23 · La houle et la foudre
La traversée de la mer méridionale était prévue pour durer six jours et sept nuits. Lélia, Jarim et Eldria avaient embarqué sur un modeste trois-mâts qui reliait régulièrement l’Adaï au Val-de-Lune, avec, dans ses cales, des marchandises variées. Bien que la nation du Nord fût en guerre, le commerce se poursuivait depuis les ports encore sous son contrôle. Les flottes d’Eriarh demeuraient peu actives le long de la côte sud, préférant sans doute se concentrer à l’ouest, autour de l’ancienne capitale passée sous leur joug. L’équipage avait néanmoins pris la précaution d’appareiller au crépuscule, afin de profiter du couvert de la nuit si un bâtiment eriarhi s’aventurait sur ces eaux, et qu’il lui prenait l’envie d’aborder le navire pour s’emparer du précieux chargement. Aux dires de certains marins, cela s’était déjà produit. Il allait donc de soi que personne, à bord, n’entretenait la moindre accointance avec l’envahisseur. Cette certitude, au moins, garantissait à Eldria de ne pas être trahie.
Profitant de la fraîcheur relative des embruns pour fuir la chaleur grandissante des cabines, Eldria déambulait tranquillement sur le pont. Depuis cinq jours, le soleil les écrasait de ses rayons ardents, que les rares nuages semblaient eux-mêmes fuir, comme si l’été s’était invité avec deux mois d’avance. De toute évidence ils se rapprochaient, à vive allure, du climat désertique du continent adaïque. Eldria avait troqué son éternelle tunique claire et son pantalon de cuir contre une robe d’un blanc virginal, à l’étoffe légère, dénichée quelques semaines plus tôt dans une demeure abandonnée, lors de ses pérégrinations solitaires autour de Brillétoile.
Alors qu’elle gagnait la proue – d’où elle aimait contempler la mer à perte de vue –, elle sentit, comme par un sixième sens, les regards curieux des marins glisser dans son dos. Avec Lélia, elles étaient en effet les seules femmes à bord, et ces hommes de tous âges, du mitan d’adolescence à la cinquantaine bien entamée, passaient tant de temps au large qu’ils avaient rarement l’occasion de poser leurs yeux sur des représentantes de l’autre sexe. Heureusement, nul ne l’importunait au point de la mettre mal à l’aise. Cette quiétude était peut-être à mettre au crédit de Lélia, qui, pour sa part, paraissait dans son élément au milieu de tous ces prétendants dont l’effort quotidien au large avait sculpté les torses en V. Il n'était pas rare, en effet, que la jeune guerrière aux mœurs libertine se promène dans une tenue que d'aucuns auraient pu qualifier de simples sous-vêtements, voire, à l’occasion d’une séance de bronzage improvisée, qu’elle se décider à leur offrir ses seins nus, sans réellement chercher à se couvrir... pour le plus grand plaisir de leurs hôtes. Régulièrement, quelques chanceux étaient même conviés à disparaître une dizaine de minutes dans la cale, en sa compagnie. À n’en pas douter, le voyage était déjà largement remboursé.
Le capitaine, un grand barbu aux bras aussi larges que des troncs, laissait sciemment faire ces débordements, qui semblaient satisfaire tout le monde... lui compris. Charismatique mais, contrairement à ce que son allure bourrue laissait croire, doux comme un agneau et plus instruit qu’il n’y paraissait, il avait d’emblée mis Eldria à l’aise, remarquant que sa jeune passagère n’était pas aussi ouverte que son amie du sud – qui, elle, recherchait ce genre d’interaction. Il lui avait assuré que si ses hommes lui manquaient de respect, ils auraient affaire à lui. Pour l’aider à passer le temps, il lui avait même généreusement ouvert l’accès à sa cabine privée, au sein de laquelle il disposait d'une remarquable bibliothèque.
– De la nourriture pour l’esprit, avait-il lancé au matin du premier jour. J’ai le sentiment que vous en êtes friande.
– En effet, avait répondu Eldria avec enthousiasme, qui n’avait plus eu l’occasion d’ouvrir un livre depuis bien trop longtemps.
