18 · Blottis dans les montagnes

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En une seconde, leur sort fut scellé. Dan avait beau avoir maintes fois prouvé ses talents martiaux, le nombre d’adversaires, ajouté à l’effet de surprise, eut raison de lui. Avant même d’avoir levé son arme, il fut projeté au sol par pas moins de trois tirs simultanés d’arbalète. Par chance, les munitions qui l’atteignirent n’étaient pas des carreaux mortels, mais de simples bolas – de lourdes boules de cuir reliées par une cordelette, faites pour entraver l’ennemi en l’enserrant.

Eldria poussa un cri de stupeur et se rua vers son compagnon. Ce fut peine perdue : deux hommes armés fondaient déjà sur elle et, sans qu’elle puisse réagir, l’empoignèrent. L’un d'eux lui plaqua brutalement la main sur la bouche. Réduite au silence, elle sentit la froide morsure d’une lame venir menacer sa gorge.

Derrière, Lélia dut faire face à trois autres brigands. L’embuscade avait, de toute évidence, été soigneusement préparée. L’habile archère esquiva le premier avec une grâce féline, repoussa le second d’un prodigieux coup de coude en plein visage quand il surgit dans son dos, puis se déroba au troisième en bondissant vers son arc, posé contre une racine noueuse près du feu. D’un geste véloce, elle s’en saisit, encocha une flèche en un battement de cil, et tint aussitôt l’un des assaillants en joue. Hélas, cette brève résistance héroïque, sous le regard implorant d’Eldria, fut bien vite balayée : un homme de bonne carrure, jusqu’alors tapi dans l’ombre, jaillit des fourrés avant qu’une flèche salvatrice ne soit décochée. Il heurta Lélia de tout son poids, l’envoyant mordre la poussière, tandis que les autres coupe-jarrets, remis de leur première déconvenue, se précipitaient pour la désarmer et l’immobiliser.

Le calme retomba sur le campement de fortune aussi vite qu’il s’était enfui. Une lame effilée sous la carotide, Eldria crut son heure venue et pria pour que leurs agresseurs, qui qu’ils fussent, leur accordent une mort rapide et sans douleur. Et si telle n’était pas leur intention, elle espéra, au moins, qu’ils n’auraient pas les mêmes penchants infâmes que les déserteurs Séléniens qui l’avaient violentée une dizaine de jours plus tôt.

– Ma main à couper que celui-là est Eriarhi, lança l’un des hommes en pointant son épée vers Dan, tandis que ses collègues le maintenaient au sol pour l’empêcher de se débattre. Ce sont sûrement des espions, on devrait s’en débarrasser.

– Les deux filles aussi ? répliqua un autre en désignant plus précisément Lélia. Celle-là sait se battre, mais n’a pas l’air nordique pour un sou. Quant à celle-ci...

Il désigna alors Eldria.

– Je ne vois pas ce qu’elle ferait ici, avec ces deux-là... surtout dans cette tenue frivole.

Les débats consistant à déterminer quel sort il convenait de réserver à leurs prises se prolongèrent une bonne minute, ignorant les protestations étouffées desdits prises.

– Ligotons-les et ramenons-les au camp, trancha finalement celui que les autres semblaient le plus écouter, un homme en probable fin de vingtaine, au visage émacié et à la voix sifflante. Si on les laisse filer, ils pourraient révéler notre position. Nous déciderons de leur sort là-bas. Assommez-les pour qu’ils ne se débattent pas.

À cet instant, Eldria avisa, sur le poitrail en cuir de l’homme, un détail qu’elle n’avait jusque-là pas remarqué. Un symbole qu’elle connaissait bien : une demi-lune en partie dissimulée derrière un large nuage... l’emblème du Val-de-Lune. Ces hommes n’étaient pas des bandits de grand chemin... mais nulle autre que la résistance ! Ils les avaient enfin trouvés !

La situation demeurait pourtant critique, car ses inespérés compatriotes la prenaient pour une ennemie et, toujours sous la menace d’un coutelas, ne lui laisseraient pas l’occasion de s’expliquer.

