24 · Dune
Jarim passa sans doute l’une des nuits les plus paisibles depuis son enrôlement au sein de l’armée. Il émergea au petit matin, la tête enfoncée dans son oreiller. Autour de lui, tout était calme. La tempête était passée. Son premier réflexe fut de se tourner vers le lit superposé voisin : les couchettes d’Eldria et de Lélia étaient vides. Il comprit aussitôt que ses deux compagnes de chambrée s’étaient levées avant lui et l’avaient laissé dormir. Ce n'était d'ordinaire pas dans son habitude de se lever après l'aube, mais, pour une fois, il devait bien reconnaître que la nuit avait été des plus... mouvementées.
Il se frotta les yeux et se redressa, réalisant qu’il n’avait même pas pris la peine de se rhabiller après ses exploits nocturnes. Encore entièrement nu, seule la fine couverture de sa couchette le dissimulait à partir de la taille. Il espéra que Lélia n’avait rien remarqué en se levant, d’autant qu’il était sujet à une vibrante érection matinale, comme il était fréquent au réveil. Cette fois, toutefois, en sus de cette manifestation tout à fait naturelle, une autre bonne raison le poussait à être ainsi... mis en émoi.
Sachant que cela finirait par se calmer, il enfila précipitamment ses vêtements, soucieux d’éviter d’être surpris en pareil état, puis rejoignit le pont. Il y trouva Eldria, accoudée au bastingage, les cheveux pris dans le vent. L’astre diurne, nappé de rose et d’or, avait déjà entamé sa course vers l’ouest, comme s’il venait de quitter les bras d’une mer redevenue d’huile. Jarim s’approcha d’elle, dépassant ses nouveaux camarades marins déjà à l’ouvrage, dont certains lui décochèrent des sourires goguenards auxquels il ne prêta pas attention.
– Hé, lança-t-il d’un ton un peu empoté. Comment... vas-tu ?
Eldria lui répondit par un sourire que les rayons du soleil n’auraient pas renié.
– On arrive ! fit-elle joyeusement en désignant, derrière la brume matinale, les premières terres qu’ils apercevaient depuis des jours.
– Oh, oui, je vois. Je ne serai pas mécontent de regagner la terre ferme, même si... j’ai apprécié la traversée.
– Oui, on touche enfin au but !
Le regard tourné vers le sud, ils contemplèrent tous deux ce port lointain, que l'on devinait à peine à mesure que leur nef s'en approchait. Dans un élan de romantisme devant ce tableau aux mille couleurs, Jarim voulut passer un bras autour de la taille de son amie devenue intime au cours de la nuit, mais alors qu’il tendait gauchement la main, elle s’esquiva à la dernière seconde.
– Bon, je vais rassembler mes affaires, lança-t-elle en s’éloignant. Et puis j’ai aussi ce livre à rendre au capitaine. Je n’ai pas eu le temps de le finir mais... tant pis, ce que j’en ai lu m’a suffi.
Sur ces paroles énigmatiques, elle s’éclipsa, et Jarim reporta son attention sur l’horizon, se demandant comment il était censé aborder cette relation nouvelle après une telle nuit.
Ils accostèrent moins d’une heure plus tard et furent aussitôt saisis par le vent chaud qui soufflait depuis les plaines du sud. Dans son malheur, Eldria n’en revenait pas d’avoir l’opportunité de fouler un autre continent, si différent du sien. Ici, aux étendues verdoyantes se substituaient d’immenses déserts de sable fin qui ceinturaient la bourdonnante ville portuaire, avec ses bâtiments beiges aux toitures plates, ses allées ocres et ses arbres altiers, feuillus à leurs extrémités. Même les chevaux n'avaient pas la même allure : leurs museaux étaient allongés, et une étonnante et imposante bosse leur déformait le dos.
– Ce sont des dromadaires, expliqua Lélia, lisant l’interrogation sur les visages de ses deux compagnons. Ici, c’est bien moins cher qu’un cheval et ça supporte mieux le climat désertique. Je connais bien le chamelier. Il m’est redevable de plusieurs services, et va nous en céder trois pour le voyage. Avec ça, nous serons à Solanntor, la capitale, dès demain.
