Chapitre 14 : Alphonse.

6 minutes de lecture

Amaury avait complètement perdu pied, entraîné par des hallucinations qui, selon lui, semblaient plus réelles que la réalité elle-même. Ce qui rendait cette situation encore plus préoccupante, c'était qu'elles avaient l’air liées à notre passé. L'idée que le mien puisse ressurgir devant mes yeux me terrifiait.

Le visage d'Amaury était aussi écarlate que ses cheveux, ses mèches se confondaient sur son front, et ses yeux étaient humides de larmes. Ses lèvres tremblaient autant que ses mains, pétrifié par la terreur d'avoir vu des images aussi fausses que véridiques.

— Je vous le jure, elle était là, par terre, à me pointer du doigt et à dire que c'était de ma faute... sanglota-t-il.

Bien que j'aie une idée vague de son passé – un accident d'hélicoptère il y a quatre ans –, je n'en savais pas plus. J'étais aussi dans le flou que Lola et Ariane, qui affichaient un air dévasté. Comment ne pas l'être ? Et si nous finissions comme Killian, à nous attaquer les uns aux autres tant ces visions semblaient authentiques et indéniables ?

— Que s'est-il passé exactement, Amaury ?

— J'ai entendu un bruit d'hélico, j'ai foncé dans la forêt pour le retrouver quand le crash a fait trembler le sol. Le sol tremblait, vous vous rendez compte ! J'ai couru pour le voir de mes propres yeux : elle était là, Emma, brûlée vive et pourtant bien vivante. Ses paupières étaient grandes ouvertes, elle me pointait du doigt et... Elle disait : « C’est de ta faute. »

— Emma comme Emma Landry ? Ta…

— Oui, me coupa-t-il. Ma petite-amie.

— C’est impossible.

— C’est ce que je me tue à vous dire !

Emma Landry était l'ancienne compagne d'Amaury. Leur relation avait débuté il y a six ans, lors d'une soirée dans un bar où nous prenions un verre. Nous buvions à en perdre le souvenir de cette nuit-là lorsque Emma, une femme du bar, ne cessait de nous jeter des regards. Amaury, plutôt timide, n'osait pas l'approcher, mais moi, plus confiant, avais insisté pour entamer un contact. J'avais offert un verre à distance, faisant passer le message par le serveur que nous étions ouverts à la discussion. Amaury était tout rouge, embarrassé par mon initiative audacieuse. Mais après tout, nous n’avions qu'une vie. Elle avait fini par se joindre à nous, et nous avions échangé toute la nuit. Enfin, elle et moi, car Amaury n'avait pas osé dire un mot de la soirée. Finalement, elle était partie avec nos numéros, et nous l'avions bien évidemment raccompagnée chez elle. C'était ainsi qu'ils avaient commencé à se parler, un « coup de foudre » selon Amaury. J'étais heureux pour lui, car je ne l'avais jamais vu aussi épanoui.

Après de nombreuses heures de conversation, il s'était avéré qu'elle était aussi soldate dans l'armée de terre et l'avait remarqué depuis plusieurs semaines sans oser l'aborder. Une curieuse coïncidence. Depuis, ils étaient devenus indissociables.

Un jour, en 2019, Amaury avait eu une mission à l'étranger. Il avait insisté pour qu'Emma l'accompagne afin qu'ils ne soient pas séparés pendant plusieurs mois. Elle était réticente, mais avait finalement accepté par amour. Hélas, lorsqu'ils avaient pris l'hélicoptère, il s'était écrasé en raison d'un incident technique, l’appareil enflammé. Amaury était le seul survivant parmi les neuf victimes, dont Emma.

Elle était bel et bien décédée il y a quatre ans. Pourtant, Amaury était persuadé qu'elle était présente ici, dans la forêt de Guyane. Ça n'avait aucun sens, mais il l'affirmait : c'était plus que réel.

Je n'avais aucune intention de contredire Amaury, surtout dans son état émotionnel après avoir été confronté à la vision d'Emma. J'avais passé suffisamment de temps au cours de ces quatre dernières années à le réconforter et à le ramasser à la petite cuillère. Il ne s'était jamais remis de sa mort, et je n'avais aucune envie de voir ce traumatisme se reproduire une seconde fois.

Il me fixait, les yeux humides, retenant ses larmes par pure fierté.

— C'était comme si elle était morte une deuxième fois sous mes yeux, tu comprends ?

Oui, je comprenais. Enfin, dans la mesure de ma compréhension. Les hallucinations dépassaient mon entendement, et je n'avais aucune idée de ce qui se tramait ici. Je ne pouvais affirmer si Amaury était en train de perdre la raison ou si ses sens le trompaient. Mais une chose était certaine : cette forêt en était la cause.

Amaury expliqua à Ariane et Lola son histoire avec Emma, de leur rencontre à sa perte. Ariane parut davantage choquée que Lola. Pour elle, ça n'avait rien d'irrationnel ; la forêt nous jouait des tours.

