19 · Rencontre sous la voûte

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Eldria sentit une main se poser sur sa jambe, par-dessus l’épaisse couverture sous laquelle elle s’était emmitouflée. Un filet d’air glacé lui effleura la joue, achevant de l’extirper de sa torpeur. Il y avait du mouvement dans la tente.

– Dan ? balbutia-t-elle en entrouvrant péniblement les paupières.

Sa nuque pesait comme si on lui avait sanglé un casque trop serré, et son crâne lui paraissait pris dans un étau. Peut-être aurait-elle dû modérer sa consommation de vin...

– Dan ? répéta-t-elle, se redressant à contrecœur.

La contrariété la traversa, brusque, d’être arrachée à ce sommeil lourd qu’elle n’avait plus goûté depuis des semaines. Pourtant, si elle y songeait, elle n’aurait pas été fâchée que l’objet de ses désirs la rejoigne enfin, après la frustration de s’être couchée seule sur cette paillasse froide. Après tout... mieux valait tard que jamais.

Une autre voix masculine, hélas, lui répondit dans la fraîcheur de la nuit :

– Eldria, c’est ça ? fit l’inconnu, posté à l’extérieur de la tente. Le capitaine veut te parler. Il faut me suivre.

Elle se frotta les yeux, déçue et agacée qu’on la prive d’un repos réparateur pour si peu.

– Maintenant ? Mais c'est le milieu de la nuit...

– Oui. C’est au sujet des proches que tu recherches. Le capitaine a des informations importantes.

Ces mots agirent comme une injection d’adrénaline dans sa conscience embrumée. Si c’était vrai, elle n’avait pas une seconde à perdre.

– Je m’habille et j’arrive, fit-elle, retrouvant tant bien que mal ses esprits.

Le Sélénien acquiesça et l’attendit dehors.

– Où est Dan ? demanda Eldria quelques secondes plus tard en surgissant de la tente, constatant que son camarade n’était plus là et que le feu s’était éteint.

– Il est déjà avec le capitaine. C’est lui qui nous a dit de te réveiller. Suis-moi.

Elle resserra son veston contre son cou et lui emboîta le pas. La nuit devait être avancée, car un silence compact régnait sur le camp retranché dans les montagnes. Après la fête arrosée de la veille, chacun avait regagné sa couche. Chacun, ou presque, visiblement.

Sur un petit promontoire dominant les tentes, celle du capitaine se dressait, fière, à la lueur des étoiles. À l’intérieur, quelques torches brûlaient encore et répandaient une chaleur bienvenue. Le capitaine allait et venait – seul – sur un épais tapis carmin. Étrangement, il portait toujours son plastron et ses épaulières rembourrées, comme s’il s’apprêtait à partir en campagne avant l’aube.

– Ah ! fit-il en les voyant entrer. Merci, lieutenant.

Le lieutenant, sa tâche accomplie, se posta docilement près de l’entrée, les mains croisées dans le dos.

– Eldria, c’est bien cela ? reprit le capitaine, moins acerbe que la veille. Quelle chance nous avons eue de vous trouver hier soir. Cela faisait des mois que nous n’avions pas de nouvelles fraîches de ce qui se trame au nord. Les Eriarhis filtrent tout.

Elle lui adressa un sourire poli et attendit. Rien ne vint : le silence retomba, et l’homme recommença à faire les cent pas, sans but apparent. Étonnée, mais pressée de comprendre pourquoi on l’avait tirée du lit, elle s’enquit :

– Vous... on m’a dit que vous aviez des informations au sujet de mes proches ? C’est Minnlho qui vous en a parlé ? Est-il revenu ?

Le responsable du camp paraissait absent, comme préoccupé par une idée fixe. Il ne semblait pas l’avoir entendue. Alors, elle agita la main devant son visage pour capter son attention.

– Hé ho ?

– Hein ? Heu... oui, bien sûr.

Il se reprit et daigna enfin la considérer de pied en cap.

– Asseyez-vous, proposa-t-il chaleureusement en désignant une chaise solitaire.

Impatiente de connaître la raison de cette convocation, Eldria s’exécuta.

– Et Dan ? reprit-elle. L’Eriarhi que... vous faites surveiller. Il n’est pas là ? Je vous assure, ce n’est pas un espion, vous pouvez lui faire conf-

– Il est sorti, coupa l’autre.

