Chapitre 2 : Amaury

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Alphonse Dimont, en tant que capitaine, avait pensé à tout : des cordes avaient été apportées pour nous permettre de retrouver notre chemin en cas de perte. Peut-être était-ce son obsession pour le true crime, ayant regardé d’innombrables vidéos sur la forêt d'Aokigahara au Japon, surnommée la forêt du suicide en raison des nombreux Japonais s'y rendant pour mettre fin à leurs jours. Personnellement, bien que cette jungle oppressante et terrifiante me mettait mal à l'aise, je me réjouissais de ne pas être actuellement au Japon. La perspective de découvrir des cadavres me donnait des frissons, et je ne voulais surtout pas être confronté à une telle scène.

Je m'occupais d'accrocher les cordes aux troncs d'arbre, mes mains moites luttant contre la chaleur étouffante d'août. Sous les 33 degrés, la sueur perlait de mon front, des auréoles se formaient sous mes bras, et mes pieds glissaient dans mes bottes trop grandes. Après plusieurs heures de marche, je pressentais l'apparition imminente d'ampoules. Les cordes, lourdes, m'arrachaient la peau des doigts, créant des cloques dans mes paumes. Cependant, j'avais confiance en Alphonse. Je le suivais pas à pas, persuadé que ses repères dans cette forêt immense étaient une mise en œuvre sage. Les cordes, nouées à intervalles réguliers, tous les dix kilomètres, reliaient un arbre à l'autre, lorsque c’était possible. Certains troncs étaient presque invisibles, recouverts de feuillets, de fleurs, de champignons, voire de troncs eux-mêmes. Comme s’ils étaient engloutis par les leurs.

Malgré notre entraînement militaire, progresser dans les ronces, les buissons et les lianes était un défi. Les oiseaux, le bois qui craquait sous nos pieds, le vent, la pluie constante et les gouttes d'eau qui se broyaient sur le sol, sur les feuilles, sur nous créaient un ensemble assourdissant. La fatigue s'emparait de moi, la chaleur nous écrasait, et je commençais à perdre patience. Cependant, le temps était compté. L'annonce de la disparition de Lydie et d’Ameline remontait à deux semaines, et une de moins pour les policiers. Il y avait encore une chance qu'ils soient en vie, surtout s'ils avaient établi un camp près de la rivière Maroni. Partis à l'aube, nous l’atteindrions avant la nuit. Mais l'épuisement me gagnait, mon cœur battait à toute allure, mes jambes s’alourdissaient, et mes pieds souffraient. Malgré tout, je ne flanchais pas pour Alphonse.

Alphonse était un grand ami d’enfance, nous avions passé toute notre jeunesse dans la même école et nous étions vite devenus inséparables. Si bien que je l’avais suivi les yeux fermés dans l’armée à nos dix-huit ans. Mais face à mes camarades, je n’avais pas de traitement de faveur. Je devais le nommer « Capitaine » comme tout le monde. Pourtant, en dehors du service, nous partagions tout notre temps. Malgré ça, je lui en voulais d'avoir organisé cette expédition en Guyane, dans cette forêt tropicale. Je comptais bien lui rappeler cette décision.

Nous persévérions à marcher en silence, concentrés sur nos pas pour éviter les pièges du sol. Alphonse menait la marche devant, tandis que je continuais d'attacher les cordes, parfois avec son attente, parfois sans. Alors que j'entamais la septième corde, nous accédions enfin à la rivière Maroni après dix heures de périple, peu de temps avant le coucher du soleil. Le son de l'eau coulant était différent de celui des oiseaux et du vent. C'était comme si nous avions atteint notre objectif, mais nous ne pouvions anticiper les tournures potentielles de cette mission.

— On ne se relâche pas, nous motiva Alphonse. On va finir par les trouver !

— Oui, capitaine ! chantions tous ensemble.

Mon « oui » sonnait d'une hypocrisie développée au fil des années dans l'armée. En réalité, tout ce que je désirais, c'était faire une pause. Nous n'avions pas mangé de la journée, car chaque heure rapprochait nos compatriotes de la mort. Je ne blâmais pas Alphonse pour repousser nos limites, mais mon corps était sur le point de céder. J'étais essoufflé, chaque seconde sans me déplacer me procurait un soulagement bienvenu, alors que je nouais les cordes ou que nous entendions le doux murmure de la rivière. Mon cœur menaçait d'exploser, mort d’une crise cardiaque : ridicule.

Je me demandais si l'on pouvait vraiment mourir d'épuisement à force de marcher. Probablement. En tout cas, je devais garder mon esprit occupé pour éviter de songer à mes jambes de plus en plus fragiles.

— Dites-moi, brisai-je le silence qui s'éternisait, vous pensez qu'on peut mourir de fatigue ?

Killian fut le seul à me jeter un regard, un sourire moqueur étirant son visage, comme si la réponse était évidente et que j'étais le seul à l'ignorer. Mes yeux se plongèrent dans les siens, découvrant la couleur bleue, puis se détournèrent instinctivement vers la cicatrice qui traversait son œil droit jusqu'à son sourcil. Je ne pus contenir mon regard, empreint de curiosité malsaine. Qu'est-ce qui avait pu causer cette balafre sur sa figure ? Je n'avais retenu mon attention que quelques secondes, mais assez pour deviner que cette blessure était ancienne, cicatrisée depuis plusieurs années, probablement bien avant qu'il ne devienne soldat.

Son rire retentit derrière moi, celui de Killian. À cet instant, je le détestai. Je ne le connaissais que de nom : Killian Bonnel, mais ma fatigue me rendait intolérant envers tout le monde.

— Tu connais pas les marches de la mort ? me demanda-t-il en retrouvant son sérieux.

Je ne répondis pas, honteux de mon ignorance. Le silence devint accablant, soulignant mon manque de culture, comme si j'étais un idiot incapable de se renseigner.

Alphonse ralentit. Je pensais qu'il avait découvert des indices sur la disparition des étudiantes en langues, mais il répliqua simplement à Killian, qui s'apprêtait à parler :

— Ce sont des convois de prisonniers envoyés vers d'autres camps de concentration. Les pauvres déportés étaient tout aussi épuisés que nous et se faisaient exécuter s'ils ne suivaient pas les gardiens à la trace. Voilà ce qu'il en est. Maintenant, arrêtez de vous plaindre. Par respect pour eux.

Alphonse avait raison. Nous n'avions pas le droit de nous lamenter. Nous étions des privilégiés, du fait de notre statut social, de notre carrière et de notre détermination. Nous étions tous volontaires, et nous devions assumer notre choix.

Soudain, Alphonse leva la main droite, dos à nous. Nous nous arrêtâmes par réflexe. Jaguar ? Indices ? Menace ? Pendant que je reprenais mon souffle, mes mains agrippées à mes genoux, mon buste penché en avant comme si j'allais vomir, le chant des oiseaux m'oppressait, le vent glaçait mon sang, et la pluie continuait d'irriter mes pieds. Que se passait-il ?

Alphonse resta sans voix pendant d’interminables secondes, assez longtemps pour que je m'approche de lui. Là, je le vis... ou plutôt : je les vis.

— Tu vois ce que je vois ? me demanda Alphonse.

— Oh oui.

La déception me serrait les entrailles, puisqu'il ne s'agissait ni de Lydie et d’Ameline, ni de policiers venus les chercher. Mais seulement de leurs vêtements, pliés, soigneusement disposés. Pourtant, un grand soulagement m'envahit à leur vue, car cela témoignait une avancée significative dans notre mission. Leur trace n'était pas loin.

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