Ils adressèrent un dernier salut aux marins marchands qui les avaient menés jusqu’en ce lieu lointain, et qui parurent peinés de se séparer de Jarim – que l’équipage avait appris à apprécier pour l’aide efficace qu’il leur apportait – et de Lélia – pour de toutes autres raisons, nettement moins prosaïques. Les laissant au déchargement de leur cargaison, les trois compagnons s'enfoncèrent dans de petites ruelles animées. La plupart des habitants qu’ils croisaient avaient la peau mate, si bien que Jarim et Lélia se fondaient sans difficulté au milieu de la foule. Seule Eldria, le teint particulièrement pâle de naissance, attirait ici ou là quelques coups d’œil indiscrets. Selon toute vraisemblance, il devait être rare, pour les locaux, de croiser des femmes blanches sur ces terres transmarines.
– Comment se fait-il que ta couleur de peau s’apparente à celle de mon peuple ? demanda nonchalamment Lélia à Jarim, tandis qu’ils approchaient des portes de la cité. Tu as des origines adaïques ?
– Je... dois avouer que je l'ignore, répondit-il, troublé comme à chaque évocation de ses origines. Ma mère m’a élevé seul, et c’est une Sélénienne aussi blanche qu’Eldria. Aussi belle, aussi.
L'intéressée lui sourit, et il poursuivit :
– Elle ne parle jamais de mon père. Peut-être vient-il d’ici, mais, à ce stade, je préfère ne pas le savoir. Il nous a abandonnés avant ma naissance, c’est probablement quelqu’un de détestable.
– Je vois.
Comme elle l’avait annoncé, Lélia parvint sans difficulté, et dans sa langue natale qu’Eldria ne l’avait encore jamais entendue parler, à négocier trois dromadaires, que le propriétaire des bêtes leur confia sans rien exiger en retour. Elle s’exprimait dans un idiome doux, presque chantant, aux "R" roulés et aux voyelles appuyées. Elle obtint même, tout aussi gracieusement – car ils étaient sans le sou –, des outres d’eau fraîche, ainsi que de longues robes beiges que, contre-intuitivement, ils enfilèrent pour se prémunir de la chaleur. En réalité, c’était plutôt pour se protéger du soleil, apparemment traître en ce désert. Décidément, la jeune native de la région savait se montrer pleine de ressources.
Bien que tous deux fussent plutôt bons cavaliers, il fallut plusieurs laborieuses minutes à Jarim et Eldria pour parvenir enfin à enfourcher leurs nouvelles montures, lesquelles ne parurent guère rassurées à l'idée d'accueillir de complets novices sur leurs dos proéminents. Pourtant, une fois l’étape de la découverte passée, les étonnants animaux se révélèrent particulièrement calmes et dociles. S’ils semblaient de prime abord plus empotés qu’un cheval, ils compensaient cette manœuvrabilité moindre par une résilience à toute épreuve dans cet environnement étouffant, où le sable saisi à vif s'étendait à perte de vue, formant des dunes façonnées par le vent, telles d'innombrables vagues immobiles sur une mer d'or.
Lélia n’avait pas exagéré lorsqu’elle les avait prévenus que les conditions, sur cette immensité aride, seraient plus rudes que tout ce à quoi les deux Séléniens étaient accoutumés. À mesure que la journée avançait, la civilisation reléguée loin derrière eux, la chaleur devenait de plus en plus écrasante, et Eldria comprit pourquoi il ne fallait pas laisser la peau trop longtemps découverte sous leurs amples habits, sous peine d’attraper des coups de soleil potentiellement létaux. Jamais elle n’avait eu aussi chaud de sa vie, pas même au cœur des étés les plus caniculaires à la ferme de Soufflechamps.
Ils bivouaquèrent au soir venu et purent savourer, le soleil enfin dévoré par l’horizon, un peu de fraîcheur bienvenue. Lélia, qui, heureusement, connaissait parfaitement le chemin jusqu’à sa ville natale, leur indiqua qu’il ne leur restait plus qu’une poignée d’heures de voyage.
