Chapitre 18 : Ninon

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Nous avions laissé le corps de Killian au cœur de la forêt, une culpabilité grandissante m'envahissait à l'idée que je ne pourrais jamais le ramener à ses proches, à son enfant, pour qu'ils puissent faire leur deuil. Cependant, le transport de son cadavre sur des kilomètres semblait impossible : nous étions déjà épuisés, et en plus, ça aurait été morbide. Malgré tout, je m'engageai à partager avec sa famille à quel point il s'était montré courageux pendant cette mission, même si c’était loin de la réalité.

Je méditais encore sur les raisons qui avaient poussé Killian à agir ainsi : pourquoi avait-il attaqué Lola ? Que voulait-il dire par « C'était ma femme. » ? Selon lui, il avait vu le visage de sa femme sur celui de Lola, une idée qui me terrifiait. Killian avait sombré dans la folie. Peut-être à cause d'une forme de claustrophobie liée à la forêt ? Même si elle était gigantesque, elle devenait oppressante, comme être enfermé dans un placard. La densité de la flore donnait l'impression d'occuper tout l'espace et de nous étouffer. Je me questionnais sur la façon dont l'air parvenait à se renouveler, compte tenu du nombre abondant de plantes.

Gauthier affichait une mine renfrognée depuis que j'avais exclu Lola, le capitaine et ses soumis du groupe. Sa présence imposait une ambiance pesante qui m'irritait profondément. Il restait silencieux, ne répondant pas à mes paroles, fuyant mon regard depuis notre désaccord. Ça me perturbait, car la solidarité était cruciale pour éviter de finir comme Killian. S'il était si offensé d'avoir trahi le capitaine, il aurait pu le rejoindre. Personne ne l'en empêchait. Enfin, sauf Aaron.

Ces deux-là étaient inséparables depuis aussi longtemps que je les connaissais. Il m'arrivait même de m'imaginer qu'ils ressentaient des sentiments romantiques l'un pour l'autre, bien que ça n'ait jamais été confirmé. Quoi qu'il en soit, je supposais que si Gauthier avait choisi de rester avec nous, c'était simplement pour rester aux côtés d'Aaron. Ce dernier percevait clairement que son ami était boudeur : il tentait des approches, en vain.

— C'était ce qu'il fallait faire, assura Aaron. Lola était dangereuse. Elle aurait pu nous tuer.

En réalité, Aaron cherchait surtout à se persuader qu'il avait fait le bon choix plutôt qu'à convaincre Gauthier. Pour autant, j'en étais certaine : c'était la décision à prendre. Mais le silence accusateur qui régnait m'exaspérait. C'était comme si personne n'osait admettre que j'étais une personne horrible, mais que tout le monde le pensait. Merde, je n'étais pas plus horrible que Lola, le capitaine, Amaury ou Ariane pour avoir défendu une meurtrière.

— Si vous avez quelque chose à dire, dites-le une bonne fois pour toutes ! m’agaçai-je.

Lilian poussa un soupir, comme s'il portait en lui une multitude de pensées en attente du moment propice pour s'exprimer.

— Se séparer alors qu'on est perdus, insista-t-il sur ce terme, c'était une mauvaise idée.

Ce connard de Lilian Féret se montrait hypocrite. Ce choix aurait dû être pris la veille, au moment du meurtre de Killian par Lola, lorsque nous avions réagi sous l'impulsion, la panique et la colère. Peut-être, oui, je le concédais, menacer le capitaine n'était pas la meilleure des idées. Et peut-être que nous n'aurions pas dû nous séparer au vu de l'état émotionnel dans lequel nous étions. Cependant, une décision rapide s'imposait, et celle-ci m'avait semblé être la plus raisonnable.

— Et alors ? On a besoin du capitaine pour s'en sortir ? Parce qu'on ne peut pas se débrouiller seuls ?

— Je dis juste que c'était une mauvaise idée.

— Ça, tu l'as déjà dit. Et ça ne nous avance à rien.

J'en avais assez de tout : de cette forêt, de mes camarades, de la pluie. Lilian, tout comme moi, avait perdu ses boucles tant nos cheveux étaient trempés. Il avait repoussé ses mèches derrière ses oreilles, mettant en avant ses joues rondes et sa mâchoire carrée. Les origines de Lilian suscitaient ma curiosité : ses yeux bridés, sa peau mate, mais des cheveux châtains bouclés. Ma colère s'apaisa en observant son visage : ses yeux noirs reflétaient de la tristesse. Il avait l'air abattu, psychologiquement brisé. Comme nous tous. Assister à un meurtre, surtout quand la victime était un ami, n'avait rien de facile.

