36 – 2 Tu ne me vois pas

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Adama avait fini par rejoindre Tara, installée par terre de l’autre côté de la barrière, les jambes pendant dans le vide. Elle s’était arrêtée un instant pour regarder l’arme, avant de venir se poser à côté d’elle.

— Le voilà donc, ce fameux bâton de combat. Elle te l’a ramené.

— Tu ne l’avais jamais vu ?

— Pas de près…

— Je ne comprends pas. Cela ne sert à rien. C’est pas que je ne veux plus me battre ou tuer, c’est que je ne peux plus. Mon corps… Bon sang, elle a dû voir dans quel était j’étais. Elle m’a vu comme moi-même je ne me suis pas vu, alors pourquoi ?

— N’avais-tu pas juré de ne le lâcher qu’à la mort de tous tes ennemis ? Ou à ta mort ?

Et là, il n’était même pas dans ma main. Il était loin, et j’ai fait un choix…

— Mmh, je te vois venir, finit-elle par dire. C’est facile de me renvoyer mes propres mots en pleine figure… Tu sais, ça fait tant d’année que je me bats, que je lutte pour débarrasser le monde de la pourriture qui l’habite. Je me suis donné dans ces combats au point d’oublier qui j’étais, omettant toute fatigue, tout scrupule. Je me doutais que j’en paierais le prix un jour, mais là… Cela m’a coûté cher, très cher, bien plus cher que je ne le pensais…

Le prix de mon erreur ?

— Trop cher, ajouta Adama.

Tara opina, pensive.

— Je suis vidée, exténuée, comme s’ils avaient pompé toute mon énergie, anéantissant tout ce que j’étais. Tous les efforts que j’ai faits, toutes ces années d’entraînement, tout ça pour finir aussi faible qu’un petit enfant, exténuée à peine quelques marches montées… Je n’ai à m’en prendre qu’à moi-même. J’ai voulu la guerre, je l’ai eue… Ou est-ce que la guerre continue ? C’est ça qu’elle voulait me dire ? Alors pourquoi tout ça ? Pourquoi nous sommes morts si nous n’avons pu sauver le réseau ? Nous leur avons ouvert la porte, c’est ça ? Par notre mort, nous avons condamné les nôtres. Et en ce moment-même, ils nous envahissent ! Ils envahissent le royaume de Mahdi, le paradis qu’il voulait créer ! Non, ne dit rien, assena-t-elle à Adama qui ne parvenait à arrêter ce flot de paroles insensées. Je ne veux pas savoir. C’est inutile. Je n’y puis plus rien. Ils étaient encore si nombreux. Et sans ça, combien y en a-t-il encore de ce genre de par le monde ? Cela ne s’arrête jamais, où qu’on aille, je le sais, et cela ne cessera jamais. Les humains sont ainsi.

Elle soupira.

— Tu es calmée ?… Tu ne trouves pas qu’elle est bien sereine et en forme pour quelqu’un en pleine guerre ? Je te l’ai déjà dit, tout cela n’a pas été en vain. Le jour où tu voudras l’entendre, elle te l’expliquera. Quant à elle, c’est ton amie de toujours, non ? Ne comprends-tu pas ? Tu n’as pas vu sa joie, rien qu’à l’idée de te retrouver. Elle ne peut se passer de toi. Tu lui manques.

— C’est du passé, tout ça. Elle doit accepter mon absence. Elle doit accepter ma mort. Elle a sa propre vie à mener. Elle a déjà trop attendu… Quelle idée de mettre sa vie en danger comme ça, rien que pour moi ! Et tout ça pour quoi ? Je ne suis plus bonne à rien, condamnée à subir mon pire cauchemar, restant un boulet inutile pour les autres. Et que faudrait-il que je fasse encore pour remédier à ça ? Encore transformer mon corps ? Pour reprendre les armes ? Tout recommencer de zéro ?… Après tout, je suis peut-être fatiguée de tout ça…

Adama ne dit rien. Elle lui pressa juste la main un instant, et elles restèrent là à contempler l’immensité de la mer. Puis elle se releva, tendit la main à Tara pour l’aider à faire de même.

Au moment de reprendre le chemin de l’hôpital, Adama prit le bâton.

— Je te le garde, en attendant.