– Je dois vous prévenir que la capitale de Solanntor ne ressemble en rien à ce que vous avez pu connaître sur votre continent, ajouta-t-elle alors qu’ils prenaient place autour du feu pour le repas. Il nous faudra respecter plusieurs règles, sans quoi nous nous ferons arrêter dès nos premiers pas dans la cité.
– Ah oui ? s’enquit Eldria, à la fois curieuse et gagnée par l’appréhension à l’idée de très bientôt s’infiltrer dans un bastion inconnu, afin d’y exfiltrer – elle ne savait encore trop comment – Salini.
– Oui. Pour commencer, la cité tourne en vase clos. Il y a très peu d’échanges avec l’extérieur, aussi les visiteurs étrangers n’y sont-ils pas admis, sauf en de très rares occasions. Il est évident que nous ne pourrons pas pénétrer par la porte principale, les Capes Ocres nous en empêcheraient.
– Les Capes Ocres ? s’enquit Jarim.
– La garde de la ville, expliqua Lélia. Des guerriers redoutables, qu’il est préférable de ne pas courroucer. Heureusement, je connais un passage secret à quelques lieues des fortifications. Nous pourrons nous introduire clandestinement par là.
– Eh bien ! s’exclama Eldria, admirative. D’abord les dromadaires gratis, maintenant le passage secret... Tu as des contacts partout, on dirait.
Lélia esquissa un sourire humble.
– J’ai beaucoup côtoyé les contrebandiers d’ici et d’ailleurs, j’ai donc quelques astuces dans ma manche. Jarim, en ce qui te concerne, je suis navrée, mais tu devras nous attendre à l’extérieur de la ville pendant qu’Eldria et moi entrerons.
– Quoi ? protesta-t-il aussitôt en se redressant d’un bond. Je refuse, il est hors de question que je vous laisse prendre de tels risques seules !
– Je comprends ta frustration mais, crois-moi, nous n’aurons guère d’autre choix. Comme je l’ai expliqué, les étrangers ne sont pas les bienvenus à Solanntor. Ton apparence pourrait te permettre de te fondre dans la masse quelque temps mais, malheureusement, tu ne parles pas la langue de mon peuple. Si quelqu’un t’interpelle, tu ne sauras pas lui répondre et tu deviendras irrémédiablement suspect. Nous ne pouvons pas nous permettre de courir un tel risque.
– Mais... et Eldria, alors ? Ce sera dangereux pour elle aussi !
– Pour Eldria, c'est différent.
Lélia se tourna vers son amie, qui ne comprenait pas davantage.
– Je vais le dire très directement : de très nombreuses Nordiques, envoyées par Eriarh, sont... prostituées à Solanntor. Elles sont laissées en totale liberté dans la cité, mais ne peuvent pas la quitter librement. La plupart ne parlent pas non plus notre langue. Je suis désolée de l’exprimer ainsi, mais... Eldria passera sans encombre pour l’une d’elles.
Sur ces paroles inquiétantes, Jarim bondit à nouveau :
– Non, c'est trop dangereux !
– Jarim... fit Eldria, avec un signe de la main pour l’inciter à se rasseoir. Lélia a raison. Je vais le faire. Pour Salini.
Leur guide approuva d’un signe de tête.
– Si vous voulez sauver votre amie, c’est la seule solution. Je ne peux pas non plus y aller seule, j’ai besoin d’Eldria pour l’identifier. Une fois que ce sera fait, Jarim, nous reviendrons te chercher pour échafauder un plan. Je suis désolée, mais je n’ai rien de mieux à vous proposer. Je vous rappelle que votre camarade a été désignée comme l’une des nouvelles épouses de notre Shruïn, le "chef suprême" dans ma culture, elle sera donc hautement protégée.
Le silence retomba sur le campement de fortune. Jarim se rassit finalement, la mine résignée.