Nouveau silence, qu’Eldria brisa encore :

– Bon... très bien. Et donc ? Qu’y a-t-il de si important ?

Dans la plus totale incompréhension, elle scruta le capitaine. Il semblait embarrassé, presque gêné, tel un homme cherchant quoi dire pour retenir quelqu’un, juste pour détourner son attention. Quelque chose clochait... et Eldria ne s’en alarma que trop tard.

À court d’explications, le capitaine fit un signe de tête. Le lieutenant comprit aussitôt, comme si tout avait été planifié. Sans crier gare, il bondit sur Eldria, lui tordit les poignets dans le dos et la força à se lever. Elle voulut crier, mais, comme la veille lorsqu’un soldat l’avait prise pour une espionne, il lui plaqua la main sur la bouche. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ne l’avaient-ils donc pas crue ?

– Attache-la au poteau.

– Bien, capitaine.

Le lieutenant l’entraîna manu militari jusqu’au pilier qui soutenait la toile de tente. Une hargne soudaine la saisit ; elle se débattit en gémissant, mais son bourreau tira une lame et la brandit bien en vue devant ses yeux écarquillés.

– Hé ! Pas un bruit, ou bien...

Terrifiée, elle se figea sur l’instant. Il put ainsi la pousser face contre le poteau, où il lui lia solidement chevilles et avant-bras, ces derniers hissés par un crochet grossier destiné d’ordinaire à suspendre une lampe, non une femme. Un linge torsadé fut ensuite enfoncé sans ménagement entre ses dents, au point de lui faire mal.

– Bien, reprit le capitaine lorsque leur captive fut privée de tout mouvement. Va voir où en sont les autres. Je reste ici pour la surveiller.

Le subalterne inclina la tête et s’éclipsa, laissant Eldria seule avec l’homme qui venait de trahir sa confiance. Un de plus, songea-t-elle, écœurée. Elle tremblait mais, endurcie par ses épreuves passées, elle refusa de pleurer et planta dans son agresseur un regard de défi comme il passait devant elle. Qui était-il ? Encore un traître ? Un déserteur comme les autres ? Mais pourquoi, dans ce cas, arborait-il encore l’emblème de sa nation ? Le camp tout entier était-il corrompu ? Impossible : elle connaissait Minnlho, c'était un homme droit, qui eût préféré mourir plutôt que trahir. Les inquiétudes des autres résistants ne semblaient pas feintes non plus. Non... le capitaine agissait seul, avec peut-être quelques complices. À quelle fin ?

Le malotru s'approcha d'elle et lui passa une main délicate sur la joue, replaçant consciencieusement une de ses mèches rebelles derrière son oreille.

– Je suis vraiment désolé de te traiter ainsi, souffla-t-il d’une voix suave. Je ne te veux aucun mal, crois-moi. Mais je n’ai pas le choix.

Il se glissa derrière elle. Ses doigts descendirent le long de son dos, jusqu’aux hanches. Eldria retint un sanglot en devinant ses intentions. Elle refusa pourtant de sombrer : il fallait tenir, rester digne. Elle en avait vu d’autres.

Comme elle le craignait, maintenant qu’elle était à sa merci, le capitaine s’abandonna à ses plus bas instincts, comme tant d'autres avant lui. Il souleva la tunique qu’elle avait passée à la hâte quelques minutes plus tôt, atteignit le haut de son pantalon ample – censé dissimuler ses formes – et le baissa sans cérémonie, exposant ses fesses à l’air froid. Il les palpa longuement, langoureusement, en silence, comme s’il découvrait le corps d’une femme.

Eldria ferma les yeux dans l’attente que l’instant passe, et perçut, horrifiée, le cliquetis de sa ceinture.

– Hmm... oui, pourquoi pas... marmonna-t-il davantage pour lui-même que pour elle, comme si un débat faisait rage au sein de son esprit torturé. Pourquoi pas... après tout, ils en ont bien profité, c’est un juste retour des choses que j’y aie droit moi aussi, après l’avoir sauvée... Je ne les laisserai pas lui faire du mal, non, non, non...