On y trouvait de tout : traités de navigation, ouvrages d’histoire, géographies un peu rébarbatives, récits d’aventure... et même quelques volumes plus singuliers, dissimulés derrière les autres, qu’Eldria soupçonnait le capitaine de n’avoir pas pris la peine de cacher ailleurs.
Ce fut avec l'un de ces ouvrages sous le bras qu'elle alla s'installer confortablement à l'ombre de la misaine. Par chance, la rugueuse couverture de cuir brun ne laissait guère deviner, aux non-lecteurs, le contenu affriolant que recelaient ces pages. Eldria ignorait jusqu'alors qu'il existât de la littérature érotique : durant son adolescence, elle n’avait eu accès qu’à des écrits plus terre-à-terre, dans la collection pourtant fournie de son oncle et de sa tante. Ce fut donc avec un plaisir affirmé – mais un peu honteux – qu’elle avait entamé, la veille et en secret, la lecture des "Soupirs Interdits", roman d'un mystérieux auteur Sélénien qui retraçait, non sans une certaine plume, l’éveil aux plaisirs charnels d’une jeune femme de la cour nommée Ijada, aux côtés de son beau et valeureux valet et de quelques autres prétendants. Le tout était retranscrit avec force détails et descriptions, dont certaines firent rougir la lectrice clandestine de ces lignes évocatrices. Pour parfaire ce tableau, certains chapitres s’ornaient d’illustrations pour le moins... équivoques, qui ne manquèrent pas d’éveiller en elle de familières sensations sous le nombril.
Le coup de grâce survint plus tard dans l’après-midi : à l’ouest, l’équipage s’inquiétait d’un amas de nuages noirs qui, loin au large, semblait se rapprocher dangereusement. Tous s’affairèrent à border voiles et cordages, en prévision de l’orage. La chaleur demeurait accablante, et, sous les yeux d’Eldria, ces hommes en pleine activité s’étaient mis torses nus, le muscle luisant. C'était maintenant à son tour de les reluquer en coin, bien à l'abri au bout du navire, tandis que l'encre noir sur ses genoux susurrait à son imagination les ébats de plus en plus audacieux d'Ijada, l'héroïne qui avait de moins en moins froid aux yeux au fil du récit.
Ce fut cependant Jarim qui, naturellement, retint la plus grande part de son attention, désormais travaillée par des pensées grivoises. Depuis le départ, en effet, les marins n’hésitaient pas à le réquisitionner pour les tâches quotidiennes : une paire de bras robustes n’était jamais de trop. Heureusement, le natif de Soufflechamps avait de l’énergie à revendre et, torse nu comme ses compagnons, bandait abdominaux et biceps pour hisser la grand-voile ou sangler solidement les tonneaux au bastingage, afin d’éviter qu’ils ne passent par-dessus bord en cas de fort tangage. Bien que, comme Eldria, il n’eût jamais mis le pied sur un navire, sa capacité d’écoute et sa discipline forçaient l’admiration : il apprenait vite.
Tapie derrière la couverture de son ouvrage pour lecteurs avertis, Eldria ne perdait rien de ce spectacle et se délectait, comme il lui était arrivée de le faire par le passé, de la vision de cette myriade de corps masculins en plein effort... et plus particulièrement de celui de son ami, que chaque année qui s’écoulait rendait plus séduisant encore.
Le soir venu, les plus anciens ne s’y trompèrent pas : la tempête approchait – ou peut-être étaient-ce eux qui s’en approchaient ? – et elle serait bientôt sur eux. L’horizon, naguère paisible, avait troqué sa robe mauve contre un voile sombre et menaçant, comme la gueule inquiétante d'un gigantesque loup gris vers laquelle leur frêle esquif semblait plonger. L'insignifiant équipage, face à cette démonstration de force de la nature, n'avait toutefois guère le choix : leur destination les attendait derrière cet obstacle intangible, si impressionnant.
