6 · De cendre et de sang
Des cernes sous les yeux, ils firent leurs paquetages dès l’aube. Rien ne trahissait plus la présence d’un rôdeur autour du camp, mais Dan préférait demeurer prudent :
– Le plus probable est que tu aies croisé une bête sauvage, dit-il en se hissant en selle. Mais nous ne devons courir aucun risque et rester vigilants.
Même si elle se sentait rassurée de le voir prendre son témoignage au sérieux, Eldria savait, au plus profond d’elle-même, qu’il ne s’agissait pas d’un simple animal. La silhouette qu’elle avait aperçue était bipède, de taille humaine, et se mouvait sans un bruit. Elle n’osa pas le formuler à voix haute, mais une pensée obsédante la hantait : et si les légendes étaient vraies ? Et si elle avait croisé... l’âme errante d’un voyageur perdu ? Un frisson glacé parcourut son échine.
Au fil de la journée, le temps devint maussade et l’atmosphère se rafraîchit, signe qu’ils s’éloignaient du cœur de la forêt et gagnaient enfin son extrémité sud. À mesure que l’échéance de regagner les terres verdoyantes de sa ferme approchait, l’appréhension d’Eldria grandissait en conséquence. Qu’allait-elle y découvrir ? Si, comme elle l’espérait, l’ombre d’Eriarh n’avait pas encore atteint la ferme, elle savait pourtant qu’il serait impossible d’y reprendre sa vie d’autrefois. Nul espoir de retrouver son lit douillet, sa chambre ensoleillée, le confort rassurant de sa maison, érigée par son oncle et sa tante alors qu’elle n’était qu’un bébé... Au mieux, elle aurait le temps de réunir quelques vivres, quelques effets, avant de convaincre les siens d’abandonner les lieux – du moins, espérait-elle, provisoirement.
Le soir venu, la lumière déclinante les contraignit à dresser le camp plus tôt qu’ils ne l’auraient voulu – peut-être pour la dernière fois dans cette forêt. Par chance, une formation rocheuse massive leur offrit un abri naturel contre le vent et d’éventuelles intempéries... entre autres. Eldria prit le premier tour de garde, assise près du feu, attentive au moindre bruissement, tâchant de ne pas laisser son imagination tisser dans l’ombre des formes menaçantes. Dan la relaya au milieu de la nuit et, à l’aube, il la réveilla pour lui annoncer qu’il partait chasser.
La clarté du matin jetait un tout autre jour sur ce coin de forêt qui les avait abrités. Tout paraissait soudain plus calme, moins effrayant, comme si les bois attendaient contre-intuitivement la journée pour sommeiller. Eldria s’étira, ses bottines froissant le tapis humide de feuilles mortes qui recouvrait le sol sylvestre comme une mosaïque d’écailles ocres.
Puis elle s’arrêta net. Ses yeux venaient de se poser sur un rocher de forme tubulaire, tout proche. Intriguée, elle s’en approcha, scruta les alentours... et son souffle se suspendit. Cette pierre, la disposition de ces arbres... elle en était certaine : elle connaissait cet endroit. Les souvenirs lui revinrent avec la vivacité d’un éclair. Elle était déjà venue ici avec Jarim, lors d’une chasse improvisée, alors qu’ils n’étaient qu’adolescents. Son cœur bondit dans sa poitrine : elle se trouvait à quelques centaines de pas seulement de sa ferme !
Sous le regard interloqué de Perce-Neige, avec la ferme intention d’en avoir le cœurs net, Eldria s’élança aussitôt entre les troncs, guidée par la mémoire de ses seize ans. Après moins de trois minutes, elle atteignit une butte herbeuse, qu’elle reconnut comme étant celle qui surplombait Soufflechamps, frontière familière entre sa ferme natale et cette maudite forêt. Elle n’en revenait pas. Après tout ce temps, toutes ces épreuves endurées, dans quelques instants à peine, elle serait de retour chez elle !
Mais avant, comme prévu, elle devait réfréner son enthousiasme, et se contraindre à avancer prudemment afin de surveiller, de loin, toute éventuelle trace d’une présence eriarhie. Ignorant le douloureux point de côté qui lui lacérait déjà le flanc, elle s’accroupit et, prudente, avança jusqu’au sommet de la butte. Ce qu’elle vit alors lui glaça le sang.