Sur ces paroles aussi énigmatiques que sinistres, Eldria sentit une forme tiède et allongée se presser contre son sillon interfessier. Une vague d’effroi la submergea, mais elle s’appliqua à maîtriser sa respiration. Elle se raccrocha aux propos de Lélia, à sa vision d’un sexe libéré, désacralisé :

« Contrairement à vous, dans ma culture, le sexe est une pratique courante, même entre illustres inconnus », lui avait-elle expliqué quelques jours auparavant, lors de l'un de leurs moments privilégiés. « Les femmes et les hommes de mon peuple ont parfois plusieurs rapports par jour, selon leur bon vouloir, et souvent avec des partenaires différents. C'est une pratique presque aussi banale que, par exemple, lorsque vous vous serrez la main, au nord. »

« Ah oui ? Et l’amour, alors ? » s'était étonnée Eldria, pour qui ces mœurs semblaient inconcevables.

« C'est autre chose. Lorsque la femme se sent prête à enfanter et qu'elle a trouvé le bon partenaire pour la féconder, le couple s'isole durant toute une nuit afin de procréer. L'acte dure ainsi plusieurs heures, dont une bonne part est vouée à la mise en conditions des deux partenaires. Cela se fait par des caresses appuyées, des baisers, des stimulations manuelles et orales mutuelles... Il faut parfois toute une soirée avant que l'un et l'autre se sentent prêts. Puis, une fois stimulés et durant les multiples pénétrations qui s'ensuivent, il est de bon ton que l'homme partage sa semence au moins trois fois au cours de l'accouplement, afin de maximiser les chances de procréation. Chacune et chacun se doit de faire preuve d'une infinie tendresse envers l'autre. Ce sont les seuls moments, dans la vie d'un ou d'une Adaïque, où nous connaissons réellement l'amour. Cela n’advient qu’une poignée de fois. »

Dans son dos, le pantalon baissé, le capitaine la pénétra. Pour la seconde fois, elle sentit un gland, pulsant de vie, forcer peu à peu les parois de son intimité, tapie entre ses cuisses serrées. L’insertion s’avérant difficile, faute de lubrification, l’homme se retira, enduisit sa verge de salive, puis revint à l’assaut et, cette fois, disparut dans l’orifice étroit de sa captive.

Le visage contrit, les dents serrées, Eldria poursuivit ses exercices de respiration pour ne pas céder à la panique. Elle ne ressentait rien... ni plaisir, ni douleur. Elle percevait seulement ce corps étranger, compact, qui avançait et reculait en elle, tandis que l’homme la maintenait par les hanches pour mener à bout son office funeste. Étonnement dissociée de son propre corps, c'était pour elle comme observer les sensations plutôt que le vivre réellement. Elle s'entendait même haleter, mais c’était là davantage une conséquence physique des coups de bassins réguliers qui lui étaient administrés plutôt qu'un signe de plaisir refoulé.

Coupée du réel, comme dans un cocon protecteur, elle perdit la notion du temps. Tout juste eut-elle le lointain sentiment qu'il ne s'était finalement écoulé qu’une longue minute avant que son violeur ne finisse par se retirer une dernière fois, et, dans un grognement rauque, qu’il ne se répande sur le bas de son dos et sur le dessus de ses fesses, que ses mains indélicates avaient rougi.

– Hmmff... grommela-t-il en s'épongeant une ultime fois contre sa raie souillée, avant de desserrer enfin son étreinte, son affaire terminée pour de bon.

Eldria qui, jusque-là, avait raidi tous les muscles de son corps, se relâcha. Ses jambes ne lui permirent subitement plus de se maintenir debout et, sans ses liens aux poignets, elle se serait misérablement effondrée.

Derrière elle, elle entendit le capitaine qui rebouclait sa ceinture en reprenant son souffle. Il prit un tissu propre et, comme pour se faire pardonner – ou plutôt effacer ses traces –, il essuya délicatement la semence encore tiède qui perlait sur la peau de sa victime.

– Contrairement à ce que tu dois croire, je... je ne suis pas un monstre, tu sais, dit-il en repassant devant elle, comme s'il cherchait autant à se justifier auprès d'elle qu’à apaiser sa propre conscience. On a tous des besoins et, parfois, il faut les assouvir. C’est plus fort que nous. Vois cela comme une juste rétribution pour notre hospitalité, tu veux bien ?

