14 · La fille du sud
Le long du chemin qui les ramenaient au camp, Lélia déroulait à Eldria les raisons de sa présence à leurs côtés. Étonnamment, elle s'adressait à Eldria avec une aisance et une fluidité si certaines qu'on aurait dit qu'elles se connaissaient depuis toujours. Sa voix, douce et claire, était saupoudrée d'un léger accent aux R roulés, chantant un exotisme qui se mariait naturellement au rythme de leurs pas.
Elle expliqua ainsi avoir été attirée, plusieurs semaines plus tôt, par les flammes du feu que Dan et Eldria avaient allumé lors d’un bivouac dans la forêt des Égarés, peu de temps après leur fuite. Intriguée, se faisant discrète afin de déterminer s'ils étaient amis ou ennemis, elle les avait observés à leur insu pendant un certain temps, puis s’était décidée à les suivre quelques jours, tapie dans l'ombre.
– Au début, avoua-t-elle, je voulais comprendre ce qu'une jeune femme – toi – faisait en compagnie d’un homme aux traits physiques manifestement eriarhis, au beau milieu d'une vaste forêt, en pleine période d'occupation. Et puis, en vous entendant parler, ma curiosité a pris le dessus.
Eldria fouilla dans sa mémoire pour tenter de se rappeler de ce que Dan et elle avaient discuté durant leur traversée de ces bois lugubres, quand, soudain, elle eut une révélation :
– Mais... commença-t-elle, les yeux écarquillés. C'était donc vous qui...
– Je t'ai déjà dit que tu pouvais me tutoyer, Eldria.
– Pardon. C'était donc... toi, cette nuit-là ! Quand je me suis éloignée du feu de camp, j’ai aperçu une silhouette dans l’obscurité... J’ai cru mourir de peur !
Puis, ses joues s'empourprant subitement :
– Et le matin d’avant, à l’étang... j’ai cru sentir une présence pendant que je me baignais.
Lélia esquissa un sourire éclatant, sans manifester la moindre gêne de l’avoir espionnée dans ce moment d’ablution solitaire.
– Je suis désolée de t’avoir effrayée cette nuit-là. Et, pour l’étang... j’ai effectivement hésité à me montrer. Mais je craignais que tu ne cries et que tu me prennes pour une menace.
Elle poursuivit, son ton se faisant plus grave : après les évènements de la ferme, lorsqu’elle avait pris la décision d’abattre les hommes à leurs trousses, elle expliqua qu'il lui avait fallu plusieurs semaines pour retrouver leur trace, après leur départ précipité de la ferme.
– Heureusement, je suis une pisteuse hors pair ! dit-elle en s’amusant de sa propre vantardise. Et puis... la rumeur d’une voleuse Sélénienne aux cheveux châtains, ayant échappé à la garde de Brillétoile en pleine journée, s’est répandue dans toute la région. Tu n’étais pas si difficile à retrouver. Ce matin, j’ai enfin pisté la trace de votre campement et, avec de puissants sels, j’ai pu réveiller Dan, qui était de toute façon proche de se réveiller par lui-même, avec les soins que tu lui as prodigués.
Eldria baissa les yeux, la honte la gagnant à l’évocation de cet épisode à Brillétoile, qui aurait pu leur couter cher. Mais avant qu’elle ne puisse répondre, un bruit sourd, lourd, retentit derrière elles. Elles se retournèrent d’un même mouvement.
Dan, qui marchait silencieusement sur leurs traces, venait de s’effondrer dans un nuage de poussière, le visage plus pâle que jamais. Eldria se précipita aussitôt à ses côtés. Engagée dans sa conversation passionnée avec Lélia, elle fut assaillie par un brusque élan de culpabilité d’avoir ainsi négligé son compagnon, tout juste sorti d’un profond coma et encore visiblement affaibli.
– Dan ! Ça va ? s’inquiéta-t-elle en voulant l’aider à se redresser.
– Ça va, grogna-t-il, catégorique, en la repoussant. Ne perdons pas de temps.
