15 · Le départ
Dan et Lélia avaient quitté le camp tôt ce matin-là. Le premier dès l’aube afin de se rendre à Brillétoile comme ils en avaient convenu la veille, la seconde peu après, arguant que « le gibier s’épanouit aux premiers rayons du jour ». Eldria s’était donc accordé une brève grasse matinée, émergeant environ une heure après le départ de ses compagnons.
Dan avait eu la galanterie de leur laisser, à Lélia et elle, la tente pour la nuit, s’aménageant plutôt une paillasse à la belle étoile – ce qui n’était sans doute pas un mal, compte tenu de l’absolue légèreté de la tenue dans laquelle leur nouvelle camarade s’était couchée. Cette proximité nouvelle n’avait pourtant pas troublé le sommeil d’Eldria, qui avait dormi comme un bébé, happée dans une quiétude qu’elle n’avait plus connue depuis bien trop longtemps. Savoir Dan hors de danger avait apaisé une part d’elle-même qu’elle croyait perdue.
Après avoir bu une longue gorgée d’eau de source, elle songea qu’une promenade en forêt lui ferait le plus grand bien – à condition de ne pas s’approcher du lieu où elle avait croisé les déserteurs séléniens la veille. À force d’y déambuler chaque jour, elle commençait à connaître ces bois comme s’ils l’avaient toujours accueillie. Il régnait là une magie apaisante, une sérénité tenace dans la persistance des arbres, la vigueur des ramures et l’éclat des fleurs. Cet écosystème se moquait bien des querelles humaines : il avait vu naître et mourir les cités, et survivrait encore longtemps après que la poussière des hommes se serait mêlée à son sol. Eldria ignorait s’il existait un véritable pouvoir en ces lieux, mais elle y puisait une force nouvelle, presque tangible, qui semblait couler dans ses veines. Elle allait retrouver les siens, coûte que coûte, puis se battrait, auprès de son peuple, pour reconquérir ces terres.
Tandis que le milieu de la matinée approchait, elle regagna le camp. Dan et Lélia n’étaient pas encore revenus, aussi prit-elle l’initiative de commencer à démonter la tente en vue du départ. Quels que soient les détails que Dan recueillerait sur ce lieu appeler Pic-Ridas, ils ne pourraient guère s’attarder ici.
Plongée dans ses pensées, songeant à ce qui les attendrait sur la longue route qui s’ouvrait à eux, elle poussa machinalement la toile de tente afin d’y récupérer ses affaires. Ce qui s’offrit alors à ses yeux écarquillés la figea sur place : Lélia était là, allongée à cheval entre sa propre paillasse et celle d’Eldria... intégralement nue. Non contente de s’afficher ainsi dans son simple appareil, la jeune étrangère, les deux mains lovées entre ses jambes largement écartées, était manifestement occupée à une activité quelque peu intime.
– Je... je suis désolée ! s’empourpra subitement Eldria, déconfite.
Elle se serait attendue à ce que Lélia, terrassée par la gêne, tente immédiatement de se cacher, mais il n’en fut rien. Au lieu de cela, elle tourna le visage et lui adressa un sourire rayonnant :
– Coucou, Eldria, la salua-t-elle dans un soupir, sans retirer ses mains de l’endroit où elles s’affairaient.
Eldria fut si abasourdie par cette réaction – ou plutôt cette absence de réaction – qu’elle n’eut même pas le réflexe de rabattre la toile et de s’en aller. Bien malgré elle, son regard se promena, l’espace d’un instant, sur le spectacle inattendu qui s’offrait à elle, et particulièrement sur l’entrejambe de celle près de laquelle elle avait passé la nuit. Elle put apercevoir un objet oblong, d’un bois satiné, luisant, que Lélia était occupée à faire entrer et sortir de son entrejambe. L’irruption indélicate d’Eldria ne l’avait pas interrompue, comme si elle venait simplement de la surprendre en train de préparer leur repas du midi.
– Qu-... qu’est-ce que tu fais ? demanda bêtement Eldria, dans une vaine tentative de lui faire croire que l’évidence ne lui avait pas sauté aux yeux.
La réponse de Lélia fut, une nouvelle fois, des plus surprenantes :
– J’avais envie de me masturber, expliqua-t-elle d’une voix douce, laconique.
Puis sans crier gare, son souffle s’accéléra d’une manière qu’Eldria ne reconnut que trop bien, et elle laissa échapper un long râle libérateur tandis que, sans le moindre doute, elle s’abandonnait à un orgasme décomplexé.
