9 · Vers le sud

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Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’évasion du fort. Le fond de l’air demeurait encore frais, pourtant Eldria suait à grosses gouttes. Depuis près de deux heures, déterminée, elle maniait pelle et pioche avec ardeur, creusant la terre meuble au cœur du petit cimetière de fortune établi non loin de la forêt, à quelques minutes de la ferme. Là reposaient déjà trois anciens habitants de Soufflechamps, dont elle avait assisté, dans une autre vie, aux funérailles.

Sur un tapis d’herbes où fleurissaient héroïquement quelques corolles ayant survécu à l’hiver, elle avait allongé Beth, drapée d’un linceul blanc. Par respect pour la jeune femme aimante et souriante qu’elle avait jadis connue, Eldria avait pris soin de panser ses plaies aux poignets, afin que la pauvre âme n’ait pas à subir le poids du jugement dans l’Au-Delà. Certes, seule, Eldria ne pouvait lui offrir la vibrante et émouvante cérémonie qu’elle aurait méritée, mais elle tenait à faire tout son possible pour l’accompagner dignement dans son dernier voyage.

Les yeux embués de larmes, le plus délicatement du monde, elle déposa le corps inanimé dans la fosse qu’elle avait façonnée à la seule force de ses bras. Puis, ignorant la fatigue et la douleur, elle la recouvrit de terre, songeant à Minnlho, son mari, ainsi qu’à tous ceux dont la défunte avait été proche, et qui ne la reverraient plus jamais. Quant à Eldria, elle devrait à jamais porter sur ses épaules le fardeau de ne pas avoir été suffisamment forte pour lui empêcher le pire.

Finalement, après avoir versé les dernières onces de terre et de larmes, elle disposa une fleur solitaire sur la tombe, cerclée de petits cailloux gris pâle. Une amaryllis rouge, éclatante mais tragiquement seule, comme porteuse d’un deuil trop lourd pour ses pétales délicats.

En ce jour, en cet instant, si Dan n’avait pas entièrement dépendu d’elle, Eldria songea qu’elle aurait peut-être tout abandonné, ici-même... exactement comme l’avait fait Beth. À quoi bon, en effet, persister dans un monde perverti, où tout semblait vouloir l’emmener vers d’infinis déserts de souffrance ? Ses amis étaient morts ou avaient disparu, sa famille avait été réduite au silence, et son pays tout entier s’enlisait dans une occupation injuste. Pour ne rien arranger, elle était activement recherchée, traquée, ne sachant que trop bien les horreurs auxquelles elle serait soumise si d’aventure elle venait à être capturée. Pourrait-elle seulement les supporter ? Ou bien deviendrait-elle, comme Beth, traumatisée au point de ne plus avoir le goût de vivre ?

Pourtant, il y avait Dan, vulnérable, qui avait besoin d’elle. Et puis il y avait aussi Salini, qu’elle ne pouvait se résoudre à abandonner aux griffes de leurs tortionnaires. Et sa tante Dona, son oncle Daris, tous les autres... et Jarim aussi. Non, définitivement non. Elle devait tenir, luter, se battre jusqu’à son dernier souffle. Pas pour elle seule, mais pour les personnes qu’elle aimait et qui comptaient sur elle. C’était son devoir, en tant qu’amie, en tant que femme, en tant qu’enfant du Val-de-Lune.

En fouillant les décombres autour de la grange, elle avait mis au jour une petite charrette de bois en plutôt bon état, dont elle s’était servie pour transporter le corps de Beth jusqu’au cimetière. La terrible inhumation achevée, elle approcha le véhicule de fortune de la maison de Mme Tingles afin de se préparer au départ. Mais avant d’aller chercher Dan, toujours convalescent sur son lit, elle fit un détour par la salle d’eau. Son reflet, dans le miroir terni, lui renvoyé l’image d’un visage bouffi de chagrin, mais traversé d’une dure détermination. Ses traits, maculés de terre et de sang séché, semblaient porter la marque de plusieurs vies d’épreuves.