Se voulant rassurant, le capitaine consigna ses passagers à l’abri dans leur cabine pour la nuit, et envoya ses mousses rejoindre leurs hamacs, à l’exception d’une poignée de fidèles qui auraient le lourd honneur de tenir la barre avec lui dans ces conditions météorologiques funestes. Lélia, Eldria et Jarim se confinèrent donc assez tôt dans leurs couchettes respectives, à peine la nuit tombée. La cabine qu’ils partageaient, spartiate à souhait – mais plus confortable, au moins, que la tente qu’Eldria avait occupée ces derniers mois –, abritait un lit superposé qu’Eldria – en bas – partageait avec sa Lélia – en haut –, tandis qu’un autre lit simple, en face, épousait la courbe concave de la coque. Accablé par un labeur maritime auquel il n’était pas rompu, Jarim s’était aussitôt affalé sur ce dernier et n’avait plus bougé depuis, offrant à ses deux compagnes de chambrée la vue de son dos exténué. Au dehors, la pluie battait la mer d’un clapotis qui gagnait en intensité de minute en minute, relayé par le grondement plus lointain de l’orage vers lequel ils fendaient les vagues. Par instants, le trait éblouissant d’un éclair s’insinuait jusqu’à leur réduit, l’illuminant d’une brève lueur blafarde.
Allongée sur le dos, fixant les lattes qu'elle devinait à peine au-dessus d'elle, Eldria ne trouvait pas le sommeil. Malgré la chute attendue des températures à l’extérieur, la chaleur pesante et humide, retenue par le bois gonflé du navire, alourdissait encore l’air de la cabine. Et, quand bien même cela ne semblait guère troubler ses camarades, elle ne parvenait pas à s’habituer au tangage persistant que la houle imprimait à sa couche, plus franc à chaque vague. Non qu’elle fût inquiète – l’équipage avait prévenu que ce genre de dépression était courant à cette saison –, mais l’habitude lui manquait de sentir son lit bouger tout seul en pleine nuit.
Pour s’abandonner enfin au sommeil, son esprit vagabondait librement, revenant à sa lecture du jour et aux sensations qui l’avaient traversée sur le pont, lorsque, entourée d’éphèbes à demi nus, elle avait retenu l’envie de frotter discrètement l’intérieur de ses cuisses. Elle s’était contenue, bien sûr, et cette abstinence commençait à la travailler... Voilà plus de deux semaines qu’aucune occasion ne s’était présentée de se soulager. À la différence de Lélia, elle ne se voyait pas provoquer un rapport avec un marin, si séduisant fût-il, entre deux caisses dans la soute – encore qu’une telle demande eût sans doute été exaucée sans peine, à en juger par les regards qui la convoitaient et qu’elle ne pouvait ignorer. Non, elle avait beau éprouver le plus grand respect à l'égard de son amie – dont elle connaissait les besoins urgents –, pour elle-même, elle s’y refusait. D’autant qu’elle redécouvrait peu à peu qu’un seul homme à bord l’intéressait vraiment... et que cet homme reposait à moins de deux mètres sur sa droite.
Elle tourna la tête vers Jarim. Dans la pénombre, elle discernait la ligne de son dos nu, telle qu’elle l’avait fantasmée toute la journée. Elle demeura ainsi, étendue, profitant de ce que personne, cette fois, ne pouvait la voir pour nourrir ses pensées les plus hardies. Allongée à même la couverture – impensable de se glisser dessous, sous peine de succomber à la chaleur –, elle remonta l’étoffe de sa chemise de nuit jusqu’au nombril, afin de cueillir le maigre filet d’air frais qui s’infiltrait jusqu’à eux. Puis, innocemment, elle effleura ses cuisses du bout des doigts. Sa peau, électrique, accueillit ces caresses d’un léger spasme qui se répandit dans ses hanches, puis gagna son échine. Elle poursuivit ces frôlements jusque sur son bas-ventre exposé, et l'hésitation la saisit : elle en avait terriblement envie... mais elle n'était pas seule. Que penseraient ses camarades s'ils découvraient qu'elle s’abandonnait à son plaisir pendant leur sommeil ?
Une voix dissidente, pourtant, prit vite le dessus dans ce conciliabule intérieur, porteuse d'arguments pour le moins séduisants. Premièrement : Lélia et elle s'étaient souvent masturbées ensemble, aussi son amie ne lui tiendrait aucune rigueur si elle l’entendait ou la surprenait. Deuxièmement : il faisait nuit, et personne ne distinguerait rien si, par malchance, un regard se tournait vers son lit. Troisièmement : le vacarme du vent, de la pluie et de l'orage couvrirait sans peine les inévitables sons suspects que cette activité solitaire pourrait produire. Quatrièmement et dernièrement : après tout, elle ne faisait de mal à personne. Sa décision fut donc prise.