Obéissant aux ordres, les soldats qui les tenaient en respect levèrent d’un même mouvement le pommeau de leurs épées, prêts à l’abattre sur leurs crânes. Eldria se crispa, ferma les yeux et se prépara au choc, priant pour qu’ils ne cognent pas trop fort.

– Une minute ! s’écria soudain un autre combattant, resté en retrait.

Cette voix... songea Eldria.

– Relâchez-la !

Après un bref flottement, contre toute attente, Eldria fut libérée et manqua de basculer en avant, le souffle court, portant une main fébrile pour caresser son cou meurtri.

– Eldria ? reprit la voix.

Lentement, elle toisa son insoupçonné bienfaiteur, dont les traits se dessinaient à mesure qu’il approchait du feu.

– ... Minnlho ? dit-elle, les yeux écarquillés, en reconnaissant l’un des habitants de Soufflechamps.

Le jeune homme, de huit ans son aîné, de taille moyenne mais bien bâti, les cheveux déjà dégarnis et les yeux en amande, la fixait avec bienveillance malgré une mine burinée par la fatigue.

Eldria se sentit vaciller. Après ces terribles mois, après tant d’inquiétude, de doutes, puis de résignation... c’était la première fois qu’elle revoyait l’un des hommes de Soufflechamps partis vaillamment en guerre un an et demi plus tôt. Celles et ceux restés à la ferme n’avaient plus reçu de nouvelles, craignant le pire sans oser se l’avouer. Une joie intense la gagna d’abord, aussitôt éclipsée par une mélancolie profonde. Minnlho l’ignorait encore, mais Eldria avait enterré Beth, sa jeune épouse victime des pires atrocités, à peine deux mois plus tôt.

– Tu la connais ? demanda l’homme qui, quelques secondes plus tôt, ordonnait encore de cogner les captifs jusqu’à ce qu’ils perdent connaissance.

Il s’agissait vraisemblablement du plus haut gradé du détachement. Eldria crut percevoir, dans sa voix, un soupçon de déception.

– Je connais effectivement cette jeune femme, capitaine. Elle se nomme Eldria Calann et vivait avec moi, ainsi qu’une dizaine d’autres familles, dans une modeste ferme appelée Soufflechamps, près de Brillétoile, non loin de la frontière nord. Je ne l’avais pas revue depuis le début de la guerre, comme toutes celles et tous ceux qui n’ont pas été enrôlés. Je peux toutefois certifier sur mon honneur que ce n’est pas une espionne. Désolé, Eldria... avec cette coupe de cheveux, je ne t’ai pas reconnue plus tôt.

Il désigna Dan et Lélia d’un mouvement du menton.

– Je n’ai en revanche jamais vu ses compagnons, mais je suis certain qu’elle saura nous donner une explication. Pas vrai, Eldria ?

Tous les regards se braquèrent sur elle, y compris celui, sévère, du capitaine.

– Très bien. Dans ce cas, nous t’écoutons, adjura-t-il.

Eldria se tourna vers ses deux amis – toujours tenus en joue par ses compatriotes –, puis prit une profonde inspiration pour se redonner contenance. Cette fois, c’était à elle de les sauver... ils comptaient sur elle.

Le menton levé, s’efforçant de parler d’une voix claire, elle expliqua à son auditoire suspendu qu’ils fuyaient les Eriarhis depuis plusieurs semaines déjà, en quête d’une poche de résistance sélénienne, ajoutant que toute la partie nord du pays avait basculé aux mains de l’ennemi. Sans entrer dans les détails les plus terribles dont elle avait hélas connaissance, elle acheva son récit en évoquant les atrocités commises par l’envahisseur. Tous l’écoutèrent sans l’interrompre, la mine sombre à l’énoncé, même sommaire, de ces horreurs. Seul le capitaine, resté légèrement en retrait, conservait un air dubitatif.