Il lui caressa de nouveau la joue et esquissa un sourire... sans que cela ne provoque la moindre réaction chez sa prisonnière hébétée.

– Bon, je vais voir où en sont les autres. N’aie crainte, je reviens vite.

Sur ces mots, il disparut, comme si rien ne s'était jamais passé, la laissant seule, attachée, à demi nue. Elle se mit à sangloter doucement. Elle n'était pas dévastée, anéantie, brisée... Non. C’était plus insidieux. Tout était allé si vite, sans même qu'elle ait le temps de l’intellectualiser. En quelques instants, c'était fait, simplement, dans le calme assourdissant de la nuit. Elle avait été violée. Pour de bon, cette fois. Elle se sentait humiliée, vidée, épuisée. Éreintée par cette gent masculine qui, sans cesse, prétendait s’approprier son corps sans consentement. Certes, certains hommes avaient toujours été justes et bons envers elle, mais... pour un Dan, un Jarim, combien d’agresseurs sans scrupule ? À la veille de ses vingt ans, elle éprouvait pour la première fois, avec une lucidité glacée, la nature bestiale et sans cœur de l’autre sexe.

Comme un pied-de-nez que le destin aurait dressé sur son chemin en réponse à cette révélation qui la marquerait à jamais, ce fut pourtant un homme qui, bientôt, se présenta devant elle. Derrière la chaise où elle s’était brièvement assise plus tôt, un chuintement de toile déchirée se fit entendre. Un couteau effilé, comme surgi du néant, déchirait méthodiquement la tente de haut en bas, depuis l'extérieur. Une silhouette se glissa par l’ouverture. Un visage familier.

« Minnlho » murmura-t-elle, les yeux noyés de larmes, bien que seul le son « Mfffo » franchit faiblement son bâillon.

– Eldria ! chuchota le nouveau venu en la reconnaissant. Par Sélénia, que t’ont-ils fait ?

Il se précipita, abasourdi de la découvrir ainsi, ligotée, le pantalon baissé. D’un coup sec, il sectionna ses liens et détacha le linge lui vrillant la mâchoire. Aussitôt, Eldria s’effondra dans ses bras. Avec une infinie délicatesse, il lui offrit son épaule et, pour préserver sa pudeur, entreprit de la rhabiller en hâte.

– J’ai entendu du bruit en revenant au camp, dit-il, haletant. Vu l’heure, j’ai pensé qu’il se passait quelque chose. J’ai distingué des sanglots étouffés. Si... si j’avais su que c’était toi, j’aurais moins hésité. Le capitaine est dehors, avec un autre... ils manigancent quelque chose. Oh, Eldria, je ne comprends pas ce qu’ils t’ont fait.

Avec tendresse, il l'aida à se maintenir debout, encadrant son visage blême de ses mains.

– Tu peux marcher ?

Elle hocha timidement la tête.

– Bien. Sortons d’ici, nous devons tirer ça au cl-

Il s’interrompit. Ses iris couleur de sauge s’écarquillèrent, et son teint vira à un livide plus pâle encore que celui d’Eldria, tandis qu’une giclée de sang brun jaillissait d’entre ses lèvres figées.

– Non... voulut s'écrier Eldria, d'une voix trop chétive pour alerter quiconque.

Une épée venait de traverser le dos puis le ventre de son sauveur. Derrière lui, elle reconnut, effarée, l’un des résistants chargés, quelques heures plus tôt, de surveiller Dan. L’homme, malgré sa détermination, paraissait dépité, comme si l’acte lui coûtait. Désemparée, Eldria observa la vie quitter les yeux paniqués, implorants, du compagnon de Beth, qui s’en alla la rejoindre en un soupir.

Probablement alerté par le tumulte, le capitaine refit irruption, l’air courroucé.

– Mais bordel, qu’est-ce qui s’est passé ici ? vociféra-t-il, sans trop élever la voix. Kaidan, qu’est-ce que t’as foutu, putain ?

– J’ai pas eu le choix, capitaine ! Je l’ai vu rôder près de la tente puis entrer, alors je l’ai suivi. Il a tout vu et sans doute tout entendu. S’il sonnait l’alerte, on était finis !

– Fait chier !

Le bruit lourd de ses bottes tournant en rond sur le tapis résonna bientôt dans l’abri, signe qu’il était en proie à une intense réflexion.