Gagnée par une subite bouffée d'adrénaline, discrètement par la force de l'habitude – même si c’était inutile tant ses mouvements se perdaient dans le tumulte extérieur –, elle tomba sa culotte jusqu'à mi-cuisses et recouvrit immédiatement son sexe de la main, la paume pressée contre le vallonnement délicat de ses lèvres impatientes. Ses soupirs – contenus, mais exaltés – se mêlèrent à l’alizé furieux, tandis qu’elle soulevait le bassin pour mieux s’exposer à ses doigts recourbés. De l’autre main, elle remonta sa chemise jusqu’au-dessus de ses seins, qu’elle empoigna à leur tour. Elle se tourna encore vers Jarim, submergée par l’excitation d’être nue, si proche de lui, dans une posture à la fois provocante et troublante. Une rafale d’éclairs éclata tout près, et leur éclat illumina furtivement ces muscles renflés, qui l’aimantaient tant.
***
Jarim fut tiré de son sommeil par un grondement sourd. La veille, il s’était endormi presque aussitôt la tête posée sur l’oreiller. Mais la tempête faisait rage, et l’arracha à ses songes régénérateurs.
Quelle heure était-il ? Probablement le milieu de la nuit. Il ouvrit grand les paupières et roula sur le dos, son épaule endolorie le lançant. Ses courbatures se rappelèrent immédiatement à son bon souvenir : il avait beau ne reculer devant aucune épreuve physique, il fallait admettre que le travail improvisé de matelot n’était pas une sinécure. Se contorsionnant sur l’étroit édredon, il chercha une position qui ne lancerait pas ses muscles à vif, pivotant la nuque de droite à gauche, jusqu'à en trouver une qui convienne enfin. Là, il souffla longuement, tentant de faire abstraction du tumulte. Il espérait que les filles, au moins, parvenaient à se reposer.
Avant de refermer les yeux, il jeta un coup d’œil vers le lit superposé à sa gauche pour vérifier que tout allait bien pour elles – et surtout pour Eldria. La cabine qu’ils partageaient baignait dans une pénombre compacte, que la maigre lueur d'une lampe à huile dans le corridor, dansant au gré de la houle, empêchait seule de virer aux ténèbres absolues. Cette clarté vacillante, à tout le moins, laissait deviner des formes brutes qui se dessinaient, péniblement arrachées au noir.
Il plissa les yeux. Peut-être était-ce un effet de son imagination, mais il croyait discerner du mouvement sur la couche du bas. Eldria était-elle agitée par un rêve ? Ou peut-être avait-elle, comme lui, été réveillée par le vacarme orageux ? S'inquiétait-elle ? Par prudence – et parce que lui s’inquiétait pour elle depuis les événements des derniers jours – il demeura aux aguets, le temps de s’assurer que tout était en ordre.
Soudain, un éclair s’abattit tout près, suivi d’un craquement assourdissant qui déchira le ciel. En un battement de cils, la cabine s'illumina comme en plein jour, et l’image qui s’offrit alors à lui s’imprima sur sa rétine comme un marquage au fer rouge. Son cœur s’emballa, et il manqua défaillir, comme si c’était lui que la foudre venait de frapper. Il n’en crut pas ses yeux : la fille qu'il aimait était étendue, à demi nue, à moins de deux mètres... et, plus grave encore, la main manifestement glissée entre ses cuisses. Une onde de chaleur lui inonda le visage quand il comprit qu’il n'était probablement pas censé avoir surpris pareille intimité. Il se ressaisit néanmoins : sans doute n’était-il qu’à demi éveillé et avait-il rêvé... et quel rêve.
Il tendit l’oreille pour en avoir le cœur net, mais aussi pour se rassurer à l’idée de ne pas avoir violé, à son insu, l’intimité la plus stricte de son amie. En tant que chasseur, il s'enorgueillissait d'avoir développé une ouïe capable de discerner les plus subtils bruissements de la forêt. Le cœur battant, il mobilisa ce don afin d’isoler le moindre son suspect en provenance du lit voisin.
