11 – 2 Couper, ôter, découper, trancher

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Un autre village. Durant leur approche, Tara avait tenté de regarder partout autour d’eux, au cas où elle arriverait à repérer un guetteur. En vain. Tant qu’elle était seule à gérer cela, il allait falloir faire avec. Le problème n’était pas seulement les matériaux particuliers, mais aussi la source d’énergie nécessaire. Intégrer dans le corps, l’implant était auto-alimenté. Sans corps, il fallait donc soit plus de piles, soit attendre d’autres victimes de mutilations… Volontaires, bien sûr, mais… Choix cruel.

Ils se positionnèrent à l’entrée du village, comme la dernière fois. Des silhouettes au loin qui couraient se cacher. Plus proche, une scène glaçante. Deux chiens se repaissant d’un cadavre. Humain. Ils levèrent le museau à leur approche, grognèrent pour défendre leur pitance, finirent par décamper.

Ça bougeait. Ils se mettaient en place. Tara n’aimait pas les situations de déjà-vu. Moins nombreux, mais amis ou ennemis ?

Pour le moment, ordre était de rester sur place, en alerte.

— N’avancez pas !

Une voix dans un arbre. Un zoom lui montra un doigt trop crispé sur la gâchette d’un fusil, à peine discernable au milieu des branches foisonnantes. Quid des balades en forêt ! En attendant l’hiver, voilà un nouveau progrès à faire, se nota-t-elle en son for intérieur.

Elle vit Simon hocher la tête, alors qu’elle l’entendait chuchoter les infos dans son oreille comme dans celle des autres. Elle resta concentrée principalement sur son grimpeur au fusil, l’œil rivé sur lui. Est-ce ce qui déclencha la suite ?

Simon avait lâché son arme, la lassant pendre en bandoulière, puis avait levé les mains en signe de paix. Il fit un pas en avant mais n’eut pas le temps de parler. L’homme qui avait lancé cet ultimatum, placé à sa droite, toujours perché dans son arbre, elle le guettait toujours. Elle n’aimait pas la façon dont le canon de son fusil oscillait, hésitant entre le choix de sa cible. Et comme elle le redoutait, le coup partit.

Et c’est encore moi qu’on vise ! pensa-t-elle en réagissant dès qu’elle vit le mauvais tremblement du doigt du type sur la gâchette. Cela la sauva. Elle avait foncé comme jamais, allant se caler sous l’arbre.

Cette détonation avait mis le feu aux poudres.

C’est pas vrai, ça recommence ! Pas comme la dernière fois ! pria-t-elle.

L’homme situé maintenant au-dessus d’elle semblait surpris. Il la cherchait encore en face. Le couteau de Tara vint se ficher dans sa main, celle maintenant le canon du fusil.

Il cria de douleur, puis chuta. Mal.

Elle s’approcha de lui, le toisa. Son œil lui dit qu’il était condamné. Ses yeux imploraient le ciel. Aucune rage, aucune haine, juste de la peur. Elle prit son bâton, le positionna, enclencha une des lames et lui donna le coup de grâce. Puis elle reprit sa vision d’ensemble, le tout en une fraction de seconde. Ce qu’elle craignait se confirma. C’était pareil pour leurs autres adversaires. Tous les autres. Cette fois-ci, ils n’avaient pas affaire à des loups enragés comme la dernière fois, mais à des petits animaux terrorisés.

Mais c’était trop tard. Plus moyen de tout stopper, malgré les injonctions de ses compagnons. Car là encore, perdue la confiance en l’autre. Et pour bêtes traquées ou assoiffées de sang, même résultat.

Le bruit de la bataille laissa rapidement place au silence.

Non. Des pleurs. Ceux d’un bébé.

Ils s’en rapprochèrent. Cela provenait d’un vieux gymnase dont les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été occultées et barricadées.

Impossible de rentrer sans savoir ce qu’il y avait là-dedans. Elle fit signe à Simon, puis grimpa en essayant de faire le moins de bruit possible pour atteindre une des vitres du haut, moins bien protégée.