– Bon. Débarrasse-toi du corps, ordonna-t-il. On dira qu’il n’est jamais rentré et on croira qu’il a été bouffé par les loups.

– Et pour la fille ? demanda l’autre. Elle a tout vu aussi.

– La fille ne posera pas de problème.

– Bien, capitaine.

Hagarde, Eldria vit l’assassin soulever la dépouille encore chaude, puis sentit la poigne du capitaine la saisir à son tour.

– Suis-moi, toi. Tout est prêt, on y va.

Nul ne prit la peine de la bâillonner à nouveau ; c'était inutile : elle avait complètement perdu pied avec la réalité et ne faisait que subir le monde qui s’animait autour d’elle. Dehors, ils retrouvèrent le lieutenant et le compère musclé du meurtrier de Minnlho, chacun en selle. Solidement sanglés à l’arrière de leurs montures : Dan et Lélia... inertes. Eldria se remit à pleurer.

– Qu’est-ce qui vous a pris autant de temps, bordel ? grommela le capitaine à mi-voix en s’adressant aux cavaliers.

– Pour le nordique, ça a été, chuchota le plus costaud, la voix tendue. Le somnifère dans son vin a vite fait effet. Pour la femme du sud, en revanche, j’ai dû m’assurer que tout le monde était bien KO, la luronne était en pleine orgie et j'ai dû la ramasser, à poil, au milieu de nos gars. Ces abrutis ont tous bu dans sa choppe. J’lui ai remis des fringues pour pas qu’elle claque de froid. Et sinon, là-dedans, c’était quoi tout ce raffut ?

– T’occupe, trancha le capitaine. Kaidan ne viendra pas avec nous. On est déjà en retard, alors en route. Et aidez-moi avec la fille.

De nouvelles mains saisirent Eldria. On la hissa comme un vulgaire ballot de paille, et on la harnacha à l’arrière du canasson du capitaine.

Les portes du camp s’ouvrirent et se refermèrent, puis de nouveaux reliefs escarpés défilèrent devant ses pupilles éteintes à mesure qu’ils descendaient vers les piémonts. La nuit régnait encore, mais l’on commençait tout doucement à voir poindre, au loin, les prémices des toutes premières lueurs du jour, derrière les hauteurs à l’est.

Eldria, qui avait pleuré ses dernières larmes, se ressaisit peu à peu. Où les emmenait-on ainsi, si secrètement ? Ligotée, couchée sur le ventre, privée de ses mouvements dans une position intenable, elle se contorsionna pour apercevoir la monture qui trottait à leur hauteur. Dan n’avait pas bougé mais, avec soulagement, elle constata qu’il respirait encore. À la faveur du cahot sourd des sabots contre le sol pierreux, elle émit un discret sifflement afin d’attirer son attention, mais le jeune homme demeura immobile. Une fois de plus, la situation leur échappait... peut-être pour de bon, cette fois. Si ces monstres avaient pu abattre froidement l’un des leurs, ils étaient tout autant capable de les égorger, Dan, Lélia et elle, loin des regards indiscrets.

– On y est, fit le capitaine en stoppant sa monture. Restez en retrait et n’intervenez qu’à mon signal.

Il mit pied à terre et détacha Eldria qui, les jambes flageolantes, transie, dut mobiliser toute sa volonté pour tenir debout. Par-dessus tout, elle refusait de lui offrir la satisfaction de la traîner au sol pour, peut-être, ses tous derniers instants. Bientôt, elle sentit la pointe d’une dague presser ses lombaires tandis que, torche en main, il la forçait à gagner une petite clairière à flanc de colline.

À mesure qu’ils avançaient, d’autres flammes s’allumèrent sous le couvert en face : six cavaliers se révélèrent à eux, comme s’ils attendaient là depuis toujours. Avec effroi, Eldria reconnut les armoiries écarlates de ses pires ennemis.

– Capitaine, quelle surprise de vous revoir si vite après notre dernière entrevue, lança l’homme en tête, d’une voix profonde qui semblait emplir tout l’espace. Je ne m’attendais pas à être tiré du lit en plein milieu de la nuit par un message de votre part. Je deviens bougon quand je manque de sommeil, j’espère donc que vous ne m’avez pas fait venir pour le seul plaisir d’admirer l’aube.