Au début, il ne perçut rien. Cette absence le tranquillisa. Mais, alors qu’il commençait à se convaincre que son imagination, espiègle, s’était jouée de lui, une courte accalmie du tonnerre laissa sourdre une tonalité diffuse, arrachée au fracas : des halètements. Féminins. Ceux d’une femme qui souffrirait ou, plus vraisemblablement... qui prendrait du plaisir.
Il blêmit. Plus de doute possible : Eldria se doigtait, discrètement, dans la même chambre que lui. Par respect, il ferma aussitôt les paupières pour s'empêcher de la dévisager dans cet acte fondamentalement intime. Hélas, s’il pouvait se priver de voir, il lui devenait impossible de ne plus entendre ces expirations lancinantes et débridées, trahissant le plaisir que ressentait son amie. Ce fut plus fort que lui : un afflux de sang brutal dressa sous son pantalon une bosse massive, au point d’en devenir presque douloureuse.
L’effarement passé, Jarim se raisonna : après tout, il ne devait aucunement se montrer surpris qu'une jeune femme de son âge ait, tout comme lui, des pulsions à apaiser. Quoi de plus normal à cela ? Pourtant, l’image subliminale de ce corps délié, imprimée en négatif sous ses paupières closes, revenait sans cesse. Il la revit, telle que l’éclair l’avait sculptée : elle était étendue sur le dos, le chemisier relevé jusqu'au-dessus de la poitrine, sa culotte nouant ses genoux. Son corps tout entier s'était contracté, ses fesses arquées au-dessus du matelas. Ses seins succinctement éclairés, fermes et délicats – qu’il avait eu jadis l’honneur d’apercevoir –, se découpaient dans l’obscurité, comme le reste de sa sublime silhouette svelte. La tête renversée, les yeux clos, la bouche entrouverte, elle plongeait la main entre ses cuisses ouvertes, où ses doigts s’activaient avec adresse.
C’en fut trop. Sans rouvrir les yeux – mais au diapason de ces halètements si proches –, il déboutonna deux boutons de son pantalon et posa la main sur son propre sexe engoncé, telle une incontrôlable bête en cage qu'il lui reviendrait de dompter prestement. Son intention première était de se contenir... le contact rugueux de sa paume sur son prépuce échauffé ne fit qu’aggraver l’embrasement. Eldria gémissait plus ardemment, et son excitation apparente était contagieuse : l’urgence de se masturber l’assaillit à son tour. Il se persuada que, perdu pour perdu, sa meilleure chance de chasser ces images était de se soulager. Après... l’esprit redeviendrait clair, et il pourrait prétendre que rien ne s’était jamais produit, emportant ce secret jusque dans la tombe.
Fermement, la main glissée sous le tissu, il empoigna son membre et se frotta du bout des doigts. Les sensations affluèrent aussitôt, décuplées par l’idée qu’Eldria, à deux pas, faisait la même chose avec ses propres armes. Il changea de tactique : puisqu’il avait déjà tout vu, il rouvrit les yeux et laissa son regard filer vers le lit superposé, décidé à se hâter de conclure. Dans l’ombre mouvante, il reconnut le galbe qu’il retextura en pensée. Le visage d’Eldria en plein abandon ne le quitterait plus.
Il fallait croire qu'une instance divine ne souhaitait pas que son observation restât clandestine, car un nouvel éclair inonda la cabine, le temps pour Jarim d'écarquiller les pupilles d'effroi, comme face à un fantôme. C'était pire encore : Eldria avait tourné la tête, rouvert les yeux, et regardait droit vers lui au moment où la foudre frappait. S’il l’avait surprise... il paraissait impensable que ce ne fût pas réciproque. Pris d’épouvante, il ôta aussitôt la main de sous son pantalon et devint livide, bien plus que s'il avait effectivement aperçu un spectre. Dans le même temps, les soupirs d’Eldria s’éteignirent net. C’en était fait... Si ce n’était pas elle qui le tuait, la honte s’en chargerait.
