Chapitre 10 : Ninon.

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Le comportement de Killian restait insaisissable, et même s'il était solidement attaché par un triple nœud, je tenais fermement mon arme dans ma main. Mon index reposait sur la détente, prêt à réagir au moindre geste brusque de sa part. Je n'avais aucune intention de le tuer, mais il était hors de question qu'un de nous subisse des violences pendant son sommeil, à l'instar de ce qu'avait vécu Lola. Et si ses agressions se limitaient aux femmes ? Et s'il nous attaquait tous ? J'avais toujours ressenti une certaine sécurité parmi ces soldats masculins, malgré le sexisme persistant dans l'armée. Dans cette mission particulière, surtout depuis que nous étions piégés dans cette forêt maudite, je pensais que notre survie serait la priorité, et non pas l'objectivation des femmes. Cependant, depuis l'attaque de Killian contre Lola, la crainte s'était installée en moi, imaginant l'éventualité qu'un de nos camarades masculins puisse nous attaquer. Nous n'étions que quatre femmes pour neuf hommes : Lola, Ariane, Mégane, et moi-même. C'était peu, mais nous avions l'avantage d'une solidarité bien plus forte entre nous que celle partagée avec les hommes.

Près de Lola et Ariane, je discutais de leur état : le choc, la colère, la peur. Leurs émotions étaient compréhensibles, inévitables. Quand j'appris que la blessure de Lola était superficielle, bien que douloureuse, un certain soulagement m'envahit. Cependant, une interrogation persistait :

— Mais qu'est-ce qui a pris à ce malade ?

— Une question sans réponse, répondit Lola.

Cette explication ne me satisfaisait pas, je voulais en savoir plus. Et parmi nous, une seule personne aurait pu mettre Killian suffisamment à l'aise pour qu'il confie son crime : le capitaine.

Je l'aperçus au loin, sa mâchoire serrée, une veine saillant de sa tempe gauche, ses sourcils figés dans une expression tendue. Abandonnant Lola et Ariane, je m'approchai de lui, fière de mon idée.

— On devrait le menacer pour qu’il avoue.

— Hors de question. Il y a eu assez de violence comme ça.

Le capitaine était indubitablement un bon soldat, mais sa propension à rechercher la paix me semblait lâche. Il était réticent envers les armes, adoptant une attitude trop hippie à mon goût. Pourtant, la paix, nous ne l'obtenions qu'à travers la violence, et c’était un fait indéniable. Sa réaction irrita mes nerfs. Nous étions des soldats, et il était de notre devoir de faire usage de la force quand nécessaire. Je ne préconisais pas d'assassiner Killian, mais un petit coup de crosse dans la tête ne lui aurait pas fait de mal.

Ma frustration fit resserrer ma main autour du métal de mon arme. Et si je prenais les choses en main seule ? Je n'avais pas besoin de l'aval de mon supérieur, après tout. Cependant, avant que je ne puisse prendre une décision, le capitaine se précipita vers Killian. Il s'agenouilla devant lui avec une apparence calme, comme un ami réconfortant un blessé. Or, la véritable blessée était Lola, pas ce connard de Killian. La sagesse du capitaine me laissait perplexe, son sérieux et sa discrétion tranchant avec d'autres officiers qui auraient peut-être été d'accord avec mon approche plus directe.

Je le suivis pour ne rien manquer de la conversation : mon naturel curieux était une constante.

— Qu'est-ce qui t'a pris, bon sang ? interrogea le capitaine Killian, ignorant ma présence.

— Je vous l'ai dit : c'était ma femme.

— Que veux-tu dire par là ?

— Ce n'était plus Lola. Elle avait le visage de ma femme.

Le capitaine souffla du nez, perplexe devant ce discours inchangé depuis le début. Killian avait sombré dans la folie, c'était indéniable. Nous nous éloignâmes de lui, le laissant seul avec ses délires. Le capitaine rejoignit Amaury, toujours collé à son cul. Quant à moi, qui ne désirais rien rater de la discussion, je le suivis.

— Alarie, tu sais ce qu'il s'est passé avec la femme de Killian ?

— Aucune idée, capitaine.

C'était donc ça. Sur le moment, je ne compris pas ce que Killian voulait dire par : « Elle a besoin d'une césarienne », mais dès que le capitaine s'intéressa à son passé, tout s'éclaira.

— Putain ! Sa femme était enceinte. Elle est morte en accouchant. Les chirurgiens lui avaient pratiqué une césarienne, mais ça ne l'a pas sauvée.

— Qu'est-ce que ça signifie ? Killian aurait eu une hallucination ?

Je haussai les épaules. Je n'en savais pas plus. Tout ce que je savais, c'était que le bébé avait survécu et qu'il avait aujourd'hui trois ans. Pauvre gosse. Orphelin, et son seul parent était devenu fou, si encore nous arrivions à sortir vivants de cette forêt.