Au milieu de la brume grisâtre se dessinaient la quinzaine de bâtiments de la ferme... ou plutôt ce qu’il en restait. La plupart n’étaient plus que des carcasses noircies par un terrible incendie. Des volutes cendrées s’élevaient encore des ruines calcinées de la grange, de l’enclos des chevaux... et de sa maison. Pourtant, ce ne fut pas cette vision de désolation qui la marqua le plus. Un autre élément venait d’attirer inexorablement son regard affolé : au milieu de la grande cour, entre les bâtiments carbonisés, se dressait une structure qu’elle n’osa reconnaître. Une grande arche de bois sommairement taillée. Des cordes. Suspendus à ces cordes... des corps.
– Non... non, c’est... impossible.
Eldria se sentit brièvement quitter son corps, comme s’il lui devenait trop insupportable d’être à sa place, en cet instant. Sonnée, elle ne put se résoudre à croire ce que ses yeux contemplaient. Ses pires cauchemars avaient déployé leurs griffes sur son âme, et pourtant elle refusait d’y croire.
Doucement, il se mit à pleuvoir. Les gouttes vinrent se mêler aux larmes qui roulaient déjà sur ses joues et qu’elle n’avait pas pu contenir. Prise par l’émotion qui la submergea comme un raz-de-marée anéantissant un château de sable, oubliant subitement tous les dangers qui la guettaient, elle courut vers l’échafaud improvisé sans le quitter des yeux. Ces corps qui se balançaient... non, c’était inconcevable... elle devait lever cette illusion, cette abomination de son esprit. Il fallait qu’elle s’en assure.
La terne potence se dressait, tel un présage sinistre, au cœur de la cour déserte. Soufflechamps, autrefois colorée et joyeuse, paraissait tristement calme, comme un village fantôme où même les esprits semblaient s’être tus. Seul le grondement lointain d’un orage osait troubler ce silence funèbre.
Eldria atteignit l’échafaud, bien réel derrière le voile éthéré de l’aube. Les corps suspendus, de dos, ne faisaient qu’accroître son angoisse. Elle redoutait chaque seconde de reconnaître un visage familier. Quelqu’un, n’importe-qui, était peut-être encore en vie. Il n’y avait pas une seconde à perdre !
Mais alors qu’elle s’avançait vers son malheur, en proie à une détresse vive, elle reconnut une étoffe qu’elle aurait préféré ne jamais identifier. Cette couleur saumon pâle, ces motifs floraux... aucun doute possible, c’était bien la robe d’une personne qu’elle ne connaissait que trop bien, et que, plus que quiconque, elle redoutait de trouver ici. Le souffle court, la poitrine prête à éclater sous le poids d’un chagrin insoutenable, Eldria tendit une main tremblante vers celle qui l’avait élevée. L’espoir s’éteignait en elle, comme une flamme étouffée par la pluie.
Elle poussa un vibrant cri d’angoisse, mêlé de stupeur. Elle s’était attendue à découvrir, avec effroi, le visage horriblement boursoufflé de sa tante Dona, dépourvu de vie et d’éclat. Mais non, en réalité... il n’y avait aucun visage. À la place se dressait, pendu, un grotesque fagot de paille, grossièrement modelé et vêtu. Il en allait de même, et c’était d’autant plus troublant, pour tous les autres corps sinistrement suspendus à ses côtés. Quelle mascarade était donc à l’œuvre ici ? Où s’étaient enfuis les habitants de Soufflechamps ?
Elle n’eut pas le loisir de s’interroger davantage car du mouvement se fit sentir derrière elle. S’attendant à apercevoir Dan, elle eut un sursaut : six soldats Eriarhis, armes dégainées, s’étaient glissés dans son dos, comme s’ils l’avaient attendue à dessein. L’un d’eux fut trop prompt pour qu’elle réagisse : d’un geste sec, il brandit son épée et lui asséna un coup de pommeau à la tempe. Eldria laissa échapper un gémissement étouffé et s’effondra, sonnée, dans la boue.
– Capitaine, c’est elle ? demanda l’un des hommes en retrait.
– Oui, c’est bien elle, répondit l’intéressé, dont la voix rauque évoqua de vagues souvenirs à Eldria.
– Hé hé hé ! Elle a fini par se montrer !
