46 – 2 Ce monde était en train de me tuer

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Oui, ça je me doutais que tu n’es pas d’ici. Pauvre être perdu, échoué là. Quelque part, je ne peux pas t’en vouloir. Tu nous as considérés comme des jouets, des objets sans valeur, des êtres inférieurs. Tu as commis les mêmes erreurs que les humains l’ont fait par le passé, plus d’une fois. Tu as été attiré par les mêmes travers. Tu aimes les mêmes horreurs, douleurs, sang qui coule, mal, conflit, destruction, puissance, supériorité, pouvoir. Tu es fasciné par notre espèce… Au final……

— Oui… Tu es aussi vil, aussi faible que nous. Il est trop tard pour toi, depuis bien avant notre rencontre. Tu t’es laissé… empoisonné !

Ce dernier mot, elle le hurla, brandissant son bâton, l’abaissant aussitôt pour cogner, trancher sans relâche. Elle se libéra, se retrouva rapidement campée sur ses pieds, en rage. Et elle avança tout en continuant à danser avec son arme, assenant coup et fauche à chaque pas, à chaque mot qu’elle prononça.

— Tu bousilles mon rêve de gosse ! Moi qui espérais tant des autres êtres pensants de cet univers. Moi qui voulais tant y croire, qui voulais croire que vous valiez mieux que nous ! Et c’est toi que nous rencontrons ! Comme si les humains avaient besoin de toi pour s’entre-tuer, s’autodétruire et détruire ce qui les entoure. Ils savent très bien le faire tout seul. Et toi, tu les as encouragés, tu les as poussés !

Elle avança encore, chargeant tout en évitant ou repoussant le gros de ses attaques, ignorant tout ce qui passait au travers de sa défense.

— Tu aimes notre guerre, hein ? Nos guerres ! Tu es aussi pourri et arrogant que nous pouvons l’être, nous, humains. Oui, j’ai vu en toi. Tu savais que je pouvais survivre !

— Oh oui ! Je voulais voir ce que ça fait de mourir étouffé sous terre, mais je n’ai jamais laissé vivre mes sujets assez longtemps pour ça. Je t’ai donné une chance infiniment faible. Si personne ne t’avait sauvé, j’aurais étudié ton agonie. Mais là, c’est mieux ! Tu t’es accrochée, et tu es revenue !

— Je comprends que tu t’es servi de nous, Tu t’es joué de tous ces gens comme de ton propre pantin, tu les as manipulés pour assouvir ta soif d’expérience sur nous, simples humains. Et au final, le seul qui s’est intéressé à toi autrement que comme un sujet d’étude, le seul qui ne t’aurait pas torturé au nom d’un intérêt scientifique, qui a vu d’autres possibilités en toi, tu as fini par le tuer, lui aussi. Tu l’as trahi !

— Je l’ai juste traité comme j’ai été traité. Vous aussi, les humains, vous aimez jouer à la souffrance. Oui, les tiens auraient maltraité mon corps. Je l’ai vu. Je ne pouvais pas vous laisser faire. Et vos émotions, elles font… mal ! Ce que vous appelez l’amour, la peine, la joie… la haine !… Si mal ! Alors j’ai joué pour comprendre, pour ne plus avoir mal. Et je lui ai appris ce que j’avais appris. Il avait envie d’apprendre. Et oui, il y gagnait !

Il jubilait. Elle en était écœurée.

— Son arrogance, sa cupidité… Tout cela t’a perverti, a fait de toi un être dégénéré, malsain, incontrôlable, hélas… C’est clair. Toi aussi, tu es un démon. Je ne peux te laisser vivre. Je ne sais pas encore comment, mais… Je dois te tuer !

Elle tenta d’enfoncer sa défense. Elle l’entendait rire dans sa tête.

— Mais toi, tu n’es pas différente. Toi aussi, tu aimes la guerre. Oui, je l’ai vu en toi, et je les vois. Tes dragons. Ils attaquent ma petite armée en ce moment-même. Regarde ! Comme tu l’avais prévu ! Continue la guerre pour moi !

— Hein ?

— Tue pour moi.

— Tu es malade !