Son armure finement ouvragée étincelait sous les éclats timides d’une lune à demi voilée. Derrière son casque doré, on distinguait un visage buriné, froid, au regard calculateur. Même sa monture, grande et puissante, était lourdement caparaçonnée. Le vétéran respirait l’autorité. En comparaison, le jeune capitaine, engoncé dans son plastron léger aux couleurs claires du Val-de-Lune, paraissait minuscule, presque insignifiant.

– Général j'ai une proposition, répondit-il pourtant, collé au dos d’Eldria.

Son interlocuteur inclina la tête et haussa un sourcil circonspect.

– Je doute qu'elle soit à mon goût. Je préfère les femmes avec des formes, aux mamelles généreuses et aux larges hanches. Celle-ci est toute fluette. Il va vous falloir faire mieux que votre précédente livraison, capitaine.

– Nous avions un accord, rétorqua le Sélénien sans se démonter, bien qu’Eldria le sentit reculer presque imperceptiblement. Si, à un moment quelconque, nous rencontrions un déserteur Eriarhi, dans la vingtaine, accompagné d’une jeune Sélénienne aux cheveux châtains, en fin d'adolescence, répondant au nom d'Eldria, je devais vous prévenir.

Le regard acéré du gradé rival pesa longuement sur eux, comme s’il cherchait à déceler une quelconque ruse de son interlocuteur.

– Je vous écoute, lâcha-t-il enfin, soudainement attentif.

– Je veux que vous libériez ma femme et mes enfants, comme vous me l'avez promis. Après quoi, vous nous laisserez tranquilles, moi et mes hommes, et nous pourrons reprendre nos affaires chacun de notre côté. En contrepartie, je peux vous garantir que notre compagnie ne s’opposera plus au nouveau régime.

Le cavalier le toisa, impassible, jaugeant ses cartes.

– Marché conclu, finit-t-il par concéder. Je n'ai qu'une parole.

Eldria sentit que son ravisseur, dans son dos, se détendait un peu. Il était, de toute évidence, aussi terrifié qu’elle.

– Amenez les prisonniers, héla-t-il aussitôt aux autres Séléniens restés en retrait.

Les deux complices émergèrent des fourrés, mirent pied à terre et déchargèrent Dan et Lélia, toujours inconscients. Sans ménagement, ils les jetèrent à même l’herbe humide de rosée. Les Eriarhis échangèrent des regards intrigués. L’un d’eux se pencha, soulevant le visage léthargique de leur compatriote renégat par le col.

– Il correspond à la description, mon Général.

– Eh bien, eh bien... reprit ce dernier, et l’on sentait poindre la satisfaction dans sa voix. C'est un bien beau cadeau que vous me faites-là, capitaine. Et j'imagine que la jeune fille à vos côtés est la Sélénienne en question ?

Le capitaine resserra son étreinte sur sa captive.

– C'est elle, répondit-il, tendu, déglutissant péniblement. Général... cette jeune fille a beaucoup souffert, c'est l'une des nôtres, elle mérite une chance de rester parmi les siens. Je vous laisse repartir avec votre déserteur et, en signe de bonne entente et en contrepartie, je vous laisse disposer de cette autre femme, qui voyageait avec eux, selon votre bon vouloir.

Il désigna Lélia du menton, étendue en tenue légère sur l’herbe sombre, puis ajouta :

– Elle trouvera bien sa place dans l’un de vos établissements, en remplacement de celle-ci. On dit qu’elle excelle dans l’art de satisfaire les hommes.

Un sourire extatique tordit les lèvres du général. Il sauta de selle et s’avança, serein.

– Capitaine, je dois dire que c'est du bon travail. Du très bon travail, même. Le transfuge est en effet recherché pour haute trahison, sa capture me vaudra tous les honneurs. Quant à votre précieuse petite protégée, que vous tenez-là...

Il eut une moue dédaigneuse.

– Gardez-la. Elle ne m’intéresse pas. Soyez assuré que votre famille sera libérée dès aujourd’hui.

Il lui tendit une main encourageante, comme pour sceller l’accord d’une poignée virile. Le capitaine, soulagé, s’en empara avec empressement.