La pluie redoubla d’intensité, au point qu’Eldria la sentit ruisseler sur ses cheveux en même temps que son propre sang coulait le long de son front. Elle leva les yeux vers son agresseur. Ses prunelles embrumées firent le point avec difficulté sur son crâne luisant et sur l’imposante cicatrice qui ornait sa joue. Elle reconnut l’homme dont elle avait déjà malencontreusement croisé la route à deux reprises : c’était le capitaine qui les avait persécutées, elle et Salini, une première fois lors de leur arrivée en prison, et une nouvelle fois, seulement quelques jours auparavant, dans la grotte dont Eldria avait provoqué l’effondrement. Apparemment, comme eux, il avait survécu, sans séquelle, aux flammes.
– Où... sont... ils ? balbutia-t-elle, la douleur martelant son crâne.
L’homme s’accroupit et la contempla avec dédain.
– Mon petit appât t’a plu ? Ne t’en fais pas pour tes proches, répliqua-t-il. Ils nous sont bien plus utiles ailleurs.
Puis, comme pour ponctuer ses paroles, il lui asséna un coup de botte dans l’abdomen. Eldria gémit et se recroquevilla, courbée par la douleur.
– Sale catin ! cracha-t-il. Tu ne croyais tout de même pas qu’on allait gâcher de la bonne main-d’œuvre pour tes beaux yeux ?
Il siffla et fit signe à ses hommes.
– L’orage arrive, on ne pourra pas repartir tout de suite. Emmenez-la à la planque et préparez-la. On va lui faire passer l’envie de pratiquer la pyrotechnie.
Trois hommes s’avancèrent, un sourire carnassier aux lèvres. Trop hébétée et trop meurtrie pour se défendre, Eldria resta prostrée par terre. Mais l’un d’eux s’écria soudain :
– Capitaine ! Là-bas !
Il pointait la butte qui masquait la lisière de la forêt, d’où Eldria venait. Un cavalier solitaire, juché sur un cheval blanc, la dévalait à toute vitesse, l’arme au clair.
– Qu’est-ce que... c’est lui, c’est le déserteur ! Il est encore avec elle !
Les six militaires firent aussitôt volte-face, prêts au combat.
– Il n’a qu’une pauvre dague, ricana le capitaine. Ne vous laissez pas surprendre, et nous l’abattrons facilement !
S’espaçant d’un ou deux mètres les uns des autres, ils formèrent bientôt une sorte de cordon de sécurité entre Eldria et Dan. Mais rien ne sembla entamer la détermination de ce dernier. Lancé au grand galop sur Perce-Neige, il fonçait sur ses anciens compagnons d’armes, le visage figé dans une résolution farouche. Il n’était plus qu’à cinquante mètres.
– Tenez-vous prêts ! rugit le capitaine.
Trente mètres. Vingt. Dix.
Au moment où il allait les percuter de plein fouet, s’exposant à leurs lames, Dan tira brusquement sur la bride. Perce-Neige, hennissant, se cabra et s’écarta, tandis que son cavalier basculait sur le flanc, presque à l’horizontale. Glissant sous la garde d’un des Eriarhis pris de court, il lui sectionna la carotide d’un coup de dague mortellement millimétré. L’homme s’écroula, étranglé dans son propre sang, sans même comprendre l’improbable manœuvre qui l’avait fauché. D’un mouvement fluide, Dan se remit en selle et relança sa monture.
– Merde ! Attrapez-le !
Tandis que leur camarade convulsait piteusement dans la boue, les mains crispées en vain sur sa gorge, les autres se dispersèrent pour encercler leur assaillant. Mais Dan ne ralentit pas. Décrivant une large boucle, il revint à la charge. Le soldat le plus proche, cette fois, se mit en garde basse, décidé à parer toute ruse.
Dan, à deux pas de lui, adopta pourtant une stratégie différente : il lui expédia avec agilité, en plein visage, sa dague à la pointe affutée. La lame s’enfonça entre les deux yeux qu’elle rencontra sur son chemin, et le corps soudainement sans vie du soldat bascula théâtralement en arrière, propulsant par la même occasion son épée dans les airs, que Dan saisit au vol avec une aisance presque irréelle. Dans le prolongement de son élan, il abattit cette arme nouvellement acquise sur un autre ennemi, pris de court, qui s’effondra à son tour, le torse tranché.
Il ne restait désormais contre Dan que trois silhouettes en tuniques pourpres, dont le capitaine au crâne rasé. Ayant compris trop tard qu’ils ne pouvaient rien isolés, ils se regroupèrent, épaule contre épaule, près d’Eldria qui gisait au sol, le visage maculé de sang.