— Qu’est-ce qui te dit que je suis différent ? Tu ne veux pas connaître les miens ? Regarde !

Elle résista.

— Non, je ne veux pas savoir. Inutile ! J’ai vu. Je sais qu’ils sont loin. Cela me suffit. Je ne veux pas gâcher le reste.

— Allez… Tu l’as fait pour lui, fais-le pour moi !

— Pas question. Jamais !

— Tu es parfaite. Remplace mon pion, et fait la guerre pour moi.

Elle lui assena un mauvais coup en hurlant.

— Ta guerre m’a tuée !

Il n’aima pas. Il réagit sérieusement cette fois-ci. Il ouvrit quelque chose dans son corps, cette chose qui pouvait servir de bouche. Cela changea. Des piques en sortirent, fusèrent. Elle arriva à en éviter une partie. Les autres lui firent de belles estafilades, lacérèrent sa peau, la transpercèrent par endroit, pénétrant sa chair, tels des sortes de dards. Cela la ralentit un instant. Un instant seulement.

— Tu ne m’amuses pas. Tu fais mal.

— Tant mieux. Tu ne me feras pas reculer. J’arriverais à t’avoir. Tu m’as préparé sans le vouloir. Tu m’as forgé dans la douleur. Grâce à ta marionnette et grâce à toi, je la connais bien. Je la fais mienne, je l’absorbe et je l’oublie !

Elle progressa, attaquant sans répit malgré les blessures qu’il lui infligeait en retour. Il recula.

Des mouvements derrière la paroi, lui prouvant que cela se battait, en effet.

Ne te laisse pas distraire ! Ils savent ce qu’ils ont à faire.

Je dois continuer. Je sens la fatigue. Mes jambes sont plus faibles qu’avant. Il faut que je trouve vite son point faible avant que…

Ce qu’elle craignait arriva. En déviant la pression d’un de ses assauts, un de ses genoux cria son agonie, céda sous elle. Cela la fit rater une attaque tout en évitant une des siennes sans le vouloir. Un coup de chance qui ne durerait pas. Un genou à terre, elle était une proie facile. Elle ne put éviter une grosse masse qui l’envoya valser, la retrouvant face contre terre.

Relève-toi !

Elle s’appuya sur ses mains, entreprit de se redresser, mais le monstre en profita. Il la cogna par-derrière, l’assomma d’une volée de coups. Il s’interrompit, elle tenta encore de se relever, il la submergea à nouveau, la clouant au sol. Elle encaissa encore. Il appuyait sur son dos, comme pour l’écraser.

Mon dos !

Elle ne sut comment, elle croisa le regard de Yahel. Les mains appuyées à plat contre la paroi, cette dernière se mit à taper frénétiquement dessus, ses lèvres remuant pour lui dire quelque chose, alors que les coups fusaient. Tara vit ses larmes. Elle la vit reculer alors que des impacts marquaient la matière translucide juste à côté. C’était Marc qui essayait de briser la paroi en tirant avec une arme à feu. Lui qui n’avait jamais participé à un combat…

Sacrément solide, nota-t-elle.

Mais… Qu’est-ce qu’ils font là, tous les deux ? Ils se sont déjà assez mis en danger !

Le monstre changea de tactique. Il la traîna sur le sol jonché de morceaux de roches et de poussière en la tenant pas les pieds, s’enfonçant plus profondément dans la grotte. Il semblait vouloir l’emmener vers ce passage tout au fond.

Merde ! Allez, bouge !

Chère amie, tout va bien. Regarde, je ne lâche pas. Je le tiens toujours.

En effet. Sa main droite serrait fermement son bâton, bloquée, comme programmée. Tout en se débattant tant bien que mal, en mauvaise posture pour arriver à l’atteindre, elle frôla avec ses doigts ces deux boutons, ces fameuses commandes sur son arme…

Je n’ai jamais utilisé ces commandes. Tu les as fait ajouter alors que je t’avais fait front, ne voulant pas comprendre que tu voulais sauver ma vie. J’ai vu ce que cela pouvait donner. C’est efficace et fragile à la fois. Cela déséquilibre l’arme. Un ajout pour une occasion spéciale, car il faut être sûr de son coup.