Tara ne répondit pas.

Les mains d’Adama lui massaient le dos tout en douceur. Elle se sentait bien, profitant de cet instant de soulagement, affalée sur le ventre, les bras le long du corps, le sable servant de matelas naturel sous la couverture.

Je me sens si lasse…

Une voix douce.

— Tara, ne t’endors pas comme ça, tu vas avoir mal, après. Et je n’ai pas fini.

Logique imparable.

Elle se força à se repositionner, s’appuyant sur une main pour bouger.

— Allez, viens là.

Adama l’aida, lui mettant la tête sur ses genoux en guise de coussin, la bloquant sur le côté.

— Ça ira comme ça, indiqua-t-elle en commençant à masser sa peau brûlée sur le haut de son torse avec la crème appropriée.

Elle démarra par l’endroit préféré de Tara, le côté de son cou, là où la patte du dragon n’était plus, mais l’agrippait plus que jamais. Tara s’endormit, bercée par le ressac. Elle finit par rouvrir les yeux. La main d’Adama lui caressait les cheveux et le visage. Elle l’avait recouverte d’une large étole.

— Ça va, tu es bien ?

— Oui… Excuse-moi, je t’accapare.

Adama lui fit comprendre que cela ne faisait rien.

Tara libéra un soupir profond, lourd. Elle ne quitta pas la mer des yeux.

— Je voudrais que tout s’arrête, là, maintenant… Tu ne trouves pas que c’est un bel endroit pour mourir ?

Silence.

Adama continua ses gestes tendres.

Elle s’endormit à nouveau.

— Elle aime tes genoux, on dirait. Ça fait combien de temps que tu es là ?

Yahel, venue les rejoindre dès qu’elle les a aperçues sur la plage.

— Je ne sais pas. Et peu importe, elle a besoin de repos… Ce n’est pas un bon jour. Ne t’inquiète pas, ajouta Adama anticipant la réaction de Yahel. Ta visite d’hier a dû la remuer, ce qui est un peu le but recherché. Elle a eu une nuit vraiment difficile. Cela fait partie du processus. Cela va en dent de scie. Elle a eu et aura encore ces grands moments de lassitude.

Elle comprit. Elle allait encore devoir faire preuve de patience.

— Elle s’en remettra… Elle s’en remet toujours…, assura-t-elle à Adama.

— À condition qu’elle ait autant foi en elle-même que toi…

— En tout cas, je suis heureuse de la voir en si bonne forme. Elle a même récupéré ses joues. On voit que le soleil lui fait du bien.

— Mmm… Dis-moi… Cette enfant a eu droit à peu de tendresse dans sa vie, je me trompe ?

Yahel se tut, son silence parlant pour elle.

Elle les laissa seules toutes les deux, sachant Tara entre de bonnes mains.

— J’ai encore rêvé de lui, cette nuit…

Adama ne bougea pas, ne voulant perturber Tara toujours allongée.

— Il était là, dans mon rêve, mon cauchemar. Il vient près de moi, alors que je suis là, immobilisée, et que l’autre me déchire le corps, me brûle de l’intérieur. Il me prend les joues, je lui demande de me libérer, de me laisser m’en aller ou de m’emmener, mais rien n’y fait, il me crie toujours la même chose…

Elle ne dit pas quoi.

— Quand j’étais là-bas, il était là aussi… Je savais qu’il était mort, que je devais sûrement divaguer, que c’était une création de mon cerveau pour résister, mais je le voyais, je l’entendais me parler… On a même discuté un moment. Si j’ai tenu, c’est grâce à lui. Il me soutenait, m’encourageait, me réchauffait, ne cessant de me répéter que j’étais forte, que j’allais tenir. Je le sentais près de moi. Et quand j’ai atteint ma limite, il m’a libérée… Il m’a aidé dans le délire de mon agonie comme il m’a aidé dans la réalité. Je sais que quelque part, il m’avait manipulée, utilisée, que j’étais un outil pour servir son plan. J’étais loin d’être contre ! C’était en moi, une évidence, sinon je ne serais jamais devenue ce que j’étais… Il m’a beaucoup apporté, il a pris soin de moi, il…

Soudain, Tara se tut.

— Mais tu rougis, ma parole, s’exclama Adama en affichant un grand sourire.