Dix secondes à peine s’écoulèrent, et la foudre frappa encore. Vision d'horreur : la couche d'Eldria était soudain... vide. Où était était-elle passée ? Il y eut un nouveau jaillissement de lumière, et Jarim dut ravaler un cri. Eldria se tenait au-dessus de lui, de nouveau vêtue de sa chemise de nuit légère. La foudre continua d’embraser la mer, éclairant assez la jeune femme pour qu’elle porte un doigt à ses lèvres en un signe sans équivoque, qu’elle accompagna d’un clin d’œil complice.
Jarim demeura pétrifié. Peut-être rêvait-il encore... mais il devait se rendre à l'évidence : il sentait, au-dessus de ses genoux immobiles, la chaleur trahissant la présence bien réelle de sa nouvelle invitée clandestine, accroupie au pied de son lit. Que faisait-elle là ? Avait-elle compris qu'il l'avait surprise ? Et surtout... avait-elle deviné ce que lui avait entrepris dans le même temps ?
Il devrait remettre ces questionnements existentiels à plus tard, car il eut bientôt une autre confirmation qu'il n'était pas en plein songe : même dans ses rêves les plus fous, il n'aurait pu anticiper ce qui était en train de se dérouler malgré lui. Des doigts agiles – autres que les siens – s’attaquaient à sa braguette. Encore en pleine érection, ils n’eurent nul mal à libérer son membre étiré, puis à reprendre, avec une délicatesse appliquée, ce qu’il avait à peine amorcé, ajustant leur prise jusqu’à trouver la bonne préhension.
Jarim la devinait tandis qu'elle le dominait sur sa propre couche : la flammèche vacillante de la lointaine lampe incandescente illuminait suffisamment Eldria pour que sa présence se fasse tangible. Ils s’étaient mutuellement surpris la main dans le sac... et maintenant c’était elle qui, sans l’ombre d’un doute, lui faisait cet honneur. Le souffle d’abord coupé par le choc, il se mit à haleter à son tour, autant sous l’effet de la stimulation que de l’impensable surprise. Jamais il n'aurait imaginé que leur relation, avortée dans l’œuf vingt mois plus tôt, pourrait reprendre si naturellement, avec autant de passion.
Lors de leurs derniers instants volés, peu avant leur séparation, Eldria avait clairement manifesté l’envie de franchir le seuil de l’intime, mais, à l’époque, c’était lui qui avait freiné des quatre fers, malgré des désirs bien réels. Il sentait alors que ni lui, ni elle, n'étaient prêts. À n’en pas douter, la donne avait changé... Eldria avait gagné en maturité. Lui aussi, d’ailleurs.
Dérangée par le pantalon de Jarim qui contrecarrait ses desseins, Eldria tira l’étoffe d’un geste impératif et libéra entièrement ce qu’elle avait fait sien, laissant, en un mouvement hâtif, son propriétaire hébété purement et simplement nu. Sans relâcher sa prise, elle redressa la verge, la tenant bien verticale pour la masser de bas en haut avec une maîtrise bienvenue. Jarim s’abandonna à ses soins, ivre à l’idée d’offrir à Eldria cette intimité qu’il avait tant de fois maniée en pensant à elle ; c’était donc un juste retour des choses que d’en partager, pour une fois, l’usage.
Il aurait pu refermer les yeux et se laisser facilement aller à la délivrance. L’envie l’y poussait, mais il refusait de perdre une miette de cette expérience angélique, aussi mobilisa-t-il toute sa volonté pour prolonger ce plaisir aussi longtemps qu'il en serait capable. Ayant un peu recouvré ses moyens, pour mieux se focaliser sur l'instant, il se permit de poser ses mains sur les cuisses tièdes d'Eldria, à l'orée du lin fin et de la douceur de sa peau. Elle se laissa toucher. Il y lut une invitation, appuya ses paumes, serra les doigts, comme pour la prier muettement de le mener jusqu’à l’extase... Elle n’en fit rien.