Eldria, troublée et confuse, finit heureusement par avoir la présence d’esprit de rabattre la toile de tente sur sa consœur, afin de lui octroyer le minimum d’intimité à laquelle elle semblait aspirer. Près des restes timides du feu, elle s’assit sur un rondin de bois, les joues et les oreilles encore colorées.
Elle aurait préféré ne pas assister à cette scène privée mais, après tout... qui était-elle pour juger ? Elle-même était sujette à ce genre de pulsions impérieuses, aussi savait-elle à quel point il devenait parfois nécessaire de les assouvir. Malgré tout, les rôles eussent-ils été inversés, elle aurait ressenti une indescriptible honte à être ainsi surprise, dans cette position sans équivoque, se croyant seule. Pourtant, Lélia l’avait saluée en toute quiétude, indifférente à ce qu’on la découvre en pleine séance d’autosatisfaction.
Et justement, Lélia surgit de la tente une minute plus tard, ses vêtements sous le bras, s’étirant longuement devant une Eldria qui ne savait pas trop comment il convenait de se comporter.
– Hmmm, ça fait du bien, commenta-elle en toute décontraction, avant de commencer à se rhabiller dans la fraîcheur du matin.
Du coin de l’œil, Eldria la vit ranger, dans une poche de son carquois, le long et fin objet en bois dont elle s’était manifestement servie pour se procurer du plaisir.
– Excuse-moi, vraiment, murmura gauchement Eldria, pour crever l’abcès.
– T’excuser pour quoi ?
– Je... hem, je ne savais pas que tu étais revenue.
Alors qu’elle ajustait sa jupe, Lélia sembla seulement comprendre :
– Oh. Ne t’en fais pour ça, je t’avais entendue arriver. Ça ne me gêne pas qu’on me voie.
Eldria rougit, mais ne put s’empêcher d’éprouver une certaine d’admiration devant un tel détachement pour la chose. La dernière fois qu’elle-même s’était livrée à pareille activité devant quelqu’un, ce n’était pas par choix, et elle avait vécu l’épreuve comme une intolérable intrusion dans son jardin secret. De toute évidence, ces choses-là n’étaient pas taboues pour tout le monde.
De la gêne qu’elle ressentait naquit pourtant une curiosité, teintée, étrangement, de jalousie. Elle l’avait vue – et entendue – jouir, et cela ravivait en elle des sensations interdites... qui lui manquaient.
– Comment se fait-il que cela ne te dérange pas ? osa-t-elle demander. Généralement, on... fait plutôt ce genre de choses en privé.
Lélia s’assit à ses côtés et entreprit de dépecer le lièvre qu’elle avait chassé le matin-même. Il était singulier de la voir passer, en un claquement de doigts, d’un registre à l’autre, si opposés. La jeune femme semblait si libérée qu’elle n’avait pas hésité à se dénuder, la veille, devant Dan, geste qu’Eldria avait d’abord pris pour une simple maladresse.
– Il est vrai que vous, les peuples du Nord, n’avez pas le même rapport que nous à la sexualité. Dans mon pays, les plaisirs de la chair sont usuels. Nous ne voyons aucun mal à les partager.
Elle leva toutefois un doigt en l’air, comme pour signifier qu’il existait une exception à ces mœurs plus libertines.
– Même si, je dois le reconnaître, la masturbation est un peu moins bien acceptée, mes semblables ayant une préférence pour l’accouplement dès que l’envie s’en fait sentir. Je plaide coupable.
Eldria demeura coite, s’imaginant une ville entière où les habitantes et les habitants se livreraient à une immense orgie à ciel ouvert. Elle secoua aussitôt la tête pour chasser cette image sordide de son esprit.
– Eh bien quoi ? s’exclama Lélia, remarquant son trouble. Tu ne vas pas me dire que tu ne te masturbes pas ? Tout le monde le fait, même Dan, c’est sûr. Après six semaines passées dans le coma, je peux te dire que ça doit sérieusement le démanger !
Sans répondre, Eldria rosit davantage, tandis que, cette fois, lui revenaient des images de cette chambre, au fort, baignée d’une lueur orangée, avec Dan.
– D’ailleurs, termina Lélia, espiègle, ça ne me dérangerait pas de m’occuper de l’aider à se vider, si ça peut lui rendre service.
– Quoi ?! s’insurgea soudainement Eldria.
Lélia lui adressa un clin d’œil complice.
– Ne t’en fais pas. Je te taquine.