Un peu décontenancée, elle le vit se relever et dépasser Lélia sans même leur accorder à toutes deux un regard.
Ils parvinrent enfin en vue du modeste campement qu’Eldria avait aménagé. Après plusieurs semaines passées dans un silence absolu, sans âme à qui parler, elle éprouva une étrange sensation à l’idée d’avoir désormais de la compagnie, près de cette tente solitaire qu’elle avait érigée de ses mains. Son regard dériva vers l’abri de fortune, et une bouffée de gratitude l’envahit à la pensée que Dan n’y gisait plus, entre la vie et la mort, mais se tenait à présent debout, tout près d’elle. Elle aurait voulu savoir ce qu’il ressentait, mais son compagnon semblait peu enclin à lui accorder la moindre attention... chose dont elle manquait pourtant cruellement.
Eldria leur fit rapidement le tour du propriétaire :
– Et c’est là que je fais sécher la viande récupérée dans les hameaux déserts du coin, expliqua-t-elle consciencieusement, non sans une pointe de fierté. Cela nous permet d'avoir autre chose à manger que les rares baies sauvages qui poussent ici. Et sinon, là-bas, à l’est, se trouve la ville de Brillétoile. Et en suivant ce petit sentier sur une centaine de mètres, vous tomberez sur un bassin alimenté par une cascade. Nous avons ainsi toujours de l’eau fraîche, et un endroit pour nous laver.
– Peut-on voir ce fameux bassin ? demanda Lélia, les yeux brillants d’intérêt.
– Heu... oui, bien sûr, répondit Eldria.
Ignorant ce qui pouvait susciter un tel attrait pour un lieu aussi banal, elle les y conduisit néanmoins.
– Et voilà, annonça-t-elle tandis qu’ils approchaient de la falaise, au pied de laquelle se nichait un petit étang d’eau claire.
Une mince cascade, semblable à un filet d’argent liquide, s’écoulait du modeste sommet rocheux dans un clapotis apaisant.
– C’est parfait, commenta Lélia, déposant déjà son arc et son carquois contre un tronc. Je rêvais d’un bon bain !
– C’est vrai, moi aussi, approuva Eldria, frissonnant malgré elle en repensant aux trois inconnus qui l’avaient agressée.
La simple réminiscence de leurs doigts poisseux parcourant son corps lui souleva le cœur. Pourtant, Dan ne semblait pas disposer à profiter du moindre instant de répit, comme si sa longue convalescence l’avait suffisamment reposé pour une année entière.
– Nous n’avons pas de temps à perdre, dit-il brusquement. Eriarh doit être à notre recherche. Si nous ne sommes pas loin de Brillétoile, c’est que nous sommes encore trop près de... Oh.
Il s’interrompit soudainement, et Eldria comprit aussitôt pourquoi : sans prêter la moindre attention aux réserves de Dan, Lélia venait d’ôter nonchalamment son haut et s’appliquait désormais, avec la même désinvolture, à délier sa ceinture. Apparemment nullement troublée à l’idée d’être observée par deux paires d’yeux médusées – dont l’une appartenait à la gent masculine –, elle laissa glisser sa jupe le long de ses longues jambes, révélant, en un battement de cils à peine, sa pleine nudité, sans s’en soucier le moins du monde.
Au début simplement interloquée, Eldria aurait pu s’amuser de cette situation cocasse... si Dan n’avait pas été là. Elle trouvait tout de même un peu déplacé de se dénuder ainsi, devant un garçon, sans la moindre gêne ! Pourtant, la jeune et jolie étrangère semblait avoir décidé que la pudeur était un concept dont on pouvait aisément se dispenser : indifférente à leur présence, elle posa un pied délicat dans l’eau, puis s’avança avec grâce vers la cascade, troublant la surface tranquille du bassin d’une traînée d’ondulations légères.
Les joues rosies, Eldria fit volte-face et – heureusement, songea-t-elle – constata que Dan en avait fait autant.