Lorsqu’elle eut terminé, des murmures anxieux et désordonnés s’élevèrent dans l’assemblée : « Les rumeurs étaient donc vraies ? », « Est-ce que mon village a pu être touché ? », « On n’aurait pas dû écouter l’état-major... il fallait organiser nous-mêmes une riposte plus tôt », « On les a abandonnés », « J’espère que ma femme et mes enfants sont en sécurité » ...

– Silence ! ordonna le capitaine pour rétablir le calme, avant de dévisager à nouveau Eldria. Tu as donc été témoin de ce qui se fait dans ces... prisons ? Admettons que ce soit vrai... comment as-tu pu entrer dans l’un de ces prétendus établissements ?

Eldria soutint un instant son regard perçant.

– Parce que j’ai moi-même été capturée, séquestrée et abusée dans l’une de ces forteresses.

Une clameur sidérée se répandit parmi les résistants.

– Et j’y ai vu des dizaines d’autres femmes subir un sort pire encore que le mien, ajouta-t-elle gravement. J’ai eu la chance de m’échapper grâce à ce garçon, qui a trahi sa nation pour moi et que vous êtes en train d’écraser au sol, alors que nous vous cherchons désespérément depuis des jours afin de vous rapporter ces atrocités. Qu’allez-vous faire ? Continuer à nous menacer, mes amis et moi, ou bien comprendre enfin que la situation est critique et que vos familles, vos proches... ont désespérément besoin de vous, comme moi j’aurais eu besoin des miens ?

Elle avait les poings serrés et les larmes lui étaient montées aux yeux, mais sa voix, digne, n’avait pas flanché. À ses côtés, Minnlho présentait la mine de ceux qui redoutent une mauvaise nouvelle. Il posa une main affectueuse sur l’épaule d’Eldria :

– Je... je suis navré. Nous avons essayé de revenir. Je suis sincèrement heureux que tu sois saine et sauve, mais... je me dois de te poser une question. As-tu des nouvelles de mon épouse ? As-tu des nouvelles de Beth ? Est-elle en sécurité, comme toi ?

Eldria planta ses yeux, que l’émotion faisait briller, dans les siens. Seule une infime lueur d’espoir scintillait encore au fond des pupilles ambrées de son ancien voisin. Lueur qu’elle s’apprêtait, résignée, à éteindre à tout jamais.

– Je suis désolée, Minnlho, dit-elle doucement, en posant à son tour une paume consolante sur son épaulière.

Elle n’eut pas besoin d’en dire davantage. Aussitôt, elle comprit qu’il avait compris.

– Je vois, conclut-il pudiquement, l’air soudain absent.

Après un bref silence, il tourna les talons et, sous les regards interdits, disparut sous le couvert des bois, préférant sans doute la solitude pour laisser éclater son chagrin. Eldria aurait tant voulu lui demander, à son tour, s’il savait ce qu’il était advenu de son oncle, de Jarim, et de tous les autres, mais ce n’était guère le moment. Elle n’eut d’ailleurs pas le loisir de tergiverser, car déjà les questions l’assaillaient : « Est-ce que tu as vu ma femme et ma fille aussi ? Elles sont grandes, avec de longs cheveux nattés... », « Est-on sûrs que toutes les femmes ont été emprisonnées ? », « Vous êtes passés par la ville de Clairéclat ? Est-elle tombée ? » ...

Heureusement, leur supérieur imposa de nouveau le silence, avant qu’Eldria ne soit submergée malgré eux. Elle fut soulagée de constater que, dans la cohue née de ses révélations, Dan et Lélia avaient enfin été relâchés. Tous deux s’étaient relevés et dépoussiéraient leurs tuniques d’un geste contrarié.

– Messieurs, je vous prie de garder votre sang-froid, tonna le capitaine. Nous allons rentrer au camp pour la nuit. Nos invités doivent être affamés et épuisés. Nous aurons ensuite tout loisir de discuter calmement. En route.

Ils pensaient trouver la résistance du Pic-Ridas... ce fut finalement l’inverse. Sans plus de cérémonie, la troupe se mit en marche vers la montagne noyée de nuit, après que Dan, Lélia et Eldria eurent hâtivement rassemblé leurs effets. Ils durent toutefois abandonner la charrette sur les conseils des Séléniens, le chemin s’annonçant trop escarpé. Au moins, le pauvre Perce-Neige en serait soulagé.