Il la souleva, ses tentacules enveloppèrent son corps, et il serra, essayant de faire ce qu’il avait échoué à l’époque. Il compressa plus fortement ses membres, son corps, tentant de la broyer. Mais elle ne lâcha pas.

Mon roi, aurais-tu seulement pu imaginer meilleure occasion ?

Il faut que… je trouve… comment !

À tout prix !

Je te sauverais, je vous sauverais tous !

Sa main s’accrocha désespérément au bâton, plus que jamais. Elle força de toute la puissance qu’elle pouvait y mettre.

Je dois trouver. Je dois bouger…

Je dois le tuer !

Arborant un sourire sauvage, elle narguait le monstre la tenant à sa merci. Il voulut la déconcentrer. Elle retint la nausée provoquée par ses caresses malsaines et nauséabondes parcourant son corps. Elles parvinrent à son visage, enserrèrent ses cuisses, se faufilèrent sous ses vêtements.

— Ah non, pas question que tu recommences !

Il riait dans sa tête, alors qu’il lui imposait d’autres images, d’autres souvenirs, où apparaissaient Simon.

— Allez ! Je sais que tu as aimé mon petit cadeau. C’est mieux comme ça, non ? Elles sont bien, mes petites réparations. L’architecture et la programmation de vos organismes sont si fascinantes ! Il suffit d’un rien, une toute petite modification sur un influx nerveux, une petite déviation de l’autre côté, et ce que vous appelez plaisir devient douleur.

— C’était de ta faute ? Je vais te tuer !

Il avait commis son erreur, provoquant sa fureur. Elle poussa, poussa et poussa encore, le bout de son bâton atteignit enfin sa chair. Elle pressa, enfonça progressivement la lame dans les profondeurs de sa chair.

Là ! Maintenant !

Un bouquet de lames éclata dans le corps de la bête, le faisant… crier ? Même si cela lui vrilla le cerveau, cela s’avéra efficace. Il renâcla, gigota brusquement de droite et de gauche, relâcha un peu la pression, de quoi lui permettre d’enfin tenir son arme à deux mains.

Vas-y, pousse, tire, tourne, n’importe quoi, n’importe quel sens où ça marche ! Trouve !

Allez !

De toutes les forces de ses bras, de ses mains, les veines de son cou étirées au maximum, elle insista, réussissant à écraser, trancher, et broyer.

Oui !

D’un coup, ça céda, ça arracha un morceau. Sous le coup de sa propre souffrance, il la libéra. Elle le poursuivit, le trancha encore, encore et encore. Les lames se brisèrent, mais elle s’y attendait, et ça marchait. Il ne fallait surtout pas qu’elle lui laisse le temps de se reprendre.

Il tenta de fuir. Elle enclencha la dernière commande. Une longue lame, très légèrement courbée, en sortit. Elle lui faisait penser à une faucille.

La jolie faucheuse. Mon roi, comme tu me connais bien. Mon ennemi, elle sera pour toi !

En extase, elle courut vers lui, l’adrénaline annihilant toute douleur. Elle s’élança, faucha. Il contre-attaqua, la transperçant davantage. Elle le sentit dans ses bras, mais trop tard pour lui.

Après avoir vacillé pour finir par céder à la pesanteur, l’énorme corps étrange gisait à terre, flasque, inerte. Penchée au-dessus de lui, à l’endroit où elle pensait avoir repéré sa conscience, la faucille encore plantée dedans, elle le dominait. Ces yeux inconnus qui la regardaient, qu’exprimaient-ils ?

— Ahhh !

Une douleur la saisit, violente, intense. Trois pointes apparurent sur son ventre.

Merde…

Elle cracha, vomit du sang.

Mais il m’attaque par-derrière en plus ! L’enfoiré.

— Tu vas crever, oui !

Elle s’acharna, malgré son bras fonctionnant mal, essaya d’extirper la longue lame, qui se cassa. Il tenta de la tirer en arrière, la soulevant légèrement en bougeant les choses fichées à travers son corps. Elle planta alors le bâton tel quel, planta et planta encore, l’abandonna, le laissa fiché dedans, le temps de prendre un de ses couteaux de son autre main. Elle rua violemment en avant, et à deux mains, elle l’enfonça, tourna, trancha.