D’un geste résolu, elle entreprit de se nettoyer dans une bassine d’eau propre. Puis, délicatement, elle déplia l’épais bandage qui lui ceinturait toujours le crâne. Sous son cuir chevelu, elle repéra l’imposante plaie enflée que lui avait ouverte le capitaine Eriarhi. La blessure avait fini par coaguler, mais une vive douleur se réveilla dans sa tempe lorsque qu’elle l’effleura du bout des doigts.

Ignorant la douleur, elle gratta le sang qui maculait son front puis, s’emparant d’une paire de ciseaux larges, la mine résolue, elle entreprit de se tailler la frange et de raccourcir sommairement sa longue chevelure châtain. Elle ressentait le besoin urgent, intime, de marquer ce changement brutal dans son apparence. Eldria, l’enfant et l’adolescente aux cheveux flottants, laissait place à une autre Eldria aux cheveux plus courts, plus adulte, plus mature, mais aussi plus écorchée par la vie. Et moins reconnaissable, espérait-elle.

Elle vécut un véritable calvaire lorsque vint le moment de transporter Dan, inconscient, jusqu’au rez-de-chaussée, sans prendre le risque d’aggraver sa blessure. Le jeune homme n’était pas particulièrement grand, mais il n’en demeurait pas moins plutôt musclé, loin d’être léger pour une Eldria aux bras frêles. À plusieurs reprises entre le lit, les escaliers et la charrette, elle dut s’arrêter, les muscles tétanisés, pour reprendre difficilement son souffle.

Enfin, au terme de près de trente minutes d’épreuve, elle parvint à l’installer dans la charrette harnachée à Perce-Neige. Elle dut pourtant retarder une nouvelle fois leur départ car, malgré ses précautions, ce transfert chaotique avait ravivé les saignements au niveau de l’entaille béante creusée dans le dos de son compagnon. La culpabilité écrasante d’Eldria ne s’en trouva que ravivée : tout ça, c’était sa faute. Si elle ne s’était pas précipitée, hier, sans précaution dans la ferme, Dan n’en serait pas là... Il lui apparaissait désormais comme étant de son devoir absolu de prendre consciencieusement soin de lui, afin qu’il puisse se rétablir.

Elle sentit ses joues s’empourprer au moment de toucher son torse et ses abdominaux sculptés pour refaire son bandage, alors que des réminiscences de leur première nuit passée ensemble l’assaillaient, comme pour la troubler à dessein.

Le cœur lourd, elle enfourcha enfin Perce-Neige, et le lança vers l’inconnu. Vers le sud. Par-dessus son épaule, elle jeta un dernier regard nostalgique à sa ferme presque entièrement détruite. Le dernier pan de sa vie passée disparut bientôt derrière un talus. Elle savait désormais qu’elle ne reviendrait peut-être jamais.

Par la route principale, il fallait environ deux heures pour atteindre la petite ville de Brillétoile. Mais Eldria n’était pas imprudente : les patrouilles eriarhies quadrillaient sûrement la région, il serait suicidaire de chercher à emprunter les grands axes. Sans compter que, ainsi chargée, il lui serait cette fois-ci impossible de s’enfuir en cas de rencontre fortuite avec les forces ennemies. Elle prit donc la décision de couper à travers champs, arpentant plaines détrempées, forêts tortueuses et collines disparates. Ce détour rallongerait probablement le voyage d’une journée entière, mais leur assurait au moins une sécurité relative.

À la tombée de la nuit, elle fit halte dans une petite clairière, au cœur d’un bois isolé à flanc de falaise, près d’un petit étang. Si elle ne se trompait pas, Brillétoile n’était plus qu’à une vingtaine de minutes de marche vers l’est. Elle pourrait s’y rendre le lendemain, même si elle n’avait pas encore établi de plan précis. Il lui faudrait surement trouver un Sélénien assez courageux pour l’aider, malgré la menace qui devait peser sur la ville à cause de l’occupation. Elle devait, en effet, se procurer des herbes médicinales pour traiter la blessure de Dan et éviter qu’elle ne s’infecte. Pour ne rien arranger, bien sûr, elle n’avait pas un sou en poche !

Mais pour l’heure, il fallait dresser le camp, protéger Dan du froid... et arracher à la nuit, si possible, quelques heures de repos.

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