Profitant de la cohue de ce départ, Dan se glissa jusqu’à Eldria, qui tenait la bride de leur brave monture.

– Tout va bien ? demanda-t-il, la mine grave. Ils ne t’ont pas blessée ?

Elle lui offrit un maigre sourire, soulagée qu’ils n’aient pas plutôt croisé la route d’une patrouille eriarhie.

– Ça va. Je me suis surtout inquiétée pour Lélia et... pour toi.

Elle sentit ses joues rosir, mais la lueur vacillante des torches n’était pas assez franche pour trahir sa gêne. Et dire qu’à peine un quart d’heure plus tôt, son projet pour la soirée, avec lui, était tout autre... Elle se réjouissait d’avoir atteint leur but plus tôt que prévu, bien sûr, mais une pointe d’amertume subsistait : si la résistance ne les avait découverts que le lendemain matin, elle serait peut-être, à cette heure, occupée à l’activité qu’elle avait tant espérée...

Un frisson la traversa. Malgré le printemps, l’air du soir restait vif. Sa tenue légère – pensée pour attirer le regard de Dan – n’était pas pensée pour une marche nocturne en forêt : une simple tunique, bras et dos nus, tombant au milieu des cuisses, et, dessous, une délicate culotte de dentelle prêtée par Lélia... Si tout s’était déroulé selon le plan, une certaine personne de sa connaissance aurait dû la lui retirer dans la tente, pour mieux la réchauffer d’une façon toute particulière...

– Tu as bien parlé, reprit l'objet initial de ses désirs, la tirant de ses rêveries dévoyées. Tiens.

Il ôta son veston et le posa sur ses épaules, dans un geste qui acheva de la faire fondre. Finalement, ce froid avait du bon : il dissipait la chaleur qui montait de son ventre.

– M-merci.

– Tu aurais peut-être dû mettre ta tenue habituelle, car il fait froid le soir, ajouta-t-il, très terre-à-terre.

Elle leva discrètement les yeux au ciel. Vraiment, elle avait dû rêver cette nuit-là, dans la grotte... il n’y avait pas d’autre explication.

Lélia les rattrapa bientôt, se mêlant à leurs messes basses :

– Bravo, Eldria. Sans toi, on aurait probablement fait le trajet les pieds devant, avec une sacrée bosse sur le crâne.

– Il faut les comprendre, répondit Eldria qui, passée la stupeur de la prise d’otage, avait été touchée par l’inquiétude légitime de ses compatriotes. Ils vivent, eux aussi, sous la menace constante d’Eriarh.

– Méfions-nous tout de même du capitaine, glissa Dan à voix basse. Il ne nous quitte pas des yeux. Je pense qu’il ne nous fait pas confiance.

– Il finira par changer d’avis. Nous n’avons rien à cacher. Nous pourrons nous expliquer et, peut-être, obtenir l’aide nécessaire pour retrouver Salini. Le reste du groupe semble déjà m’avoir crue. Regarde, nous sommes libres.

En effet, la tension retombait peu à peu et chacun, à l’exception du capitaine, retrouvait l’ombre d’un sourire. Si sombres que fussent les nouvelles, Eldria incarnait pour ces hommes l’espérance de revoir, en vie, celles et ceux laissés au front, dans un climat où la résignation s’était enracinée. Elle eut d’ailleurs une pensée émue pour Minnlho, qui n’était pas réapparu, même si cela ne semblait pas inquiéter ses camarades. En temps voulu, il saurait sans nul doute retrouver le campement vers lequel ils se dirigeaient.

– En parlant de liberté, enchaina Lélia, maintenant que les choses ont été tirées au clair, je m’occuperais bien de remonter personnellement le moral de certains ici... D’autant que j’ai un coup de coude dans la mâchoire à me faire pardonner. Salut !