– Quel dommage, toutefois, susurra le général au creux de son oreille. Dommage, pour votre famille... qui aurait tant espéré vous revoir en vie.

Sur ces paroles froides, d'un geste fulgurant que son âge n’aurait guère laissé soupçonner, il dégaina et, tirant brusquement son adversaire à lui, le pourfendit net, la lame s’enfonçant, dans un chuintement sec, entre les plaques de cuir lui protégeant le torse. La victime du second meurtre de sang-froid dont Eldria était témoin ce jour s’affaissa, agonisant à grands renforts de borborygmes insoutenables.

Ses camarades, pris de court par ce soudain retournement de situation, dégainèrent à leur tour... mais c'était trop tard. Des carreaux d’arbalète, précis et mortels, les fauchèrent avant qu’ils n’aient le temps de lever leurs lames, laissant Eldria debout, seule rescapée de ce bain de sang à ciel ouvert. Elle avait vécu l’horreur avec ses ravisseurs... à présent, elle allait connaître l’enfer.

– Voilà qui est fait, trancha calmement le général en essuyant sa lame sur le flanc de sa victime. Faites cramer les macchabées et embarquez les trois autres. Vous m'enverrez la fille basanée dans le circuit habituel. Quant aux deux autres, vous me les gardez sous haute surveillance jusqu'au quartier général. Ils ne doivent surtout pas nous filer entre les doigts, surtout la fille. On se servira du traître pour la faire causer. Ensuite, on reviendra avec des troupes pour réduire en cendres leur petit camp dans les montagnes. Ils ne me sont plus utiles. Ils n’auront même pas eu le temps de se demander où a disparu leur chef.

– Bien, mon Général.

Eldria sentit d'autres mains dégoûtantes la saisir. Encore. Tout n’était qu’un cycle de haine, de trahison, de déception. Elle pensait avoir atteint le pire... son supplice ne faisait que commencer. Pour la première fois, tandis que les Eriarhis vociféraient et crachaient sur le corps inanimé de Dan, leur ancien compatriote, célébrant, à grands rires gras, leur fructueuse prise de l’aube, elle souhaita mourir, enfin libérée de cette peur sourde qui drainait peu à peu sa force vitale, comme une plaie béante qui la viderait de son sang.

Tout n’était qu’un cycle. Comme si le monde avait ralenti, des flèches sifflantes fendirent l’air au-dessus d’elle. Le soldat qui s’était fermement emparé d’elle la lâcha avant même d’avoir fait un pas, s’effondrant à ses pieds. Elle perçut des hurlements sans les entendre.

Du feu et du sang, partout.

De la colline qui les surplombait dévalaient de nouveaux visages.

Des coups, des cris, sans fin.

Le métal s’entrechoquait, des corps tombaient. Le général, pourtant si fier, s’étala dans la boue, ses yeux jadis perçants désormais fixés en vain sur les dernières étoiles qui constellaient la voûte céleste.

– Y'en a un qui s'enfuit par là !

– Abattez-le !

Un trait siffla. Derrière les frondaisons, un hennissement, puis le son sourd de la chair qui heurte la terre.

– C’était le dernier, c’est bon. T’es toujours aussi doué à l’arc ! Tout le monde va bien ?

– Thorsa est touché à l’épaule, mais il s’en sortira. Heureusement qu’on a pu les surprendre. Ils étaient bien équipés pour une simple patrouille, ces enfoirés.

– Merde... les gars, c’est le capitaine ! Et Aron ! Et Ley ! Morts... Bon sang, qu’est-ce qu’ils fichaient là ?

– Et la fille, c'est qui ? Elle a l'air complètement paumé.

– Hé, ho ? Tu m'entends ?

– Elle répond pas, elle est sous le choc. On l'embarque ?

– Attendez !

Le petit détachement sélénien, qui passait là par hasard après une nuit entière de marche pour arriver au camp au petit matin après plusieurs jours de périple éreintant, se figea.

– Tu la connais ?

– C'est qui ? Ton amoureuse ? Tu les collectionnes, ou quoi ?

– Vos gueules !

Une silhouette sombre se dessina dans son champ de vision.

– Eldria ?

C’était impossible. Elle devait rêver. Son esprit décrocha, et elle s’effondra, presque théâtralement, à la renverse, sous le regard impuissant de Jarim.

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