– Heu... c’est un peu gênant, murmura-t-elle en remettant nerveusement une mèche derrière son oreille.
Mais Dan, le visage fermé, sembla ne prêter aucune attention à la scène dont ils venaient d’être témoins.
– Tu es sûre qu’on peut lui faire confiance ? demanda-t-il à voix basse, tandis que dans son dos, Lélia, dans son simple appareil, se glissait sous le mince rideau d’eau.
– Eh bien... j'en ai l'impression, oui, répondit Eldria d’une voix encore hésitante. Après tout, on lui doit la vie, non ?
– Cela n'en reste pas moins suspect. Nous devons rester sur nos garder. Mais pour l’instant, il vaut mieux la garder près de nous : tant qu’elle reste ici, elle ne pourra révéler notre position à quiconque. Également, tu as dit que Brillétoile n’était pas loin. Je dois m’y rendre sans tarder. Je suis resté inconscient bien trop longtemps, il va me falloir glaner des renseignements.
– Mais... tu es sûr d’en être capable ? Tu es resté alité si longtemps...
– Ça va, éluda-t-il encore une fois d’un geste de la main. Tu en as bien assez fait, reste ici et repose-toi avec l'archère, mais garde-la tout de même à l’œil. Je reviendrai avant la tombée de la nuit. Ensuite, nous aviserons.
– Bon... très bien, souffla Eldria à mi-voix.
Sur ces mots, il s’éloigna sans se retourner. Eldria aurait voulu le retenir, lui dire de rester un peu plus, ne serait-ce que pour lui signifier combien elle était heureuse de le voir debout, lui confier combien la peur de le perdre l’avait tenaillée, comment ces six semaines passées à son chevet lui avaient paru cent ans, tant elle s’était sentie seule, vulnérable et désemparée. Mais, fidèle à lui-même, il se lançait déjà au-devant des dangers, tel un preux chevalier. Et dire que, à peine remis, il avait une nouvelle fois frôlé la mort pour la protéger d’un acte certes ignoble, mais qui, au fond, ne l’aurait certainement pas tuée... D’ailleurs, elle n'avait même pas eu le temps de le remercier ! Épuisée, elle soupira longuement. Il faudrait vraiment, un jour prochain, qu’elle rassemble tout son courage... et qu’elle ait une conversation sérieuse avec lui.
Elle fut extirpée de ses rêveries par la voix claironnante de Lélia, qui l'interpela dans son dos :
– Alors, tu viens te laver ?
Eldria se retourna. Lélia se tenait sous la petite cascade, les bras rejetés en arrière, laissant le filet d’eau pure ruisseler sur sa longue chevelure d’onyx. Depuis la rive, Eldria n'eut d'autre choix que de contempler ce qui faisait d'elle une femme : la nature l'avait dotée d'une poitrine généreuse – sans rivaliser toutefois avec celle de feue Karina –, seules rondeurs d'un corps autrement athlétique et affûté, propre à faire mourir de jalousie les plus aguichants modèles du plus grand des concours de beauté. L'archère ne cachait rien, pas même son intimité la plus stricte, à la pilosité discrète mais assumée, offrant gracieusement à la vue du monde ses charmes envoûtants, ne se souciant guère de la possibilité que Dan puisse encore faire demi-tour et profiter de ces ablutions publiques pour se rincer, lui aussi, l'œil à moindre frais. Même Eldria, pourtant accoutumée à la nudité féminine, sentit une chaleur diffuse monter en elle, jusqu'à venir lui colorer le visage.
– Eldria ?
– Oui, oui, s’empressa-t-elle de répondre. J'arrive.
Après s’être assurée que Dan n’était plus dans les parages – car, manifestement, leur complicité intime n’était plus à l’ordre du jour –, Eldria retira ses bottines, sa tunique, puis sa brassière et son pantalon. Lorsqu’il fallut ôter sa culotte, toutefois, elle marqua une hésitation. Lélia, qui semblait avoir perçu son inconfort, lui lança un clin d’œil complice :
– Tu sais, je t'ai déjà vue toute nue en train de te baigner !