Je connaissais suffisamment Killian pour comprendre qu'il avait vécu une existence difficile, tout comme moi. La disparition de sa femme l'avait détruit de l'intérieur. Derrière son attitude de connard insupportable, même face à la perte de la carte, se cachait un homme sensible, pleurant chaque nuit la mort de son âme sœur. J'éprouvais de la compassion pour lui, convaincue qu'il ne méritait pas de crever ainsi.

Lola avait été impitoyable en l'assassinant de cette manière. Elle ne s'était jamais demandée s'il ne dissimulait pas une personnalité plus douce derrière ses moqueries. Elle l'avait simplement abattu comme un chien, le déshumanisant totalement. J'étais en colère contre elle pour ça. Je ne lui pardonnerai jamais ses actes, quelles que soient les circonstances.

— Lola était malade, reprit Lilian. On aurait tous craqué si on avait été attaqués.

— Nous sommes tous malades. Pourtant, nous n'avons tué personne.

— Mais nous n'avons pas été attaqués, nous, ironisa-t-il.

Je n'avais plus l'énergie pour débattre : un vertige me submergea et je luttai pour rester debout. Chaque pas était une épreuve. Mes jambes fléchissaient, mes bras semblaient peser une tonne. Je fermai les yeux pour me concentrer : ne pas m'évanouir.

Je sentis des mains se poser sur mon bras droit. Lorsque je rouvris les yeux, je vis ceux d'Aaron fixés sur moi : il me soutenait pour que je ne m'effondre pas. Son regard exprimait une profonde inquiétude, et ça me touchait.

— Ca va, Ninon ?

— Oui. Ca va.

Soudain, une migraine me transperça le crâne, une douleur familière que je pensais avoir laissée derrière moi. Mais je refusais d'y songer, car ça n'existait plus. Pourtant, le son d'une perceuse, persistant dans mes tympans, me plongea dans la confusion. Était-ce réel ? C'était indescriptible, provenant de nulle part, mais aussi audible que la voix d'Aaron qui me parlait.

— Chut, imposai-je. Vous entendez ?

Quand je me tournai vers Aaron, ce n'était plus lui. À sa place se tenait un homme en blouse bleu ciel, avec un masque de la même couleur qui lui cachait la moitié de son visage. Je me souvenais de lui : un infirmier à l'hôpital. Il pressait mes tempes, et une révélation me frappa violemment : des électrochocs.

J'étais renvoyée dix ans en arrière, avant ma fuite de cette prison et la rupture avec mes parents.

Ces derniers étaient de véritables monstres. Même liée par le sang, je ne me sentais aucunement connectée à eux. Aucune affinité, pas même la volonté de voir à mon propre bonheur.

Coup d'électrochoc.

Je m'effondrai, mes membres dépourvus de force. J'avais à nouveau quinze ans, soumise à une thérapie de conversion. Des médecins encerclaient la scène, exerçant des électrochocs, entourés par la verdure de la forêt. Que faisions-nous là ? Pourquoi étaient-ils présents ? Aucun sens n'émergeait, mais la douleur était bien tangible. Elle me tuait, m'envahissait, me perturbait. Comme si un bourdon s’était faufilé dans mon cerveau et dévorait mes cellules.

Coup d'électrochoc.

Je criai, me débattis, pleurai, mais rien ne les atteignait. Ils me maintenaient. Non. Des sangles entouraient mon corps, attachée à un lit vertical.

Mes parents m'avaient surprise en train d'embrasser mon amie, Juliette, devant l'école. Un simple baiser, sans la langue, qui avait duré à peine une seconde. Ma mère en avait fait un drame, me hurlant que je n'étais pas normale, que c'était dégueulasse et que j'étais une honte pour la famille. Mon père m'avait frappé, au point de fendre ma lèvre inférieure.

Coup d'électrochoc.

Non, ça ne pouvait pas être possible. Pas ici. Pas maintenant. Je n'avais pas remis les pieds dans un tel hôpital depuis dix ans. Fermant les yeux, je m'efforçai de retrouver le contact avec la réalité. Car ça ne pouvait être qu'une illusion. Une illusion douloureuse, certes, mais une illusion tout de même.

Coup d'électrochoc.

C'était faux. Je me répétai ça jusqu'à ce que ça s'ancrât dans mes pensées, comme si j'avais tatoué cette phrase dans ma chair. C'était faux.

La douleur s'estompa, mais la fatigue m'envahit. En rouvrant les yeux, je vis Aaron.

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