Mais Eldria n’était pas vraiment d’humeur à plaisanter. Jusqu’alors, elle avait vu en Salini, par son rapport au corps et aux sensations qu’il pouvait offrir, la personne la plus libérée qu’elle connaissait. Non contente de l’avoir jadis surprise en pleine action avec deux garçons, son amie d’enfance, à l’adolescence, n’avait jamais hésité à porter des tenues plus qu’affriolantes, qui avaient toujours eu le don de l’agacer. Était-ce alors de la jalousie qui se manifestait chez Eldria, car elle-même n’avait pas le courage d’assumer des formes qu’elle savait pourtant de plus en plus épiées en coin par les hommes ? Ou bien était-ce parce qu’elle n’assumait pas son empotement dès qu’il s’agissait d’aborder le sujet de sa propre sexualité, qui ne s’était éveillée que tardivement ?
Ces questions ne semblaient même pas effleurer l’esprit de Lélia qui, de toute évidence, considérait la nudité comme une simple façon de s’habiller. Mais de Lélia, de Salini, ou d’Eldria... laquelle avait raison ?
Dan refit surface peu de temps après, et Eldria se trouva soulagée que, à vingt minutes près, ce ne fût pas lui qui fût entré dans la tente, tombant nez à nez avec leur jolie nouvelle alliée en plein acte solitaire. En l’attendant, elles avaient commencé à faire cuire le lièvre et à remettre de l’ordre dans le campement. Eldria n’avait cependant pas trouvé le courage de demander à Lélia la nature de cet étrange objet en bois, long et lisse, dont elle avait fait usage... même si cela l’intriguait grandement.
Dan avait mis au jour, dans l’antique bibliothèque de Brillétoile, une très vieille carte datant de l’Ancienne Guerre, indiquant l’emplacement précis d’un lieu appelé Pic-Ridas. Il s’agissait de l’ancien nom d’un minuscule hameau, perdu au beau milieu des chaînes de montagnes se dressant au sud-est du pays, à plusieurs jours de cheval. À en juger par son isolement, c’était l’endroit rêvé pour qui voulait se cacher d’un potentiel envahisseur.
Quand Eldria et Lélia le complimentèrent sur l’efficacité avec laquelle il s’était infiltré en ville, Dan rétorqua modestement que les bibliothèques étaient peu surveillées par les forces occupantes, faute d’intérêt militaire. De plus, sa chevelure d’un brun sombre et sa mâchoire carrée criaient ses origines nordiques, aussi n’avait-il rencontré aucune difficulté à se fondre dans la masse, contrairement, par exemple, à Eldria, quelques semaines plus tôt.
Après un dernier repas à l’ombre de la falaise qui avait constitué, pour Eldria, l’unique décor depuis une éternité, le petit groupe leva le camp, au plus grand bonheur de Perce-Neige qui semblait avoir désespérément attendu cette occasion de se dégourdir les sabots. Afin que Lélia et elle n’attirent pas l’attention à l’arrière de la charrette, Eldria proposa un détour par une ferme voisine, abandonnée, qu’elle avait déjà visitée quelques jours plus tôt. Elle y avait repéré plusieurs tonneaux de vin laissés sur place, et ils convinrent qu’il serait plus prudent pour elles, sur les grands axes, de s’en servir pour se dissimuler à l’intérieur. Ils perdirent ainsi un peu de temps à vider deux grandes barriques et à les charger à l’attelage. Perce-Neige protesta quelque peu, mais le noble animal était heureusement assez robuste pour supporter ce poids supplémentaire.
– Double dose de carottes pour toi ! lui lança Eldria, en récompense de ses efforts.
Si l’on omettait – difficilement, il fallait bien l’avouer – l’odeur persistante de vin qui avait imprégnée le bois, les tonneaux étaient assez spacieux pour voyager plus ou moins confortablement à l’intérieur. Plutôt moins que plus, certes, mais c’était là le prix à payer pour rejoindre la résistance sans courir le risque d’être raflées par des Eriarhis en quête de jeunes femmes à emprisonner et à abuser – dont l’une était activement recherchée par l’empire du Nord. Seul Dan, fort de son statut d’homme Eriarhi, pouvait se permettre de guider l’attelage. Si on l’arrêtait, il n’aurait qu’à affirmer qu’il n’était qu’un simple marchant transportant sa marchandise au sud.
Silencieuse, dissimulée dans l’obscurité, un peu étourdie par les effluves d’alcool, Eldria fut presque nostalgique de l’époque où elle chevauchait, les bras passés autour de sa taille, serrée contre lui.

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