– Et... comment va-t-on pouvoir l’approcher si elle est si bien gardée ? demanda Eldria, qui commençait à revoir à la baisse les chances de réussite de leur folle entreprise.
– J'ai des contacts en ville, ne t'en fais pas.
Elle s’en faisait un peu, tout de même, mais décida de s’en remettre à Lélia, car c’était la seule chose sensée à faire dans cette région loin de tout ce qu’elle avait connu.
Ils reprirent la route dès l’aube suivante, avant que le soleil ne redevienne trop assommant. Jarim n’avait plus beaucoup parlé depuis la veille, et Eldria espéra qu’il ne regrettait pas de les avoir accompagnées dans cette périlleuse mission. À mesure qu’ils s’enfonçaient dans ces plaines désertiques, son appréhension se mua peu à peu en peur. Au rang des bonnes nouvelles, Lélia avait, au moins, l’air de savoir parfaitement où elles mettraient bientôt les pieds.
Enfin, en milieu de matinée, ils atteignirent une immense formation rocheuse qui vint agréablement briser la plate monotonie du paysage parcouru ces dernières heures – en plus de leur offrir de larges zones ombragées où cheminer. S’arrêtant sur la crète d’une grande falaise, Lélia leur désigna l’horizon du doigt :
– Voici la cité de Solanntor, le Joyau du Désert, la capitale où je suis née.
En plissant les yeux, on distinguait en effet une impressionnante muraille, au loin, derrière laquelle les plus hauts bâtiments de la ville s’élevaient fièrement. Même à cette distance, la cité paraissait tout bonnement gigantesque. Ni Eldria, ni Jarim n’avaient jamais rien vu de tel.
Le petit groupe ne s’attarda pas davantage en contemplation : après avoir prudemment conduit leurs montures jusqu’au pied de la falaise, Lélia les mena vers une minuscule grotte dissimulée derrière un immense rocher. Là, enfin protégés de la fournaise extérieure, ils mirent pied à terre et purent se défaire, avec un bonheur non feint, de leurs épaisses robes de voyage. Sans perdre de temps, Lélia s’achemina vers un renfoncement rocheux qui, au premier regard, ne menait nulle part. Sous les yeux étonnés de ses compagnons, elle entreprit de gratter une épaisse couche de sable, et mit bientôt à jour une large trappe de bois vermoulu, qu’elle souleva avec une force que sa carrure élancée ne laissait guère présager.
– Bien, nous y voilà, commenta-t-elle tandis qu’ils contemplaient tous trois l’escalier, pentu et sombre, qui s’enfonçait sous terre. Ce tunnel mène jusqu’à la ville. Jarim, c’est ici que nos routes se séparent. Si tout se passe comme je l’ai prévu, nous serons de retour avec Eldria dans une journée, peut-être deux.
– Et si tout ne se passe pas comme tu l’as prévu ? s’inquiéta le jeune homme.
Lélia réfléchit quelques secondes, puis haussa légèrement les épaules.
– Prions la Déesse pour que cela n'arrive pas.
Sans ajouter un mot, elle s’engagea d’un pas résolu dans la pénombre. Eldria, peu rassurée mais tout aussi déterminée, se tourna vers son ami d’enfance.
– Bon, eh bien... on y est.
Il planta sur elle ses yeux couleur d’azur, manifestement contrarié à l’idée de devoir attendre ici, impuissant.
– À plus tard ? risqua Eldria, un peu gauche, après un court silence.
– À... à plus tard, répéta Jarim d’un ton presque embarrassé. Surtout, soyez prudentes.
– Comme toujours, sourit-elle.
Puis elle disparut sous la trappe, que Jarim referma consciencieusement derrière elle. Lélia l’attendait un peu plus bas, dans une cavité de dimensions surprenantes, dont on n’aurait jamais deviné l’existence depuis la surface. La jeune guerrière avait déniché et allumé deux vieilles lampes à huile, et en tendit une à Eldria. Autour d’elles, des dizaines de caisses en bois s’alignaient pêle-mêle, pour la plupart vides et à moitié ensevelies sous le sable fin qui s’insinuait, par de minuscules failles dans la roche, jusque dans cette incroyable planque souterraine.