Des vieux, des femmes, des enfants, sûrement les plus fragiles de leur groupe. Seul un individu se tenait campé face à la porte principale, lui aussi crispé sur son fusil.

Cet homme tourna son visage vers la petite lucarne involontaire où elle regardait. Peut-être qu’un léger changement dans la luminosité avait attiré son attention. Il changea de cible, pointa son fusil dans sa direction.

Bon sang, non !

Le temps qu’il se reprenne, qu’il identifie sa cible, elle comprit pourquoi ceux qui la visaient finissaient par tirer. Même au milieu d’un groupe, dans leur viseur, c’était son œil qu’ils voyaient, et qu’ils identifiaient comme un autre viseur pointé sur eux, les ayant repérés. De leur point de vue, le choix était évident.

Elle retira sa tête juste à temps. Seul le verre fut transpercé.

C’était foutu. Elle redescendit alors que les cris et les pleurs s’intensifièrent.

— Ne tirez pas, on ne vous veut pas de mal ! cria Simon.

Il leur fit signe de s’éloigner et après avoir rangé leurs armes ils reculèrent tous.

Mahdi venait à leur rencontre, en compagnie de Yahel.

— Si on rentre là-dedans, ça va être un carnage.

Le roi hocha la tête.

— Restez là.

Il s’avança vers la porte.

Tara ne put s’empêcher d’intervenir, comprenant ce qu’il voulait faire.

— Qu’est-ce que tu crois ? Ils savent qu’on a tué les leurs. Même si c’était pour nous défendre, ils n’en auront rien à faire. Si tu rentres là-dedans, ils vont te tuer ! Et après…

Il l’ignora. Il s’approcha encore, stoppa face à la porte et attendit. Les pleurs se calmèrent progressivement à l’intérieur.

— Je peux entrer ? Je suis seul et pas armé. Vous pouvez vérifier.

On n’entendait plus que le bébé à nouveau.

Pourvu qu’ils se disent que si on avait vraiment voulu le tuer, on l’aurait déjà fait. Mais connaissant les humains, ils pouvaient s’attendre à tellement d’autres choses…

La porte s’entrouvrit, juste sur un œil et un canon.

Le roi était pleinement dans son rôle. Elle ne put entendre s’ils échangèrent des paroles. Par son charisme, avait-il encore une fois inspiré confiance ? Toujours est-il que la porte s’ouvrit un peu plus, et il entra, majestueux.

Tara n’aimait pas ça, c’était de la folie. Elle resta la main posée sur le revolver à sa ceinture. Yahel vint poser sa main sur la sienne, faisant signe que non.

— Aie confiance en lui. Je l’ai déjà vu faire ça.

— Si tu le dis…

Ils patientèrent de longues minutes. Puis il finit par ressortir. Seul.

— Venez. Pour le moment, on retourne aux véhicules.

Elle haussa les sourcils, mais obéit.

Ils attendirent de nouveau. Il dut voir son air perplexe.

— Ils doivent se décider seuls.

Elle hocha la tête, se disant qu’ils patientaient en vain. Mais elle se trompait. Ils virent finalement quelques individus approcher. Seulement une petite dizaine, hagards, effrayés. Parmi eux, la femme avec son bébé. Il hurlait toujours dans ses bras.

Tara commençait à se douter de la raison de leur choix. L’espoir d’une sécurité, d’avoir à manger…

— On ne peut pas sauver tout le monde, lui dit Mahdi. Pour les autres, nous reviendrons prendre des nouvelles.

Ils embarquèrent leurs passagers, puis rentrèrent.

Et au retour, comme la dernière fois, une fois le matériel rangé, elle retourna dans sa salle préférée.

Après leur retour d’une énième mission, elle était allée s’entraîner.

Mouais, bon, j’ai compris. Aujourd’hui, ce n’est vraiment pas la peine.

Elle avait estimé préférable d’aller se décrasser, avaler un morceau et se détendre avant de pratiquer une autre activité. Lorsqu’il arriva, elle était debout, immobile au milieu des bois, entourée d’arbres, les cheveux encore humides, les yeux fermés, attentive. Malgré l’humus et la terre, elle reconnut son pas. Elle lui parla sans bouger un cil.