Sur ces mots, elle s’éclipsa pour rattraper d’un pas léger le petit groupe de cinq hommes qui ouvrait la marche. Ceux-ci accueillirent la jeune femme avec méfiance, mais après une minute à les aguicher ouvertement, les regards soupçonneux se changèrent en sourires francs et en coups d’œil intéressés.

– Elle m’étonnera toujours, souffla Eldria, espérant arracher à son compagnon de route, resté à ses côtés, une réaction complice.

Mais Dan, l’air éternellement sérieux, se contenta de hausser un sourcil, sans faire de commentaire.

Il fallut une heure entière pour atteindre le camp retranché du Pic-Ridas, blotti loin des regards, au creux d’un renfoncement de la montagne. Le camp était ceinturé par d’imposants – mais néanmoins vieillissants – troncs taillés en pointe, qui faisaient office de palissade improvisée, émaillée de quelques miradors en bois d’épicéa, dont certains, branlants, semblaient à demi effondrés. L’endroit n’était pas vaste, tout au plus accueillait-il une quarantaine de tentes malmenées par les intempéries, pour une capacité qu’Eldria estima, au doigt mouillé, à un peu plus d'une centaine d’hommes. On était loin de la supposée démonstration de force d’une armée digne et puissante du Val-de-Lune. Mais cette modeste forteresse avait au moins le mérite d’opposer une défense tangible à l’écrasante supériorité militaire de l’ennemi.

À l’approche du détachement, la grande porte s’ouvrit dans le grincement strident du bois ancien. Ils furent accueillis par une dizaine d’hommes, postés sur les contreforts pour garder les lieux. Tandis qu’ils s’enfonçaient dans l’enceinte, de nouveaux regards méfiants se posèrent sur Eldria et ses compagnons. De toute évidence, nul étranger n’avait mis les pieds ici depuis fort longtemps, et cela se ressentait.

Même si elle n’osait guère y croire, Eldria, le cœur vibrant, balaya les environs du regard : si Minnlho avait pu se retrouver affecté au Pic-Ridas, alors peut-être son oncle Daris, Jarim, ou même Yorden, le père de Salini, avaient suivi le même chemin... Hélas, elle dut bien vite se rendre à l’évidence : tout paraissait tristement morne et vide, même après l’arrivée de leur groupe de plus de quinze personnes.

La soirée était déjà entamée lorsqu’on les conduisit, avec le reste des troupes, à l’intérieur d’une vaste tente de toile terne aménagée en cantine. L’endroit, austère, baignait toutefois dans une agréable odeur de soupe qui montait d’une grande marmite auprès de laquelle s’affairait un jeune commis. Affamée, n’ayant pu achever son repas, Eldria s’assit au bout d’une table, Dan en face d’elle. À l’autre extrémité de la tente, le capitaine, assis face à eux, continuait de leur jeter, à intervalles réguliers, des regards chargés de défiance. Lélia, quant à elle, n’avait plus quitté le petit cercle de prétendants qui s’était naturellement formé autour d’elle. Nonchalamment, elle avait laissé glisser une bretelle de sa tunique jusqu’au creux de son coude, mettant davantage en valeur son décolleté, dont la poitrine enfermée semblait vouloir jaillir à chaque instant. Ses intentions pour la nuit à venir ne faisaient guère mystère...

En dehors des propos enjoués que suscitait une telle distraction pour des hommes isolés depuis si longtemps, l’ambiance demeurait toutefois morose. Tous, sans exception, arboraient des traits tirés, comme si cette guerre interminable avait creusé sur leurs visages des sillons indélébiles. Pourtant, Eldria ne put s’empêcher de noter leur jeunesse : même le capitaine ne devait pas atteindre la trentaine. Où étaient donc les officiers haut gradés, les vétérans charismatiques de l’Ancienne Guerre qu’on s’attendrait à trouver à la tête d’un tel corps ?

Au moment où la soupe fut servie, deux soldats bien bâtis, aux mines peu commodes – ceux-là mêmes qui avaient cloué Dan au sol plus tôt –, vinrent s’asseoir de chaque côté du transfuge Eriarhi, sans nul doute pour le tenir en respect. L’intéressé, bien qu’il eût déserté, demeurait aux yeux du Val-de-Lune un ressortissant de la nation ennemie. Il ne protesta pas, conscient sans doute du risque que sa seule présence faisait peser sur leurs hôtes, malgré l’histoire romanesque rapportée par Eldria.