– Cela fait plusieurs mois que les contrebandiers ont cessé leurs activités ici, expliqua Lélia. La guerre, même lointaine, n’est jamais bonne pour les affaires.
– Je vois. Aucun risque que nous soyons surprises, donc ?
– Aucun.
L’une derrière l’autre, elles s’engagèrent dans le tunnel que Lélia avait décrit la veille. C’était un long couloir antique, étroit et ténébreux, taillé à même la roche. Sous le manteau sablonneux qui recouvrait le sol affleuraient, par endroits, des rails métalliques, disparaissant à perte de vue – soit à quelques pas seulement, compte tenu de la maigre portée de leurs lampes. Eldria imagina sans peine les ingénieux passeurs clandestins utilisant ici de lourds chariots pour acheminer leurs biens entre la ville lointaine et le désert.
Comme si elle lisait dans ses pensées, Lélia reprit :
– Ce passage servait, ces dernières années, à introduire discrètement des marchandises très prisées par les plus fortunés, en évitant taxes et interdictions. De l’alcool, des tissus de luxe, des opiacés...
– Et... est-ce qu’il a aussi servi à faire sortir d’autres choses ? Comme des êtres humains, par exemple ?
La guide improvisée eut un sourire un coin.
– Oui. Moi, à de multiples reprises, si tu veux tout savoir.
Elles poursuivirent leur progression d’un bon pas, avant que Lélia, plus sérieuse, ne renoue avec la conversation :
– Il y a un froid entre Jarim et toi depuis que vous avez couché ensemble, non ?
Prise de court par cette question abrupte, Eldria en resta muette quelques instants.
– Tu... nous as entendus ?
– Ma chérie, malgré la tempête, je crois que tout le navire t’a entendue prendre ton pied cette nuit-là.
Sur ces révélations embarrassantes, Eldria sentit ses joues s’embraser.
– Je vous ai un peu enviés, avoua Lélia avec simplicité, mais j’ai préféré me soulager dans mon coin, en vous écoutant, plutôt que de venir vous déranger. Vous étiez tellement mignons. Quoi qu’il en soit, le pauvre Jarim a l’air de ne pas comprendre que tu continues de le traiter comme avant, comme si rien ne s’était passé entre vous.
– C'est... Je...
Eldria inspira profondément, tentant de remettre un semblant d’ordre dans ses pensées, qui ne l’étaient déjà guère pour elle-même, et devaient, pour les autres, paraître plus obscures encore.
– J’ai cédé ce soir-là. C’était bien, mais... je crois que tout est allé un peu vite. Jarim est... Il est formidable et je l’aime, enfin je crois, mais...
Comme elle cherchait vainement ses mots, Lélia termina pour elle :
– Mais tu aimes encore Dan, c'est ça ?
Son aînée avait le don de poser en termes simples des sentiments profondément enfouis, qu’Eldria peinait à formuler.
– ... Oui. Je sais que c’est fini, qu’il est parti, mais... je n’arrive pas à l’oublier. C’est encore lui que je vois le soir quand je m’endors, et le matin quand j’ouvre les yeux. Même l’autre nuit, quand on a fait... tu sais quoi, avec Jarim. Par moments, dans l’obscurité, c’est Dan que j’imaginais. Et je m’en veux tellement. Jarim ne mérite pas ça.
– Tu n’as pas à t’en vouloir, Eldria. Le cœur d’une femme est parfois pétri de chaos et de contradictions. Laisse-toi le temps de démêler ce que tu ressens et peut-être qu’un jour tu reviendras vers lui. Ou pas, mais dans ce cas, ce sera ta décision.
– Merci, sincèrement, Lélia.
Elle hésita un instant, puis, maintenant que le sujet était sur le tapis, enchaîna :
– À ce propos, nous... n'avons pas vraiment fait attention, et Jarim a... enfin, tu vois... il a fini en moi.
Elle avait honte de l’avouer à voix haute, mais savait qu’elle ne serait ni jugée ni méprisée.