Eldria se souvint que c’était vrai, et qu’il était plutôt absurde de faire preuve de pudeur en pareille situation. Elle se décida donc à retirer son dernier vêtement d’un geste vif, avant de le déposer soigneusement, au sec, sur le reste de ses affaires. Ce n’était pas tant la nudité qui la gênait – elle avait, malgré elle, pris l’habitude de se baigner en compagnie d’autres femmes –, mais plutôt la crainte que sa pilosité intime paraisse un brin négligée. Elle n’avait pas pris le moindre soin d’elle depuis des semaines, trop accaparée par la survie et les veilles passées auprès de Dan. À dire vrai, elle n’avait même pas trouvé le temps – ni l’envie – de s’accorder un seul moment de relâchement solitaire, activité pourtant bien naturelle lors de si longues périodes d’isolement. Et puis... l’idée même de s’abandonner ainsi à côté d’un Dan inanimé lui aurait semblé pour le moins déplacée.
Timidement, elle rejoignit Lélia sous le filet d’eau fraîche, qui la fit frissonner malgré le retour des beaux jours et le soleil à son zénith. L’archère ne fit aucun commentaire, comme si leur toilette commune allait de soi, comme si elles avaient toujours partagé ces instants d’intimité simple. Elles échangèrent quelques banalités, puis Eldria osa enfin poser la question qui lui trottait dans la tête :
– Tout à l’heure, tu as dit avoir entendu notre conversation avec Dan. Tu as expliqué que cela avait éveillé ta curiosité. Je... ne vois pas très bien ce qu’on a pu dire de si captivant. En vérité, Dan et moi parlons assez peu.
Lélia lui adressa un regard où perçait une étrange douceur mêlée de discernement.
– Tu es proche de lui, n'est-ce pas ? Je t'ai vue lui tenir la main, dans la cour de cette ferme.
– C’est... compliqué, avoua Eldria, en se renfrognant légèrement.
– Ça l'est toujours. Mais pour en revenir au sujet de ma présence auprès de vous : j’attendais le moment propice pour en parler. Ce n’est sans doute pas un hasard si nos routes se sont croisées. Sélénia a voulu que cela arrive, j’en suis convaincue. J’ai compris son dessein le soir où je vous ai entendus.
Ces mots intriguèrent Eldria au point qu’elle cessa de se frotter, suspendue à chaque syllabe. Que voulait-elle dire par là ?
– Ce soir-là, poursuivit Lélia, vous avez évoqué une prisonnière. Une femme qui devait être livrée contre une forte somme à un puissant chef de clan Adaïque.
Eldria sentit son cœur s’emballer.
– Tu parles de... Salini ?! s'écria-t-elle, la voix étranglée.
– J’ignore son nom. Je sais seulement que c'est une femme blonde de vingt années, à la peau claire, mesurant un mètre soixante-deux. Elle était retenue dans un fort appelé la Rose-Épine, au nord d’ici.
Eldria porta une main tremblante à sa bouche.
– Oh bon sang... c'est elle !
Oubliant totalement l'eau qui continuait de lui ruisseler sur le corps, elle s’assit brusquement sous l'effet du choc, plongeant dans l’étang jusqu’à la taille. Lélia fit de même, se plaçant face à elle, le regard empreint d’une bienveillance désarmante.
– J’ai bien cru comprendre que vous la connaissiez, dit-elle doucement. C’est ce qui m’a touchée... et m’a poussée à vous suivre. Je ne crois pas aux coïncidences.
– Mais... où va-t-elle être emmenée ? s’inquiéta Eldria. Que lui veulent-ils ? Et surtout... qui es-tu, toi, pour savoir tout cela ?
Lélia esquissa un sourire compatissant.
– Cela fait beaucoup de questions, répondit-elle. Pour y répondre comme il se doit, il faut que je commence par la dernière.