Au contraire, au moment précis où il se sentait frôler l’apogée, elle le lâcha sans prévenir. Son phallus, palpitant, retomba dans un claquement triste sur son pubis hirsute. Elle glissa alors de quelques centimètres vers l’avant, et l’impensable se produisit : Eldria vint se percher au-dessus de son bassin, les cuisses largement ouvertes. Très directive, elle lui saisit les avant-bras et les conduisit non plus vers le haut des jambes, mais bien, cette fois-ci, sur ses fesses. Jarim se crut en plein fantasme quand ses doigts puissants furent conviés à pétrir ce territoire défendu. Ce n’était pourtant qu’un prélude : alors qu'elle se penchait davantage, elle offrit la chaleur de son entrecuisse à sa verge étendue, orpheline. Leurs peaux se frôlèrent. Celle de son amie était humide et chaude. Elle ne portait rien sous sa chemise. D’un lent va-et-vient, elle se frotta à cet organe délaissé, et la sensation, pour l’un comme pour l’autre, fut intense. S’il lui plaisait de se soulager ainsi sur lui, alors Jarim lui offrait son membre avec ferveur. Transporté par cette expérience inédite, il l’assista de ses bras, accompagnant son balancier tandis qu’ils haletaient de concert.
Alors, une fois de plus, elle fut à l’initiative. Jarim, interdit, n’imaginait pas que cette cavalcade pût évoluer vers... davantage. Peu à peu, Eldria freina ses oscillations lascives. Elle s'immobilisa, et Jarim devina son sourire. Tout cela n’avait été que l’entame d’un acte qui scellerait une étape nouvelle entre eux. La belle se réempara du phallus. Jarim présuma d'abord qu'elle comptait le finir à la main, aussi s'y prépara-t-il... avant de comprendre qu’il lui faudrait être à la hauteur de ce qui s’annonçait. Elle dressa, en effet, le robuste organe vers le ciel, se cambra pour se placer au-dessus de son œuvre puis, doucement, se laissa descendre. Ses lèvres, débordantes, accueillirent parfaitement le fruit gorgé de désir. Elle descendit encore, lentement, et Jarim sentit, pour la première fois, l’étreinte tiède et enveloppante de sa compagne le consumer à mesure qu’il s’insinuait entre ses cuisses.
Cette pénétration inaugurale dura à peine une dizaine de secondes, suspendues hors du temps. Puis son instigatrice se figea, pleinement enfichée sur son partenaire extasié. Le nacre de leurs prunelles se répondit avec l’intensité de leur premier baiser. Eldria demeura immobile, comme pour laisser à son visiteur ému le temps d’apprivoiser ce nouvel asile. Puis, sans cesser de le fixer, elle remonta sa chemise jusqu'au-dessus des hanches, du nombril, des seins, des épaules... et l’ôta. Ses cheveux voletèrent autour de sa nuque, et les amants se retrouvèrent enfin égaux, tels que la nature les avait conçus.
Pour la deuxième fois, elle saisit les mains qui lui pétrissaient encore le postérieur et les conduisit didactiquement jusqu’à sa poitrine offerte. Jarim, d’abord timide, puis plus assuré, enserra de ses doigts musclés les deux mamelons, tandis qu’elle pressait son buste contre ses bras athlétique. En miroir, elle posa ses paumes sur ses pectoraux fermes. Enfin, après cet interlude de caresses et de regards tendres, elle souleva les fesses.
Leurs sexes coulissèrent l'un dans l'autre, comme s'ils avaient été taillés sur mesure pour se jumeler. Eldria accéléra, et Jarim sentit bientôt le corps de son amie vibrer tout entier au rythme de ce chevauchement improvisé, mais non moins maîtrisé. En la voyant conduire leur première fois, il se demanda, ingénu, si elle découvrait l’amour avec lui ce soir. À en juger par l'habile performance, il en douta. Un pincement l’effleura – il aurait aimé explorer ces terres en pionnier –, mais il se ressaisit bien vite : si elle n'était déjà plus vierge... il en allait de même pour lui. Comment pouvait-il, dans ces conditions, décemment lui en tenir rigueur ? Il revit, l’espace d’un battement, sa propre initiation, survenue sans prévenir quelques semaines plus tôt dans un hameau de montagne... souvenir peu glorieux malgré le plaisir pris. À chacun ses commencements... Les compteurs pouvaient être remis à zéro.
Il chassa ces pensées parasites : seule comptait la passion avec laquelle Eldria lui faisait l’amour. Résolu à ne pas la laisser tout assumer, il la saisit à la taille et accompagna sa course, levant et abaissant le bassin pour mieux la combler. Elle se mit à gémir, et il se figura que leurs ébats feraient peut-être bientôt concurrence à la tempête. Qu’importait : Lélia, toute proche, savait bien à quoi ressemblent un homme et une femme qui s’aiment.