— Je ne peux pas te raconter ça !

— Et pourquoi pas ?

— Eh bien… C’est un peu gênant, je ne peux pas t’en parler, pas à toi, pas maintenant que…

— Je sais que vous avez été amants, si c’est ce qui t’inquiète.

— Justement ! T’as pas envie de me tuer ?

Adama secoua la tête, sans se départir de sa bonne humeur.

— Tu n’as jamais vraiment répondu à ma question. Pourquoi prends-tu soin de moi ? Pourquoi toi ? Tu devrais me haïr ?

Adama eut un petit soupir.

— Il m’a beaucoup parlé de toi, alors j’aime à croire que c’est ce qu’il aurait voulu. Pour Yahel, aussi. Elle t’adore. Et puis, c’est ma vocation. Je récupère les petits oiseaux blessés et je les aide.

— Tu soignes les corps et les âmes… C’est ce que m’avait expliqué ton fils à l’époque, ajouta-t-elle devant l’air étonné d’Adama, qui finit par acquiescer.

— Rassure-toi. Si c’est cela qui te gêne, j’ai en effet été sa femme autrefois, et je suis la mère de ses enfants. Nous nous sommes aimés, nous avons eu nos moments, et il est parti suivre son destin. Je l’ai laissé partir, comme il me l’avait demandé. Il savait qu’il ne me laissait pas seule. J’ai une grande famille, toujours présente pour les enfants et moi. Je comprends pourquoi il a voulu nous tenir à l’écart. C’était pour notre sécurité, et pour nous épargner d’avoir à vivre dans la peur et la barbarie. Je n’avais qu’à voir l’état des gens qu’il me demandait d’accueillir pour les soigner.

— Tu sais, ce n’était pas si terrible que ça. Ici, je ressens la même quiétude qu’au village, le même havre de paix… Il n’y a plus personne là-bas, n’est-ce pas ?

— À ce que j’en sais, non… Tout va bien. Ils l’ont juste évacué, par sécurité, comme vous l’aviez prévu. Tu pourras y retourner, un jour.

— Je ne pense pas, non…

— Mmh… Tu verras bien. Sache que si tu le veux, tu es la bienvenue. Tu peux rester ici, si c’est ton choix. D’autres l’ont fait avant toi. Mais n’oublie pas non plus que tu es attendue. Et pour en revenir à ce qui te tracasse, comment vous en vouloir ? Que les êtres se rapprochent, se réconfortent dans les moments difficiles, c’est humain. Nous apprenons à nos enfants, pour éviter qu’ils se jalousent, que l’amour n’a pas de limite. Pourquoi l’amour devrait-il être différent pour le reste, si tout le monde y trouve son compte ? J’ai tout de suite compris qu’il ne m’appartenait pas, pas plus que je ne lui appartenais. De l’amour, il en avait tant à donner… Cela n’effacera jamais celui que je ressens pour lui. Je ne dis pas que je n’ai pas été jalouse, mais en réalité, c’est parce qu’il me manquait. Je jalousais tout ce qui me l’ôtait, y compris son destin, y compris son rêve. Et puis… Je savais qu’il prenait particulièrement soin de ses armes, ajouta-t-elle malicieuse. Il savait lire le corps et le cœur des femmes.

Elles échangèrent un regard, et une compréhension mutuelle s’installa entre les deux femmes.

— Le corps, oui, reprit Tara plus sérieusement. Mon corps est mort, brûlé de l’intérieur, il ne peut plus rien ressentir. Pourtant, entre ses mains, il était capable de s’éveiller, de s’illuminer. Ma peau, ma chair pouvaient éprouver autre chose que la souffrance…

— Repense à ces moments…, l’encouragea Adama d’une voix douce. Cela te revient ?

— J’essaie…

Elle se replia sur elle-même, les bras contre la poitrine. Adama lui pressa l’épaule un moment.

— Tu sais, finit par reprendre Tara finissant par se détendre, entre nous, ce n’était pas…

Adama lâcha un petit rire.

— Lui aussi, étrangement, avait du mal à prononcer ce simple mot. Son amour, il l’exprimait par ses actes et par ses gestes.

— Non ! Du réconfort, oui, de la détente, mais pas… Tu l’as jamais fait pour t’amuser ? Ou par simple envie ?