Dites-moi que c’est le moyen pour faire cesser cette guerre inutile. Assez de sang versé, assez d’enfants sacrifiés.

— Tu…

Elle planta.

— M’as…

Et planta.

— Tuée !

Et planta encore.

— Crève !

Et encore, et encore, lui balançant à travers ses coups toute la haine, la souffrance, l’humiliation, la vengeance, la colère, tout ce qu’elle avait accumulé en elle toutes ces années terminant en un long cri de fureur sauvage.

S’aidant de son bâton, comme sonnée par sa propre fureur, elle se redressa tant bien que mal. Avec son extrémité aux lames brisées, elle tâta le corps inerte, cherchant le moindre frémissement, signe de vie. Les masses inertes pressant les organes de son ventre s’évanouirent, chutèrent, flasques, poisseuses.

Pauvre être trop jeune, trop fragile, trop faible, si seul, isolé, devenu fou loin des siens. Tu n’as pas pu, ou pas su voir les beautés de ce monde. Quel dommage. Ta venue, même imprévue, aurait pu être une chance magnifique pour nos deux espèces. Cette capacité même, un pouvoir extraordinaire pour nous, tu n’en aurais pas fait un outil des plus vils. Peut-être en un autre lieu, une autre époque… Peut-être… Au lieu de cela…

Même si cela n’a plus d’importance, je suis tout de même curieuse de savoir ce qui a endommagé son vaisseau… Hélas, nous ne saurons jamais. Je ne saurais jamais.

— Dis-moi, tu es bien mort cette fois ?

La vie la fuyait, s’échappait de son propre corps. Elle vacilla, recula, un deux, trois pas. Elle chercha de l’air qui la brûla, le peu qui parvenait à entrer. Elle leva son visage vers le ciel. Pas d’étoiles, que de la roche. Mais elle les savait de l’autre côté. Elle connaissait une partie de leurs secrets.

C’est donc là, sous cette terre que j’ai parcourue, que je vais mourir ?

Et bien soit.

Un bruit métallique résonna dans la cavité. Un objet venait de tomber, percutant le sol.

Qu’est-ce que c’est ?

Ses jambes cédèrent. Le monde bascula.

Je suis si lasse… Je vais me reposer.

De l’autre côté de la paroi, le combat s’enclencha dès que la situation dégénéra à l’intérieur. C’était le signal qu’ils attendaient tous. Ainsi, ils n’auront pas été les premiers à tirer. Mais quelque part, tout avait dégénéré. À l’extérieur, grâce à la foule restée à manifester dans les villes, occupant ainsi les autres troupes de soldats noirs, les renforts purent emprunter des routes secondaires sans être inquiétés. Ils arrivèrent au bon moment pour l’escorte de dragons. Mais dans la grotte… Simon en perdit la parole, malgré Élie le secouant, le suppliant de trouver une solution pour aller l’aider, ou les appels de compagnons sur le terrain, se demandant ce qu’il se passait là-dedans.

— C’est son combat, fut tout ce que répondit Simon en chuchotant. C’est son combat… C’est ce qu’elle voulait…

Au moment où Tara se faisait transpercer devant Yahel, où elle frappa en réponse, encore et encore, de toute son énergie, hurlant des mots qu’elle n’entendit pas, hurlant sans fin, la bataille des dragons était quasiment terminée, quasiment gagnée. Désespérée, Yahel attrapa ce qui lui tombait sous la main, cogna avec sur la paroi, essayant encore de briser cette foutue putain de…

Un frémissement. La paroi se releva, sans raison apparente, trop lentement à son goût. Sans porter attention à l’étrange pestilence se dégageant de l’intérieur, elle guetta le moment propice pour se faufiler, sans quitter des yeux l’autre côté.

Au même moment, la main de Tara, cette main à moitié faite de mécanique, qui était resté fermé sur son arme tout le long du combat, s’ouvrit. Le bâton tomba, chuta sur le sol. Le son de sa chute résonna, passa sous l’interstice qui s’agrandissait.

Non !

Sous ses yeux effarés, Tara suivit le chemin de son arme.

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