— Tu m’as trouvée… Vive les caméras, c’est ça ?

Il eut un petit rire.

— Non. Juste un jeu de piste.

Elle se tourna vers lui, perplexe.

— Tu laisses des traces de ton passage, dans la forêt, comme tout être vivant.

— Je vois… Tu m’apprendras ?

Il opina. Elle reprit sa position initiale.

Silence.

— Je t’ai vu te sauver de la salle commune. Littéralement.

— J’avais juste besoin d’un peu de calme… Tout est si paisible, ici.

— Encore une mission difficile, hein ?

Elle opina. Elle regarda vers le ciel.

— Ils sont si adorables ! Des gens simples, agréables, ouverts, qui ne jugent pas… Dis-moi que tu les as ensorcelés, car sinon, je ne vois pas comment c’est possible d’avoir un lieu rassemblant autant de personnes aussi sympathiques au même endroit. Mais c’est parfois… Cela me parait irréaliste.

— Surtout après ça ?

— Oui. J’ai l’impression de jouer les croque-morts ces derniers temps. Épidémies, inondations, incendies, sans parler des carnages, batailles et autres massacres… Aujourd’hui, je n’ai même pas eu à intervenir, ils s’étaient déjà entre-tués avant qu’on arrive. Bien avant, d’ailleurs. Mais tu l’as bien vu aussi, tu étais là, je ne t’apprends rien. Et ce scénario, ce n’est pas la première fois, ni la dernière… J’ai du mal à faire le lien… Je veux dire, de passer de l’un à l’autre, de la sérénité d’un quotidien à… ça.

Il s’approcha.

— Rassure-toi, cela passera, ajouta-t-elle pour répondre à l’air inquiet qu’il affichait. Tout passe. C’est pour ça que je pars parfois me promener dans la forêt, et que je suis venue jusqu’ici.

Il sourit.

— Viens.

Elle le suivit. Ils se rapprochèrent d’un arbre relativement imposant. Il se plaça derrière elle, se cala contre son dos. Elle le laissa la guider tout contre le tronc, lui mettre les bras contre les siens, les lever pour l’entourer avec, et finit encastrée un instant entre l’homme et l’arbre.

— Colle ton oreille contre, ferme les yeux, et écoute, ressent.

Elle fit comme il avait dit. Même lorsque sa chaleur s’éloigna, elle resta contre l’arbre. Et elle entendit. Elle entendit et elle ressentit, ce qui paraissait immuable, en réalité avec un souffle de vie, un souffle puissant remontant dans ses veines, un autre soufflant entre ses ramures, d’autres plus fragiles, gravissant son écorce, sautillant, voletant de branches en branche, profitant de sa protection et de ses bienfaits.

Elle sourit.

Il revint contre elle.

— Alors ?

— C’est apaisant…

Il repoussa ses cheveux, posa ses lèvres sur sa nuque. Elle chuchota.

— Encore plus agréable comme cela…

Après tout, cela faisait un sacré bout de temps qu’ils ne s’étaient pas accordé un moment de détente à deux. Depuis son arrivée au village, beaucoup de choses avaient changées, parfois des choses mal interprétées.

— Alors, au fait, ça va, vous deux ? Je m’attendais à te voir déserter notre chambre, certaines nuits, lui avait demandé Yahel, alors qu’elle venait la relever d’une période de garde à un poste de guet, en profitant pour traîner un peu, s’installant avec elle pour passer un moment tranquille toutes les deux. Ou alors, tu es sacrément discrète.

— De quoi tu parles ?

— Toi et Mahdi, vous êtes ensemble, non ?

— Hein ? Qu’est-ce qui te fais dire ça ?

— Disons que je vous ai surpris dans le même lit… Pas via ton œil ! s’était-elle défendu devant le regard noir de Tara. C’était dans l’autre communauté.