Sur ces entrefaites, à côté d’elle, prit place un autre des combattants qui les avaient attaqués par mégarde, un jeune homme de son âge.

– Encore désolé, s’excusa-t-il, s’adressant autant à elle qu’à Dan. Si nous avions su que vous étiez des nôtres...

– Il n’y a pas de mal, répondit Eldria. Ravie de croiser enfin un visage amical après tant de temps en cavale. Je ne vois pas Minnlho... Je m’inquiète pour lui depuis que je lui ai annoncé la très mauvaise nouvelle concernant sa conjointe...

– Oh, je ne m’en ferais pas pour lui. Minnlho est solide. Il saura retrouver son chemin dans les bois.

– Je l'espère...

À présent que la garnison s’était rassemblée, Eldria scruta plus attentivement les visages, espérant reconnaître quelqu’un d’autre.

– Tout votre régiment est ici ?

– Eh bien... oui, en grande partie. Mis à part un ou deux détachements en reconnaissance, le compte doit y être. Nous étions bien plus nombreux autrefois, mais beaucoup sont tombés au combat. D’autres ont déserté pour rallier l’ennemi, ces traîtres !

– Je vois... Et... par hasard, quand Minnlho est arrivé ici, était-il accompagné d’autres personnes qui...

Elle n'eut pas le temps d’achever sa question : une chaise racla brusquement le sol, suivie d’appels au silence. Le capitaine s’était levé pour prendre la parole.

– Mes amis, ce jour est particulier. Nous accueillons parmi nous une compatriote Sélénienne.

Tous les regards convergèrent vers Eldria, où se mêlaient surprise, espoir et résignation. Nul doute que son récit avait déjà couru dans la petite communauté retranchée.

– Vous l’avez appris... les rumeurs au sujet de notre ennemi semblent donc vraies. L’état-major nous a ordonné de tenir la région, mais la guerre s’enlise, et l’espoir de revoir nos proches, restés au nord, s’amenuise chaque jour. Ma première décision, ce soir, a été de dépêcher un messager pour avertir nos forces et trouver une solution au plus vite.

Le silence, lourd, était religieux. Eldria se rassura d’être enfin prise au sérieux. Grâce à sa quête pour retrouver les siens, peut-être les lignes bougeraient-elles enfin.

Le capitaine acheva son discours de fort belle manière aux yeux de ses camarades, car il les invita à ouvrir exceptionnellement les réserves de vins afin de se galvaniser pour les batailles à venir. La proposition fut, bien évidemment, accueillie dans la liesse, et l’atmosphère se détendit brusquement.

La soupe, simple, réchauffa Eldria plus qu’il n’eût fallu. Abaissant son bol après les dernières revigorantes gorgées, elle lança à Dan, en face, un regard charmeur et lui sourit. Toujours coincé entre ses deux gardiens, il termina sa ration et, nullement troublé par cette surveillance envahissante, lui rendit son sourire en haussant un sourcil interrogateur.

Elle éprouvait une immense gratitude de le savoir encore auprès d’elle, même après qu’ils eurent retrouvé les siens. Dans un élan de gaieté, elle saisit deux chopes et, profitant qu’un tonnelet de spiritueux passait à sa portée, les emplit généreusement. Elle en tendit une à son compagnon et leva l’autre. Sans se quitter des yeux, ils burent cul sec. Eldria n’aimait pas vraiment l’alcool, mais l’ivresse, elle, ne l’effrayait plus. La soirée n’était peut-être pas totalement perdue...