— Je ne sais comment l’expliquer mais, malgré les longues absences, je n’ai jamais eu envie que de lui.

— Tu loupes quelque chose ! Bon, c’est vrai qu’après lui, la concurrence est rude. Et l’emballage ne fait pas tout. Je me rappelle avoir commencé par des yeux d’un vert ! Un vert profond, qui contrastait magnifiquement avec sa peau dorée… Heureusement, il apprenait vite.

— Non ! Le prince et toi ?

— Tu le connais ? C’était avant qu’il rencontre sa femme, je précise.

Adama éclata, ne pouvant se retenir plus longtemps.

— Merci de me faire rire comme ça, réussit à dire Adama après que son rire se soit apaisé.

Tara n’avait pas rit. À peine les lèvres plus étirées. Toujours mieux que rien, si quelques mots échangés pouvait lui changer les idées, la détourner de pensées plus sombres, ne serait-ce qu’un moment.

— Adama, parle-moi de Mahdi.

— Tu dois mieux le connaître que moi. Je ne l’ai pas beaucoup vu ces dernières années. La dernière fois qu’il est venu, c’était bien il y a deux ans. Puis plus rien, pas le moindre mot. Il nous avait prévenus, mais… Et soudain, il nous a appelé, plusieurs fois en quelques jours. Puis encore le silence. Quand le visage de Yahel en larme m’est apparu à l’écran, j’ai compris tout de suite.

Adama resta bien songeuse un long moment.

— Mais avant, comment était-il ? Qui était-il ? Au fond, je ne sais rien de lui.

— En fait, je l’ignore, répondit Adama, pensive. Il m’est apparu un jour. Je m’en rappelle. Sur la plage, celle où il repose. D’où il vient, son enfance, sa famille… rien. Je n’en sais pas plus que toi. Il était là, et pour moi, c’était tout ce qui comptait…

Tara se redressa.

— Je ne l’ai pas beaucoup vu non plus ces dernières années. Au début, il m’a permis de découvrir ce dont j’étais capable, jusqu’à ce que… Je le côtoyais quand il le fallait. Je prenais acte de ma mission et je repartais, je le fuyais. Il a dû me rappeler pour les combattre. Je me doutais que ce qui nous attendait seraient d’une sauvagerie rare. Je savais ce que j’allais devoir y mettre, que je devais mettre de côté mon humanité. Et ce soir-là, avant le début des combats, c’est moi qui suis allée à lui. J’avais besoin de me rappeler que j’étais vivante… Quand j’y repense… La veille encore, il est venu me nourrir, me masser les épaules. Je devais être vraiment exténuée suite aux derniers jours, je me suis endormie comme une masse alors qu’on était installé dehors autour d’un feu. Le pauvre, il a encore dû me porter, car je me suis réveillée bien au chaud sous sa couverture. Il m’avait même laissé mon petit-déjeuner. Tu te rends compte, du café ! C’est si rare. Je me suis réveillée juste à temps pour le départ. Après… S’il avait su, jamais il ne m’aurait laissé partir. Il aurait tout fait pour me retenir. Il l’avait déjà fait avant. Là, il culpabilisait déjà tellement…

Adama regarda le visage de Tara rivé vers l’horizon, à la fois triste et plein d’assurance. Elle se rappela alors de ce que lui avait raconté Simon à travers l’écran, lorsqu’il avait réussi à revenir de l’attaque, et alors qu’elle-même était encore sous le coup de la nouvelle de sa mort, souhaitant connaître ses derniers instants.

— Je l’ai vu la bercer en lui caressant le visage. Il avait l’air de lui chuchoter continuellement quelque chose à l’oreille. Je ne l’avais jamais vu comme cela. Je ne saurais dire s’il était triste ou en colère, et vu son ton, je n’ai pas cherché à discuter. Il y avait quelque chose de différent, c’est pour cela que je suis allé voir et que je les ai observés en silence.

Elle ne dit rien de cela à Tara.

— Euh, tu crois que ça vient par ici ?

— Je crois qu’il faut rentrer, confirma Adama, voyant le ciel au loin, envahit d’une menace sombre, grondante, entrecoupée d’éclairs. Le beau temps a décidé de nous quitter.

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