quoi, alors ?

De sa place, Yahel les regarda tous de ses yeux brûlants.

— Que les dragons ont tués leurs ennemis, et qu’un des meilleurs soldats du roi, le soldat au dragon, a sacrifié sa vie pour vaincre leur chef, pour le tuer, assouvissant non seulement sa propre vengeance, mais aussi celle de toutes les victimes de ce bourreau. Elle les a libéré de leur tyran. Voilà la vérité.

La vérité des vainqueurs.

Seul Simon était resté silencieux. Ébranlé par tout ce qu’il avait entendu, il gardait les yeux rivés sur son visage si paisible, contrastant avec la violence qu’avait subi son corps ravagé. Excepté sa pâleur exsangue, elle semblait dormir, heureuse, en paix.

— On ne peut pas la laisser là comme ça…

Anéanti, il s’agenouilla, passa un bras sous sa nuque, la berça un peu, comme on le fait avec un enfant, caressa son visage, déposa un baiser sur son front.

— Pardon…

Il positionna ses mains bardées de ces structures de métal désormais inutiles sur son ventre, tenta de la soulever, avait du mal à se redresser.

— Aidez-moi, supplia-t-il.

Yahel cria aussitôt, paniquée.

— Non, arrête !

Elle ne put en dire plus, glacé d’effroi, éclatant en sanglot. Marc la rejoignit aussitôt, la prit contre elle, enfouissant son visage sur son torse afin qu’elle ne voie plus l’horrible spectacle. Ils venaient tous d’avoir la preuve que personne n’aurait pu la sauver. Elle était condamnée.

Élie posa une main sur l’épaule de Simon pour l’arrêter.

— Repose-la… Il faut envelopper son corps.

— Elle veut voir le soleil. Elle aime le soleil…

Il n’avait pas l’air de réaliser. Il était agenouillé dans son sang.

— Simon… Je suis désolé. On ne peut pas la transporter comme cela.

Ce fut au tour d’Élie d’enlever sa veste. Il la déchira, en fit une large bande. Il s’accrocha mentalement, l’enroula autour de son corps, empêchant les fluides et autres miasmes de s’échapper plus encore. Un compagnon alla chercher une couverture de secours dans un des camions. Simon la saisit, l’enveloppa dedans avec l’aide d’Élie, laissant son visage libre, comme il le voulait.

Simon ayant repris sa manœuvre, tous les trois l’assistèrent pour la soulever. Ils l’encadrèrent, le soutenant, se soutenant les uns les autres, le temps de la ramener au bus. Un dragon rugissant noir les fixa tout le long de leur chemin.

Ils laissèrent les deux autres corps tel quel, à pourrir sur place. Quelques tirs de gros calibre bien placés, et la grotte s’écroula sur elle-même, enterrant ce secret. Libre aux générations suivantes de creuser la chose… ou pas.

— Yahel ! Yahel ! Super, vous êtes rentrés. Regarde ce que Tara m’a donnée !

La petite virevoltait avec le châle tricoté par Annie sur le dos. Elle avait fait un nœud sur l’avant pour qu’il reste en place, telle une cape, pendant sa course folle.

— Elle m’a donné aussi sa superbe couverture. Elle a dû venir me l’apporter quand je dormais. J’avais bien chaud à mon réveil !

Elle sautillait sur place devant Yahel.

— C’est super que vous soyez rentrés. Où est-elle ? Il faut que je la remercie.

En voyant la petite accoutrée ainsi, en entendant ses paroles, Yahel ne put se retenir. De nouvelles larmes coulèrent sur ses joues. La petite surprise devant sa réaction, fut coupée dans son élan. Jusqu’à ce que ses yeux tombent sur le brancard qui passait en arrière-plan, provenant du bus orné d’un dragon noir. Un corps y était allongé, recouvert d’un drap blanc. Élie suivait, tenant le bâton de Tara à la main, le métal blanc tâché de sang et d’autre chose, des lames brisées sortant d’une de ses extrémités. Simon aussi. Il tenait sa cape blanche contre lui. Tous les deux présentaient un visage fermé, tendu.

Elle vit la main qui pendait du brancard. Elle se colla à Yahel, l’entourant de ses petits bras, resta longtemps, sans présenter d’intention de la lâcher. Cette dernière baissa la tête, la regarda, surprise à son tour. Le visage de la gamine se leva vers le sien, les yeux humides.

— Elle m’avait dit de faire ça pour dire aux gens qu’on les aime, pour les aider et les réconforter dans les moments difficiles ou les moments tristes.

Yahel tomba à genoux, serra la petite contre son corps. Elle la serra fort, si fort, remerciant intérieurement Tara en sentant ses petits bras autour de son cou, l’eau de ses yeux couler sur elle, son cœur battre contre le sien, s’en voulant quelque part de ce bonheur incroyable au milieu du chagrin de sa perte.

— Elle a raison, sanglota la fillette, ça fait du bien…

Marc les rejoignit. Yahel échangea un regard avec lui. Leur décision était prise. Déterminée, elle s’écarta, sans la lâcher, garda les yeux rivés dans ceux de la fillette.

— Nina, Marc et moi, on vit dans un village caché au milieu d’une forêt. Ça te dirait de voir si tu t’y plairais ?

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