— Est-ce que vous aussi, vous ne faites que des cauchemars depuis qu'on est entrés dans cette forêt ?

Nous acquiesçâmes tous d'un signe de tête, conscients de notre propre détresse. Nous avions pitié de nous-mêmes, nous étions complètement perturbés psychologiquement, comme si les esprits de cette forêt nous tourmentaient.

— Eh bien... reprit-elle. Vous vous rappelez de la légende que nous a racontée le guide ?

Le guide... En y repensant, je comprenais mieux pourquoi il avait refusé de nous accompagner dans cette partie de la forêt, tout comme les autres que nous avions rencontrés. Ils ne voulaient pas mourir comme nous. Nous avions été naïfs de ne pas les écouter malgré leurs mises en garde : « N'y allez pas. Vous foncez tout droit vers la mort », avait dit notre guide avant de nous montrer le chemin.

— Le quoi déjà… Le ba-quelque chose.

— Le baclou. Et s’il existait ? Si c’était lui qui avait tué les autres ? Il a des pouvoirs qu’on ne peut pas imaginer. Il sait nous berner. Peut-être que c’est lui qui nous crée des hallucinations.

Personne ne répondit : tous perplexes. Je n’y croyais pas une seconde à cette histoire de baclou. Mais Ariane était dans tout ce genre de croyances, alors ça ne m’étonnait pas qu’elle se persuade que ce monstre existait. Pour autant, ça n’expliquait pas le rapport avec notre passé.

Lola souffla profondément, manifestant une combinaison d'exaspération et de panique qui se propageait à travers chacun de nous.

— Il est hors de question que j’aie des hallucinations sur mon passé !

Pendant que mes trois compagnons d'armes discutaient des expériences vécues par Amaury, j'avais été interrompu par des bruits soudains de tirs d'armes à feu. Je scrutais les environs, mais ne voyais rien d'autre que ce son métallique résonnant dans mes oreilles. Aucun de mes camarades réagissait à ces tirs, et j'ai commencé à considérer l'idée que ce ne soit qu'une autre hallucination. Mais si c'était réel ? Si mes soldats, qui nous avait rejeté, avaient perdu la raison et se battaient entre eux, à l'image des policiers ?

Je me levai brusquement, ne réfléchissant plus. Amaury, Lola et Ariane me fixèrent, perplexes face à mon comportement agité.

— Vous entendez ?

— Il n’y a rien, Alphonse, assura Amaury.

— J’entends des tirs.

— C’est dans ta tête. Souviens-toi. Ce sont des hallucinations.

Soudain, sans prévenir, ils disparurent tous les trois. J'étais seul dans la forêt, entouré de végétation. L'angoisse monta en flèche. Où étaient-ils ? La terreur m'envahissait, car je ne voulais pas être isolé dans cet enfer. Ils s'étaient volatilisés sans que je bouge, sans que j'entende ou voie leur départ. En une fraction de seconde, ils avaient simplement disparu.

Les tirs retentirent encore plus fort, plus fréquents. Je me retrouvais sur un champ de bataille dans la forêt, visé par des soldats ennemis sortant des buissons. C'était absurde, une illusion qui dévorait mon esprit. Je me répétais la phrase d’Amaury en boucle : « C’est dans ta tête. Souviens-toi. Ce sont des hallucinations. », mes mains sur mes oreilles pour étouffer ce vacarme qui faisait battre mon cœur à tout rompre.

J'allais mourir.

Mes sens me trahissaient, je n'étais plus sur Terre. J'étais prisonnier d'une réalité imaginaire incontrôlable.

Je vis mes camarades d'armes se faire déchiqueter par les balles, l'odeur du fer envahit mes narines, le sang était partout. Cette scène me transporta directement en 2010, à l'époque où j'étais un jeune soldat plein d'espoir et de motivation, envoyé sur le terrain lors de la guerre en Afghanistan. Seize Français avaient péri cette année-là, et j'en avais été témoin à seulement vingt et un ans. Traumatisé, je refusais de manger et étais hanté par des cauchemars où je revivais ces atrocités. Surtout, j'avais été blessé par une balle à l'épaule, et je n'avais aucun souvenir de ce qui s'était passé après. Je m'étais évanoui sur le terrain et m'étais réveillé une semaine plus tard en France.

La forêt me replongeait brutalement dans ce passé. Mais je savais que c'était faux. Je continuai de me répéter la phrase d'Amaury dans ma tête. C’est faux, c’est faux, c’est faux. Jusqu’à ce qu'un soldat me saisisse par les mains. Je me voyais déjà mort.

— Alphonse ! Alphonse !

J'ouvris les yeux. C'était Amaury. J'étais de retour dans la forêt, dans le calme qui me paraissait soudain apaisant.

J'avais vaincu cette hallucination.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire hodobema ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0