Soudain, des cris attirèrent notre attention : « Non, ne fais pas... » En me retournant, je vis Lola devant Killian, tenant un couteau ensanglanté. Elle venait de lui trancher la gorge. Nous nous précipitâmes vers elle pour l'écarter et éviter davantage de dégâts. Le capitaine lui arracha l'arme des mains.

— Maintenez-la !

Mon regard était fixé sur Killian, ses yeux bleus grands ouverts. Je plaçai ma main sur son poignet et essayai de sentir son pouls.

— Il est mort.

Paix à son âme. Killian venait d'être tué par Lola. C'était beaucoup à encaisser en une heure à peine. L'impression que nous devenions tous fous s'installait, et plus seulement Killian. Entre la maladie qui nous épuisait, la forêt qui altérait notre lucidité, et l'ambiance délétère de notre groupe, tout cela formait un cocktail explosif.

La colère du capitaine monta en flèche : ses veines semblaient prêtes à éclater sous sa peau. Tous ses muscles étaient tendus, ses poings serrés, bien qu'il se retienne, ça ne l'empêcha pas de hurler à son tour.

— Lola Sonier ! Qu'est-ce qui ne va pas chez toi ?

— Il était dangereux, répondit-elle calmement.

— Il était attaché !

Lola était instable, tant psychologiquement que physiquement. Sa blessure la contraignait de se déplacer correctement, et lui laisser une arme à la main était tout sauf une bonne idée. Merde ! Elle venait de tuer Killian. Son pauvre enfant se retrouvait sans parent, à trois ans ! Je n'appréciais pas spécialement ce type, mais il avait le droit de vivre, comme nous tous.

La peur de Lola s'instilla en moi, la crainte qu'elle nous attaque tous pendant notre sommeil. Nous étions entourés d'armes, y compris des mitraillettes faciles d'accès. Même en faisant des tours de garde, la maladie nous empêchait d'être pleinement attentifs. Une simple seconde d’imprudence suffirait pour qu'elle s'empare d'une arme et paf ! Nous serions tous perdus.

Pour moi, une seule solution s'imposait : exclure Lola du groupe. Si ça ne tenait qu'à moi, je l'aurais même attachée à un arbre, comme on abandonne un chien. Cependant, le capitaine aurait trouvé ça trop cruel.

— Il faut la mettre dehors ! ai-je insisté.

Certains soldats, dont Aaron et Gauthier, étaient d'accord avec moi : Lola était bien trop dangereuse pour rester au sein de notre groupe.

— C'est vrai, a ajouté Aaron. On ne peut pas garder une meurtrière avec nous.

Amaury s'opposa à notre avis, persuadé que Lola conservait un bon fond. Pour ma part, je n'y croyais pas une seconde.

— Nous sommes tous des meurtriers. Nous avons tous fait la guerre. Nous avons tous tué.

— Pas nos alliés !

— Une vie reste une vie. Ce n’est pas pour autant qu’on doit l’abandonner dans cet enfer. Elle ne s’en sortira jamais vivante ici.

— Il fallait y penser avant d’abattre Killian.

Le capitaine, jusque-là silencieux, prit la défense d'Amaury : surprenant. Ces deux-là étaient toujours d'accord sur tout. J'étais persuadée que si Amaury avait été de notre côté, le capitaine l'aurait suivi. Mais voilà, il était contre l'idée d’écarter Lola du groupe. Et cela posait un sérieux problème pour moi, car je voulais survivre, et il était hors de question que je reste avec elle.

Sans réfléchir, je pointai mon arme à feu vers le capitaine. Oui, je lui désobéissais. Oui, ça me vaudrait probablement l'exclusion définitive de l'armée, mais bon sang, je m'en putain de tamponnais quand il s'agissait de ma propre survie. Je ne voulais pas mourir. J'avais une fille qui m'attendait chez moi et un mari que j'aimais plus que tout. Je ne pouvais pas les abandonner.

— Partez ou mourez.

Le capitaine leva les mains, paumes vers moi, l'air inoffensif. Il plongea ses yeux émeraude dans les miens. Je me rendis compte que nous avions les mêmes iris. Mais peu importait, c'était Lola ou moi. J'étais prête à le faire, à tirer. Mon index tremblait rapidement, mon cœur battait la chamade, mes mains étaient moites, mon front couvert de transpiration, mais j'étais prête à les tuer.

Le capitaine prit son sac et s'enfonça dans la forêt, faisant le choix de partir. Je le regardai sans rien faire. Allions-nous survivre sans lui ? Je n'en savais rien, mais une chose était sûre : nous avions plus de chances de survivre sans Lola qu'avec elle.

Lola le suivit, se tenant le ventre et peinant à marcher. Ariane accourut vers elle, la saisissant par le bras pour l'aider à avancer. Amaury fit de même. Tous les quatre s'éloignèrent dans la forêt, loin de nous.

Nous étions encore huit, la majorité. Et un cadavre à nos pieds. À huit, nous pouvions encore nous en sortir. Du moins, je l'espérais. Je lançai un bref regard à Aaron, qui confirma d'un geste de la tête ma décision : j'avais bien fait.

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