Elle se redressa avec grâce et gagna un promontoire rocheux surplombant le bassin. Là, elle s’allongea de tout son long, les bras croisés derrière la tête, offrant au soleil sa peau déjà ambrée. Eldria, brûlant d’un désir de comprendre, la rejoignit sans plus prêter attention à leur nudité partagée.
– Comme mon accent et mon apparence te l’ont sans doute laissé deviner, reprit Lélia d’une voix légère, je ne viens pas du Nord ! Je suis née en Adaï, il y a de cela vingt-deux hivers. J’ai grandi sous l’autorité de mon père, un homme influent, qui tenait à régir ma vie comme celle de mes sœurs, sans jamais tolérer la moindre entorse à ses règles. C’est ainsi que les choses se passent chez nous. J’ai toutefois eu la chance de recevoir une formation militaire et, sans vouloir me vanter, d’y exceller. Mais je vais t’épargner les détails et en venir à ce qui t’intéresse vraiment : il y a bientôt deux lunes, mes compétences m’ont valu une place dans une délégation envoyée en mission spéciale au Val-de-Lune. Il est rare que nous, les femmes, soyons autorisées à quitter nos frontières, aussi y voyais-je à la fois un honneur... et une opportunité.
– Une opportunité ? répéta Eldria, intriguée.
– Oui. J’aime mon peuple, mais je suis curieuse de nature, avide de découvertes, de visages nouveaux, de liberté. Alors, avant même que nous atteignions notre objectif, je me suis éclipsée à la première occasion. Je me suis enfoncée dans une forêt dense, sur notre route... et c’est là que le destin m’a menée jusqu’à vous.
– Je vois. Mais cette mission dont tu parles... quel rapport avec Salini ?
– J’y viens. Cela ne me réjouit guère, mais le chef de mon clan – l’homme le plus puissant d’Adaï – a passé un accord avec les hautes sphères d’Eriarh. Depuis les guerres anciennes qui nous ont opposés, ils nous craignent comme un loup craindrait un tigre. Eriarh redoute par-dessus tout que l’Adaï prenne part au conflit contre le Val-de-Lune. Pour s’assurer notre neutralité, depuis des décennies déjà, ils nous font parvenir – en secret – une marchandise d’un genre... très particulier.
Eldria sentit son ventre se nouer.
– Cette marchandise, ce ne serait pas...
– Si, confirma Lélia avant même qu’elle ait fini. Des femmes. De jeunes femmes en âge d’enfanter, livrées par centaines. Nul ne sait d’où elles viennent, et nos chefs s’en soucient peu. Ce sont sans doute des prostituées raflées dans les cités eriarhies, ou des orphelines dont la disparition passe inaperçue. Quoi qu’il en soit, les hommes d’Adaï sont friands d’exotisme, et ces étrangères sont perçues comme des joyaux plus précieux que l’or ou le diamant. Malgré leur statut d'esclaves, elles sont paradoxalement très respectées.
– C’est... monstrueux, s’indigna Eldria, le cœur serré par la nausée. Mais pourquoi Salini ? Pourquoi a-t-il fallu qu’une délégation spéciale aille la récupérer, elle ?
– Pour cette femme appelée Salini, c'est différent, répondit Lélia. Elle n'est pas destinée à devenir une simple esclave blanche, comme toutes les autres. Notre mission consistait à la ramener au palais du Shruïn – notre chef suprême – afin qu’elle devienne sa nouvelle épouse.
Eldria sentit le sol se dérober sous elle, comme si elle chutait à nouveau dans un gouffre sans fond.
– Quoi ? Non... il faut l’en empêcher ! Il faut faire quelque chose !
– Je crains que ce ne soit trop tard, répondit doucement Lélia, les yeux emplis de compassion. Ma disparition n’a dû retarder la délégation que de peu. À l’heure qu’il est, ton amie doit déjà être arrivée à Solanntor, notre capitale.