Pour Lélia, en tous cas, elle ne l'était pas : à quelques tablées, le vin coulait également à flots, et la belle demoiselle des plaines du sud paraissait dans son élément. Les cinq Séléniens sur lesquels elle avait jeté son dévolu l’entouraient, riant à gorge déployée, buvant, et l’arrosant de leurs libations selon ses propres directives. Elle laissait sciemment couler le liquide pourpre sur son décolleté grand ouvert, invitant les plus hardis à venir le laper à la jonction de ses seins. La scène se jouait sous le regard contrarié du capitaine, qui ne dit pourtant mot, préférant sans doute laisser ses hommes se divertir avant de repartir, peut-être bientôt, en guerre.

La soirée battait son plein quand le petit groupe s'éclipsa finalement sous l'impulsion de Lélia. Elle échangea un dernier regard complice avec Eldria, et toutes deux s’adressèrent un clin d'œil entendu qui signifiait : « Passe du bon temps ».

L’esprit déjà embrumé, Eldria acheva sa troisième chope et, résolue, la reposa bruyamment. Elle se leva et, avec un équilibre précaire, se faufila jusqu’à Dan, le saisissant par le bras.

– Viens.

Surpris, il la dévisagea, sans comprendre.

– Qu’y a-t-il ? Tu veux déjà aller te coucher ?

– Ouais, c'est ça.

Il vida son vin et se leva à son tour. Les deux gardes, avinés eux aussi, firent mine de se lever en grognant, mais c’était trop tard : Eldria avait déjà subtilisé sa conquête et filait hors du mess, le tirant par le bras.

– Hé, doucement ! protesta Dan.

Elle ne l’écoutait pas. Dehors, l’air était frais, mais l’alcool lui brûlait les joues... à moins que ce ne fût autre chose. Sans un mot, elle l’entraîna jusqu’à leur tente, qu’ils avaient montée à la hâte parmi les abris plus martiaux, tout près des palissades nord. Arrivés là, Dan finit par se dégager.

– On y est, dit-il en se massant le poignet. Tu étais si pressée que ça ?

– Oui.

Elle ôta la veste qu'il lui avait chevaleresquement prêtée en début de soirée, se révélant de nouveau dans sa tenue légère, qu’elle espérait à son goût...

– Je ne vais plus avoir besoin de ça, souffla-t-elle en lui tendant son veston et tirant, à dessein, sur son décolleté, avec l’espoir qu’il y pose son regard.

– Heu... merci, répondit Dan, laconique, en rangeant le vêtement dans un sac. Bon, je propose que tu prennes un peu de repos, car la journée de demain risque d'être chargée. Je vais rester dehors pour monter la garde. Je n'ai pas encore totalement confiance.

Elle s’approcha, jusqu’à sentir la chaleur qu’émettait son corps sur sa peau.

– Détends-toi... minauda-t-elle. On est parmi les miens, en sécurité.

Mais il s’assit par terre, l’air préoccupé, sans davantage lui prêter attention.

– Il... heu..., reprit Eldria, dépitée. Tu sais, il y a de la place pour deux... dans la tente.

Il lui opposa un sourire aimable, mais ferme.

– Merci, mais je n'ai pas sommeil.

Eldria hésita, puis songea à Lélia et à l’assurance qu’elle aurait eue dans cette situation. Elle tenta le tout pour le tout :

– On... n’est pas obligés de dormir, fit-elle d’une voix lourde de sous-entendus. On pourrait...

Il soutint son regard, impassible, et Eldria se perdit dans ses yeux sombres. Mais déjà, des bruits derrière eux accaparaient l’attention de Dan : ce n’étaient autres que les deux colosses Séléniens chargés de sa surveillance. Affichant un sourire satisfait, ils s’installèrent à bonne distance, sur deux tabourets dont les pieds s’enfoncèrent de plusieurs pouces dans la terre, manifestement pour le garder à l’œil.

– Bonne nuit, Eldria, conclut Dan, d’une voix sans timbre, qui n’appelait aucune réplique.

Il se détourna pour attiser le feu. Déçue, contrariée, résignée, Eldria baissa la tête et s’engouffra dans la tente... désespérément seule.

– Bonne nuit, fit-elle tristement en rabattant le pan de toile.

Un peu d'aide pour se réchauffer à l'intérieur n'aurait vraiment, vraiment pas été de refus.

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