– Chien, tu vas payer ! vociféra le capitaine. Approche !
Dan arrêta Perce-Neige d’un coup de bride. Les adversaires se toisèrent au travers de l’épais rideau de pluie qui s’abattait désormais sur eux. Un éclair zébra le ciel noir, illuminant un instant leurs visages figés, comme pour sceller symboliquement le point d’orgue d’un affrontement qui s’annonçait intense. La monture nacrée se cabra dans un hennissement sonore, puis s’élança à toute allure. Dan, l’expression impassible, paraissait sûr de lui.
Soudain, un sifflement strident fendit l’air. L’expression neutre sur le visage de Dan, en l’espace d’un battement de cil, se mua en un rictus de douleur. La seconde d’après, il perdit le contrôle de Perce-Neige et bascula la tête en avant, s’écroulant lourdement dans la boue. Entre ses omoplates vibraient encore les plumes d’un carreau sombre. Perce-Neige, affolé, continua sur sa lancée et s’enfuit, disparaissant derrière les vestiges des masures proches.
Eldria, pétrifiée, voulut hurler, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Sa tête résonnait de douleur, le monde tanguait autour d’elle.
– Bien visé ! ricana le capitaine.
De l’autre côté de la cour transformée en champ de bataille, un quatrième soldat Eriarhi émergea d’une des rares maisons épargnées par les flammes, une imposante arbalète à la main. Il s’approcha de Dan avec nonchalance, et le reversa du bout de sa botte. Le carreau se brisa entre son dos et le sol, lui arrachant un râle étouffé. Déjà, une flaque de sang s’élargissait autour de lui, teintant l’eau de pluie d’une nuance cramoisie.
– Achève-le, ordonna sèchement le capitaine. Je m’occupe de la fille.
L’arbalétrier acquiesça, rechargea et pointa son arme. Ses traits étrangement renflés se plissèrent en un rictus cruel.
– Tu te souviens de moi ? cracha-t-il à sa victime. Regarde ce que tu m’as fait.
Eldria le reconnut : c’était l’homme qui les avait poursuivis quelques jours plus tôt, dans la neige. Pour se débarrasser de lui, Dan lui avait propulsé leur lampe à huile en pleine figure, ce qui s’était manifestement avéré efficace à en juger par les cloques difformes souillant son visage. Malheureusement pour eux, cette fois, il tenait sa revanche. Il ajusta son tir.
Mais un nouveau sifflement fendit la pluie. L’arbalétrier s’immobilisa, yeux écarquillés, baissant le regard vers la flèche plantée en plein dans son cœur. Il s’écroula, mort, rejoignant les siens déjà tombés.
– Qu’est-ce que... ?! s’égosilla le capitaine. Trouvez-moi d’où ça vie-
Un second trait lui transperça la poitrine. Il s’effondra à son tour, lourd comme un roc, raide, droit sur Eldria. Deux autres flèches précises eurent raison des derniers soldats. Puis le silence retomba, seulement troublé par le martèlement de la pluie.
Eldria, le visage recouvert de sang, suffocante, dut déployer ses dernières forces pour s’extirper de sous le cadavre encore chaud de son bourreau.
– Dan... émit-elle faiblement.
Complètement dépassée par les évènements, elle rampa dans la boue, sous la pluie battante, jusqu’à atteindre son compagnon de route, étendu à quelques mètres. Elle ne voyait pas d’où avaient surgi ces flèches salvatrices, mais peu lui importait : seule comptait désormais la survie de son compagnon.
Elle se pencha sur lui, anéantie de le voir si livide, le regard absent.
– Ça va aller, murmura-t-elle en tremblant. Je vais... te sortir de là.
Mais Dan, la bouche en sang, perdit connaissance avant d’avoir pu prononcer le moindre mot. Ses yeux de cuivre se révulsèrent inexorablement, et sa tête bascula sur le côté.
– N-non... supplia Eldria d’une voix brisée.
Elle serra sa main déjà froide, refusant de lâcher prise. Mais son propre corps, vidé de ses forces et de son sang, la trahit à son tour. Ses paupières s’alourdirent. Elle sombra dans l’inconscience, étendue contre lui. Un nouvel éclair embrasa les cieux, projetant sur leurs corps étendus une lumière aussi étincelante qu’éphémère.
Leurs mains étaient toujours enlacées.

Annotations
Versions