– Sur le moment, je ne sais pas à quoi j’ai pensé, mais voilà, c’est arrivé. Depuis, je crains d’avoir fait une bêtise. Tu comprends, si jamais j’ai... enfin... si jamais je deviens grosse, ce n’est pas du tout le bon moment pour... Et puis je ne me sens pas prête à...
Lélia l’interrompit et releva doucement son menton, plongeant son regard dans le sien tandis qu’Eldria se noyait dans ses propres conjectures confuses, la lueur des lampes se reflétant soudain dans ses iris clairs.
– Ce n’est rien, Eldria, tu n’as pas mal agi. Au contraire, cela montre que tu te sentais bien avec lui. Tiens.
Elle sortit de sa sacoche une minuscule fiole emplie d'un épais liquide olivâtre.
– Bois. Ça t’empêchera de tomber enceinte. C’est une décoction dont mon peuple a le secret. Toutes les femmes ici en consomment après un rapport qui se termine par un... accident. Et tu penses bien que les types qui s'oublient en nous sans se soucier des conséquences, c'est encore plus fréquent qu'un puceau qui lâche prématurément la purée entre les doigts d'une pute.
Se figurant l'image, Eldria ne put contenir un pouffement de rire nerveux, au moment même où elle débouchonnait précautionneusement la précieuse fiole.
– Lélia ! Arrête, tu vas me faire tout renverser !
N’ayant rien à perdre, elle avala d’un trait la mixture, tandis que des relents musqués envahissaient sa bouche.
– Ça va marcher ? demanda-t-elle, esquissant une grimace en déglutissant difficilement, le goût tenace du breuvage toujours bien présent.
– Tu aurais dû en prendre juste avant, ou peu après le rapport, mais en général, jusqu’à deux jours après, ça fonctionne encore.
– Eh bien, je n’ai plus qu’à espérer que la chance soit de mon côté, dans ce cas. Merci encore pour tout, Lélia. En attendant, je ne dois pas me laisser distraire par tout ça. Il faut que je me concentre sur notre tâche, et rien d’autre. Mes histoires de cœur ne sont... pas importantes.
Sa confidente lui adressa un sourire doux.
– Elles sont importantes, mais elles peuvent attendre, tu as raison. Nous en avons pour à peu près une heure de marche. Heureusement, c’est en ligne droite, et on est bien mieux sous terre qu’en train de cuire là dehors !
– Clairement !
Effectivement, après un trek souterrain d’une bonne soixantaine de minutes, les deux visiteuses clandestines aperçurent, tout au bout du couloir artificiel, une fine raie de lumière naturelle. Elles touchaient enfin au but. Les maigres rayons filtraient à travers les interstices de plusieurs épaisses lattes de bois, sous lesquelles une échelle avait été aménagée, menant vraisemblablement à la surface.
Lélia fit signe de se taire, et les deux jeunes femmes éteignirent leurs lampes. L’Adaïque tendit l’oreille, puis, ne percevant aucun bruit suspect, souleva doucement l’une des planches afin de jeter un coup d’œil discret à ce qui se trouvait au-dessus d’elles.
– La voie est libre, annonça-t-elle enfin. Passe devant, je te suis.
Eldria se hissa à la surface et déboucha dans ce qui ressemblait à une vieille cave poussiéreuse, éclairée par quelques vasistas percés dans les murs. D’autres caisses y étaient entreposées à la va-vite, recouvertes de grandes toiles grises qui donnaient à l’ensemble un air de lieu abandonné depuis des lustres.
Remarquant que Lélia n’avait pas encore gravi l’échelle, Eldria l’appela à voix basse, un peu anxieuse :
– Lélia, qu’est-ce que tu fais ?
– Rien, murmura-t-elle en passant enfin la tête par l’ouverture.
Lorsqu’elles refermèrent le passage derrière elles, il devint presque impossible de deviner l’entrée de la grotte sous leurs pieds, dissimulée à même le plancher. Les contrebandiers avaient décidément fait du bon travail.