– Alors il faut que nous allions la chercher ! lança Eldria, bondissant sur ses jambes, prête à partir sur-le-champ – et toute nue.
La jeune étrangère d’au-delà les mers eut un sourire attendri.
– Du calme, Eldria. On ne pénètre pas en Adaï comme on traverse une forêt.
– Aide-moi, je t’en prie ! Je ne peux pas abandonner Salini !
– Je le sais. Et je crois que c’est justement pour cela que la Déesse a voulu que je sois mise sur ton chemin, pour t’aider à la retrouver. Si cela peut t’apaiser, sache que ton amie est sans doute mieux traitée là-bas qu’entre les mains des Eriarhis. J’ai entendu ce qu’ils font subir aux Séléniennes qu’ils capturent. D’ailleurs, comment se fait-il que, toi, tu sois libre ? Et pourquoi te recherchent-ils ?
Eldria hésita, repensant aux réserves de Dan, puis finit par trancher. Si Lélia avait abattu des soldats Eriarhis pour leur venir en aide, c’est qu’elle ne pouvait qu’être leur alliée. Alors, d’une voix posée, elle lui raconta les grandes lignes de son histoire – son incarcération, son évasion, ses mois d’errance, et tout ce qu’elle avait dû endurer depuis leur fuite de la Rose-Épine.
Lélia avait probablement raison. Eldria et Dan avaient toujours cru que Salini était encore retenue au fort de la Rose-Épine, sans doute le pire endroit imaginable pour une jeune femme comme elle, née du mauvais côté des frontières. Leurs possibilités pour la sortir de là semblaient alors limitées : le fort paraissait imprenable, d’autant plus qu’Eldria était désormais activement recherchée. Le problème était le même maintenant que Salini se trouvait en Adaï, à ceci près qu’ils disposaient d’un avantage : les Adaïques ne s’attendaient pas à ce que l’on vienne réclamer leur innocente acquisition.
En attendant le retour de Dan, Eldria et Lélia passèrent le reste de l’après-midi à faire connaissance. De la jeune archère se dégageait une chaleur, une ouverture d’esprit certaine, et une candeur presque enfantine – contraste surprenant avec ses prouesses d’une létalité froide à l’arc. Ce fut d’ailleurs avec une facilité déconcertante qu'elle chassa deux lièvres pour leur repas du soir.
Comme il l’avait annoncé, Dan reparut au campement après les dernières lueurs du crépuscule. Même si elle fit de son mieux pour ne rien laissa paraître, Eldria s’en trouva soulagée, craignant pour la santé de celui dont elle avait été la seule garante toutes ces semaines. Autour du feu que Lélia et elle avaient allumé, Dan expliqua que l’armée d’Eriarh avait encore repoussé plus au sud les quelques restes d’une armée du Val-de-Lune aux abois. La vaste majorité du pays était désormais occupée par l'ennemi, et seules quelques poches de résistances subsistaient, tapies en terrain reculé.
À l’évocation de la résistance, un détail revint subitement à Eldria :
– Ce matin, souffla-t-elle, encore marquée par sa mauvaise rencontre dans les bois, les hommes qui m'ont agressée ont évoqué un lieu appelé... Pic-Ridas, je crois. C’est l’endroit qu’ils semblaient avoir déserté. Ils venaient du sud. Avec un peu de chance, c’est sur notre chemin pour retrouver Salini. Il faut absolument que nous retrouvions la résistance du Val-de-Lune.
Dan prit un instant pour réfléchir. Eldria lui avait répété les révélations de Lélia, et son attitude envers leur nouvelle invitée paraissait moins hostile.
– C'est effectivement notre seule piste, concéda-t-il finalement. Demain, je retournerai à la ville afin d'en apprendre plus sur cet endroit. Il faudra ensuite partir rapidement. Nous avons abandonné des cadavres à seulement quelques lieues d'ici, et je ne voudrais pas que cela attire l'attention sur nous.
Eldria et Lélia acquiescèrent. Leur quête, enfin, allait pouvoir reprendre.

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