Dehors, pourtant, l’orage redoublait. La houle, jusqu’alors clémente, enfla ; le bois crissa, des objets roulèrent, et leur lit, témoin de leur étreinte, tangua en tous sens. Jarim dut, à contrecœur, quitter une fesse d’Eldria d’une main pour s’agripper à la rambarde solidement chevillée au plancher, sans quoi, depuis longtemps, le mobilier aurait échangé ses places. Un à-coup plus violent faillit renverser Eldria. Il la ceintura au vol, se redressa, et l’empêcha de basculer. Son rire cristallin nargua les éléments, tandis que leurs bassins, soudés, ne se déliaient pas. Visiblement, elle s’amusait autant que lui.
Profitant de sa nouvelle assise, Jarim voulut chercher ses lèvres mais ne parvint pas jusqu’à sa bouche. Il se consola en se lovant contre ses petits seins, si commodes à embrasser. Il les baisa avec ferveur, et Eldria le serra plus fort, gémissant de plus belle alors que leur coït continuait. Dans cette posture, il put l’enlacer, caresser son dos, pétrir ses fesses pour l’aider à se tenir.
Sans qu'il puisse y faire quoi que ce soit, ainsi emboîtés, il sentait le bas de son gland frotter plus vivement contre la paroi moelleuse qui l’engloutissait. Tous ses muscles, jusque dans le bassin, se contractaient dans l'effort, mais le déluge de sensations était si intense que ces frottements ne tarderaient pas à lui faire perdre tous ses moyens. Eldria, elle, en voulait encore. Ses gémissements s'étaient mus en petits cris de plaisir, qu'elle lui susurrait au creux de l'oreille, comme pour l’enjoindre de ne surtout pas faiblir maintenant.
Jarim ignorait encore beaucoup du plaisir féminin. Atteindrait-elle, elle aussi, un pic de plaisir final ? Et si lui venait le premier ? Avec la ferme intention de ne pas la décevoir dans cette recherche mutuelle d'extase, il la ceintura d'un bras, prit un appui solide de l’autre et, dans un ultime baroud d’honneur, la pilonna par-dessous, de toute la vigueur qui lui restait. Son sexe se raidit tout entier tandis qu'il entrait et sortait à vive allure des lèvres dilatées de sa partenaire. Surprise, Eldria eut d’abord le souffle coupé, puis poussa un ultime râle de plaisir, haché par les assauts frénétiques que Jarim lui administrait.
Il céda malgré ses efforts, ses muscles péniens se dénouant par à-coups, et s’épandit, profond, dans son amante. S’oublier ainsi, dans cette tiédeur, lui sembla indicible ; il jouit bruyamment, les yeux clos, cramponné au corps ardent de celle qu’il aimait. Jusqu'aux dernières gouttes qu'il pouvait produire, pratiquement jusqu’à ce que la douleur l’en empêche, il poursuivit ses assauts, soucieux de lui procurer le plus de plaisir possible. Puis, épuisé et vidé, il retomba sur le matelas.
Eldria s'était tue en même temps que lui et, après quelques secondes, elle s'allongea sur son torse. Il sentit sa douce poitrine se soulever et s'abaisser tandis qu'elle reprenait elle aussi sous souffle, avachie contre lui. Il la serra, submergé par l'émotion. Dehors, la tempête faiblissait.
Jarim voulut lui murmurer qu'il l'aimait mais, déjà, elle se redressait. Délicate, elle se désolidarisa de leur union et Jarim sentit son sexe encore ferme, luisant de sperme et de cyprine, retomber mollement sur son épiderme, sa charge accomplie. Eldria se pencha et, à l’oreille, lui souffla un tendre :
– Merci.
Elle déposa un baiser sur sa joue et, sans s’attarder – au grand désespoir de Jarim, qui aurait voulu passer la nuit contre elle –, regagna sa couche aussi furtivement qu’elle était venue.
Jarim demeura immobile, nu, les bras ballants, à fixer le plafond invisible. Il venait probablement de vivre le plus beau moment de sa vie. Plus rien, désormais, ne serait comme avant.

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