À pas feutrés, Lélia se dirigea vers l’unique escalier menant au rez-de-chaussée et, après avoir collé l’oreille contre la porte close, confirma que le bâtiment était bel et bien désert.
– Plus personne ne met les pieds dans cet entrepôt désaffecté. On sera tranquilles pour se préparer.
Elle revint auprès d’Eldria, posa au sol son arc qu’elle portait habituellement en bandoulière, ainsi que sa sacoche, puis prit un air soudain grave.
– Bon, Eldria. Je ne l’ai pas évoqué plus tôt parce que je ne voulais pas inquiéter Jarim davantage qu’il ne l’était déjà.
Eldria lui lança un regard interrogateur.
– Je te l’avais déjà expliqué, mais comme tu l’as compris, à Solanntor, les règles sont un peu... différentes de ce à quoi tu es habituée. Par exemple, la nudité y est très largement répandue. La plupart des hommes, à l’exception des gardes qui doivent être protégés de la tête aux pieds, préfèrent se promener nus dans les rues.
Eldria écarquilla grand les yeux.
– Heu... vraiment ? J’ai peur d’entendre la suite, maintenant.
– On s’y fait. Avec le temps, je n’y prête même plus attention. C’est même l’inverse qui me semble étrange, aujourd’hui. Enfin, bref. Pour ce qui est des femmes, maintenant, la nudité est obligatoire. Si nous sortons habillées comme ça, nous serons immédiatement arrêtées. Nous allons donc devoir laisser nos vêtements ici.
Eldria sentit son cœur manquer un battement.
– Ah... hem... je dois dire que je ne m’attendais pas vraiment à ça en me levant ce matin.
Lélia posa une main rassurante sur son épaule.
– N’aie crainte, le rapport au corps est très différent chez nous, personne ne te remarquera. Pas plus que toutes les autres, en tout cas.
– Et... donc on va sortir comme ça, toute nues ?
– Oui. Enfin, pas totalement. Je te l’avais aussi expliqué, mais un petit rappel ne fera pas de mal, au cas où la situation se présenterait : ici, le sexe fait partie intégrante de la vie publique. Si deux personnes se croisent et se plaisent, elles peuvent décider de s’accoupler en pleine rue. Il est même très mal vu de refuser. Pour signifier qu’elles ne sont pas disposées, certaines femmes portent une jupette ; c'est d'ailleurs le seul habit qui nous soit toléré. En général, cela suffit à tenir les prétendants à distance. Heureusement, il en reste toujours quelques-unes planquées ici, que les rares contrebandières utilisaient, à l’époque.
– Génial... grommela Eldria, la regardant fouiller dans l’une des caisses. Salini me devra un bon repas quand je l’aurai tirée de ce bourbier.
Comme promis, Lélia extirpa d’un compartiment abandonné deux jupettes très courtes, taillées dans une peau souple.
– Ah, voilà ! s’exclama-t-elle en les brandissant comme de précieux artefacts. Bon, ne perdons pas plus de temps.
Elle se déshabilla entièrement, et alla cacher sa tenue à l’abri des regards, au cas improbable où quelqu’un viendrait fureter là-dessous. Puis elle enfila le mince vêtement censé protéger sa vertu, sous les yeux dubitatifs d’Eldria. À contrecœur, cette dernière n’eut d’autre choix que de l’imiter : elle ôta sa robe, plia soigneusement celle-ci avec sa culotte, cacha l’ensemble avec la tunique de sa complice, puis noua autour de sa taille la légère jupette. C’était toujours mieux que rien, même si la ridicule étoffe ne lui tombait qu’au ras des fesses et ne masquait que très imparfaitement ses formes. À n’en pas douter, Jarim aurait été des plus troublés à les voir ainsi parées pour cette aventure, vêtues de presque rien.
– Tu es prête ? demanda Lélia lorsqu’elles atteignirent la porte de sortie.
– Non, répondit Eldria. Mais allons-y.
La jeune femme déverrouilla la porte et abaissa la poignée. L’immense cité, grouillante de vie, s’ouvrait à ses deux nouvelles occupantes.

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