— Tout de suite les grands mots. Je te rappelle qu’il me soignait, là-bas… Et oui, bon, ok, avoua-t-elle. Il y a bien eu quelques fois où on s’est retrouvé entre adultes, pour s’amuser… Un gros besoin de se détendre, tu vois. Sans plus.

— Et rien depuis ?

— Disons que les séances d’entraînement… Avec ses muscles… Il a compris qu’il lui fallait garder au moins un T-shirt, certains jours, s’il voulait me garder concentrer. La chaleur ne nous facilite pas les choses.

Elle se rappela encore de la partie de rigolade qui les avait gagnées toutes les deux.

Il lui caressa lentement le haut du corps sous ses vêtements, tout en gardant son visage au creux de son cou. Il alla si doucement qu’elle ne sentit presque rien lorsqu’il passa sur les meurtrissures des combats, nouvelles ou anciennes. Elle respira plus profondément, fermant les yeux pour profiter de la plénitude. Un moment, elle peina à réprimer un gémissement de plaisir.

— Chut, fit-il tout bas et très bref, se figeant brusquement.

Elle ouvrit les yeux et comprit pourquoi. Une biche les observait, immobile. Elle passait sûrement par là et les avait entendus. Tara cessa presque de respirer, ne voulait l’effrayer davantage.

C’est ton territoire, ma belle, nous n’avons pas à te déranger.

Elle eut le sentiment que les bruits s’intensifièrent. Coincée, non, protégée entre ces deux piliers de la nature, leurs chaleurs, leurs natures à la fois différentes et semblables, elle ressentit pleinement ce lieu, grouillant de vie, des oiseaux pépiant, virevoltant et s’envolant entre les branches, un bruit de cavalcade au loin, un glapissement ? Toute la richesse des odeurs, des couleurs, des ombres et lumières amplifiés par le soleil du jour. Un instant d’éternité.

La biche reprit son chemin.

Elle libéra son souffle, mais progressivement, craignant de déranger un autre habitant de cette forêt. Elle reprit conscience de ses mains sur sa peau lorsqu’elles se réactivèrent, tout aussi prudemment. Elle se laissa aller, rabaissant juste ses bras.

Il s’était arrêté, une main sur le bas de son ventre, et y était restée, l’autre enveloppant un de ses seins.

— Je te sens fatiguée, mais si tu veux…

— Au milieu des bois, c’est tentant, dit-elle avec malice. Je retiens l’idée, oui… Mais non, je n’aimerais pas. Pas aujourd’hui. Je saigne.

— Je vois. Alors…

Il s’écarta, elle aussi. Il s’installa assit contre le tronc, et d’un geste, il la convia à venir faire de même. Elle se mit contre lui, s’adossant contre son torse, les jambes relevées entre les siennes pour se stabiliser. Il posa sa grande sur son visage, l’utilisa pour l’orienter dans une direction. Elle comprit et suivit l’invitation, bougea, se pelotonna contre lui. Son oreille entendit le son des battements dans sa poitrine alors qu’il y avait toujours la chaleur de sa main s’attardant, recouvrant son visage.

— Repose-toi.

Inutile d’en dire plus. Il avait compris à sa place ce dont elle avait besoin, véritable sorcier. Elle avait fermé les yeux. Elle sentit ses bras la maintenir, l’entourer, une de ses mains revenue sur son ventre, la chaleur y apaisant le trouble passager, ainsi que les pans de sa cape venant les protéger tous les deux de l’humidité latente des bois.

Elle avait dû s’assoupir. Il dormait lorsqu’elle reprit conscience et qu’elle releva les yeux vers lui. Elle ne bougea pas pour lui laisser du temps à lui aussi, profitant de ce moment et de ce lieu de paix.

— Tu as réussi à me faire faire la sieste à moi, en plein milieu de la forêt, en toute confiance, moi, une pure citadine ! Oui, tu es vraiment sorcier, lui dit-elle à son réveil.

— C’est ta grotte, répondit-il simplement.

La forêt ? Et ce refuge où nous vivons au milieu de la forêt ? Oui, je m’y sens bien. Et toi, qu’es-tu ?

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